Liens sociaux et régulations domestiques dans l’usage du téléphone

Liens sociaux et régulations domestiques dans l’usage du téléphone

Nous essayons de montrer dans cet article comment la durée des échanges téléphoniques constitue une clé très féconde pour construire une sociologie du téléphone. Elle se prête à des totalisations quantitatives qui d’un côté mettent en équivalence la durée des échanges et leur coût (tout particulièrement dans les régimes de facturation à la durée) et de l’autre permettent des traitements statistiques sur des corpus de relations et de communications de taille conséquente, à partir par exemple des données de facturation. Mais, en même temps, la durée de communication pointe vers deux échelles distinctes, celle du temps passé avec une relation donnée et qui concrétise et façonne dans l’usage du téléphone les liens interpersonnels, et celle plus micro, de l’interaction téléphonique elle-même et de la manière dont, de l’ouverture à la clôture est négociée au fil même de son déroulement par les protagonistes. Le but de cet article est de montrer comment simultