L’EXPRESSION D’UNE PENSÉE VISUELLE EN LANGUE DES SIGNES

L’EXPRESSION D’UNE PENSÉE VISUELLE EN LANGUE DES SIGNES

Le postulat d’une logique visuelle

La pensée visuelle selon Guitteny (2006) Pierre Guitteny est un ILS expérimenté qui fait partie de la première génération d’interprètes professionnels ayant de surcroît contribué à l’élaboration du code éthique de la profession21. Nous avons choisi de dédier un paragraphe à la conception de la pensée visuelle selon le travail qu’il a effectué dans sa thèse concernant le passif en LSF (2006) mais aussi en s’appuyant sur son mémoire de DFSSU (2004) qui s’est focalisé uniquement sur l’iconicité et la pensée visuelle. Son propos établit un parallèle entre pensée visuelle et qualité d’interprétation. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de consacrer une sous-partie au développement de son point de vue. L’implication entre ces deux notions est floue et demande à être interrogée. Guitteny (2006) propose de redonner toute sa place à « l’image » souvent décriée dans la littérature scientifique pour la mettre à profit dans sa conception de la pensée visuelle en langue des signes. Elle est analysée sous le prisme de la figurabilité des langues signées en exploitant les études sur les dessins et les schémas. Il fonde majoritairement son propos sur l’apport du champ des neurosciences et de la psychologie cognitive. Son explication permet de révéler l’immense potentiel des structures de grande iconicité (par un procédé de transfert, le locuteur qui s’exprime s’efface pour laisser la place à un autre qu’il soit animé ou inanimé). Son analyse tend à s’affranchir de la pauvreté conceptuelle souvent associée à l’image. Que signifie alors pour lui le terme de « pensée visuelle » ? D’une part, l’antagonisme habituel entre pensée visuelle/image et pensée verbale est repris pour démontrer son érosion dans le champ scientifique en particulier. En effet, les mots de la langue atteignent leur limite lorsqu’il s’agit d’expliquer certains concepts. Passer par un support imagé donne alors une compréhension globale du concept en question : « L’idée que le langage est le code par excellence, et que tout transite par lui par l’effet d’une inévitable verbalisation, est une idée fausse […]. Il suffit de considérer des ouvrages de physique, de chimie, de mathématique, de technologie, pour constater qu’ils sont envahis par les schémas et les dessins. Imaginet-on un traité de zoologie sans dessins ? On peut même douter qu’il soit possible de faire comprendre par le discours exclusivement, disons la structure chimique du DDT ou la double hélice de l’ADN. En fait, la notion d’hélice ne peut guère être communiquée que par un dessin ou un par un geste, et le mot hélice sert simplement à déclencher la représentation mentale de cette configuration. » C’est grâce à l’image ou plutôt à une représentation imagée qu’il est possible de comprendre un concept scientifique aussi compliqué que l’ADN. Guitteny (2006) ajoute également qu’il est tout à fait possible de concevoir qu’un entendant à qui il serait demandé ce qu’est un escalier en colimaçon accompagnerait son explication par un mouvement co-verbal de la main pour étayer son discours. A un niveau de constitution et d’assimilation des connaissances, l’image joue un rôle primordial. Il est important de garder ce point en tête car il sera repris dans notre critique. D’autre part, Guitteny (2006) présente le résultat de tests menés sur le fonctionnement cognitif pour démontrer qu’il y a deux structures de pensée possibles : « ceux qui pensent sur un mode visuel et ceux qui organisent leur pensée sur un mode prioritairement verbal » (Guitteny 2006 : 109). Une image complexe avec plusieurs éléments différents a été soumise aux participants de ces tests pour ensuite leur demander de ré-exprimer ce qu’ils avaient vu sur l’image d’après leur souvenir. Il ressort que certains se sont exprimés selon un mode visuel (localisation des éléments dans l’espace, les uns par rapports aux autres selon la taille, la couleur, etc.) et d’autre selon un mode verbal (description chronologique et narrative). Pour donner un exemple de ce qui pourrait se passer en langue des signes, Guitteny (2006) reprend celui proposé par Arnheim (1969) : « Il est maintenant 3h40. Quelle heure sera-t-il dans une demi-heure ? » Pierre peut procéder comme suit : une demi-heure équivaut à 30 minutes, il faut ajouter 30 à 40. Comme une heure comporte 60 minutes, les 10 minutes qui restent sont reportées sur l’heure qui suit et Pierre donne le résultat de 4h10. Paul lui visualise une horloge et voit qu’à 3h40, l’aiguille désignant les minutes est orientée obliquement à gauche de l’unité des 30 minutes. Il coupe le disque en deux et reporte la même orientation de l’aiguille, obliquement à droite et il arrive au résultat qui est 4h10. Guitteny (2006) conclut : Paul a pensé  »visuellement ». Il rappelle qu’en langue des signes, les deux méthodes sont possibles mais que la langue des signes « privilégiera les représentations pouvant plus facilement être placées dans l’espace de signation ». Pour donner plus de matière à ce qu’il appelle « pensée 22 Groupe µ (1992 : 52) cité par Guitteny (2006 : 108). Page 24 sur 82 visuelle » en langue des signes, il poursuit page 127 : « Une pensée visuelle, dans son expression première, commencera par dresser un cadre, avant d’indiquer la ou les personnes concernées, puis les actions qu’elles effectuent (ou subissent). ».

Retour sur l’iconicité

Nous avons remarqué dans la section précédente que dans le domaine de la langue des signes, la pensée visuelle se confond souvent avec l’iconicité. Cette confusion se retrouve dans le discours tenu par certains ILS et certains professeurs de LSF où les deux notions s’emmêlent. Il est courant d’entendre des conseils de cette sorte : « Il faut être plus visuel, il faut être plus iconique » où un terme est employé comme l’équivalent de l’autre. C’est pourquoi nous avons opté pour une présentation du lien entre langue des signes et iconicité. Tout d’abord, nous pouvons reprendre la thèse de Guitteny (2006 : 106) précisant que l’iconicité n’est pas une langue en soi : « L’iconicité n’est pas en elle-même une langue ; mais par contre elle est le matériau sur lequel s’appuie la langue des signes pour créer des figures et constructions selon la logique d’une pensée visuelle. ». Christian Cuxac est l’un des premiers en France à s’être penché sur l’étude de la langue des signes selon un aspect linguistique dont les premiers travaux sont nés avec W. Stokoe (1960). Il dégage dans son article de 1993 trois grands ordre d’iconicité aux pages 48 à 51 : – l’iconicité de premier ordre qui relève d’un niveau syntaxique (Virole 2009) dans lequel nous trouvons notamment les éléments linguistiques de spécificateurs de taille et de forme, de transferts situationnels, de transferts personnels – l’iconicité de second ordre touche essentiellement le lexique. Le vocabulaire standard se construit grâce à la reprise physique d’éléments saillants perçus visuellement. Elle est  qualifiée par Cuxac (1993) de métonymique. Pour le signe lexical de [VOITURE]27 en LSF, les mains se placent selon des paramètres qui permettent de reprendre la saillance des formes du réel retenue, à savoir les deux mains qui tiennent le volant. – L’iconicité de troisième ordre se tourne vers une conception plus pragmatique de la construction de la référence (Virole 2009) et comporte des éléments comme le temps de l’énonciation ou encore l’assignation spatiale. Ces trois ordres de l’iconicité nous montrent qu’elle est présente à tous les niveaux de la langue. Les langues signées détiennent un fort pouvoir de figurabilité. Le mouvement des mains et du corps porte la signification des items de la langue. Jusqu’à présent, nous avons envisagé la langue uniquement dans sa possibilité de dénomination des choses du monde (lexique). Cependant, une langue ne fonctionne pas uniquement avec le lexique. L’iconicité marque fortement le lexique puisqu’elle constitue l’origine motivée et non arbitraire du signe linguistique. Mais la théorie développée par Cuxac (1993 ; 2007) se décline selon une visée intentionnelle et illustrative où le corps se déploie pour devenir un marqueur grammatical. Pour expliquer davantage les notions de transfert situationnel et de transfert personnel, nous pouvons donner les définitions de l’auteur en question : «- Transferts situationnels. Le locuteur vise à reproduire iconiquement dans l’espace situé devant lui des scènes en quelque sorte vues de loin et qui figurent généralement un déplacement spatial d’un actant du procès de l’énoncé par rapport à un locatif stable » « -Transferts personnels. Ces structures reproduisent, en mettant en jeu tout le corps du locuteur, une ou plusieurs actions effectuées ou subies par un actant du procès de l’énoncé, humain ou animal le plus fréquemment. Le narrateur « devient » pour ainsi dire la personne dont il parle. » (Cuxac 1993 : 49-50) L’iconicité est donc présente dans des structures « syntaxiques », visant à produire un énoncé. Devenir la personne qui s’exprime dans le discours, qui semble au cœur de l’analyse linguistique de Cuxac (1993) est une notion fondamentale pour l’interprétation, nous le verrons au chapitre quatre. Dans la théorie de l’iconicité selon Cuxac (1993), il convient de noter que l’étude de corpus qui corrobore son analyse se fonde essentiellement sur la production de discours narratifs. Le discours narratif est propice à la mise en scène des événements, à montrer que cela s’est passé « comme ça ». Ce type de discours est tout entier tourné vers l’intention de donner à voir que ce soit dans les langues vocales ou signées. Cependant, tous les discours ne sont pas narratifs (argumentatif, explicatif, descriptif sont autant de discours possibles). La question qui se pose alors est la suivante : comment passer de l’étude d’un type de discours en LSF à l’iconicité en tant que 27 Par convention du système d’écriture, les signes lexicaux sont notés en majuscule et entre crochets. Page 28 sur 82 syntaxe et grammaire ? Et en revenant à la problématique qui nous intéresse, comment l’iconicité peut-elle être le socle conceptuel pour avancer l’idée d’une pensée visuelle ? Virole (2009 : 49) nous donne un élément de réponse : « La nature iconique des signes gestuels, et son utilisation dans la cognition des personnes sourdes, attestent qu’il existe bien un niveau profond où la perception, l’action et le langage deviennent compatibles et utilisent un seul niveau de traitement. Ce niveau transforme le monde physique en un monde visuel interne. » C’est ce lien de ressemblance entre la réalité physique d’une part et la linguistique d’autre part qui permet aux Sourds de créer « un monde visuel interne » que nous comprenons comme une pensée. Pour revenir brièvement aux limites sur la perception visuelle émises au chapitre un, les travaux autour de l’iconicité par Cuxac (1993 ; 2007) en tant que matériau linguistique et de Delaporte (2002) pour une approche anthropologique et culturelle contrebalancent l’impossible accès à l’abstraction par et dans la langue des signes. L’iconicité trouve sa place dans le système d’élaboration des concepts28. Ainsi, Delaporte (2002 :329) écrit : « En réalité, iconique n’est pas plus synonyme de concret qu’arbitraire n’équivaut à abstrait. D’innombrables signes au sens parfait abstrait procèdent par dérivation sémantique à partir de signes très concrets ».

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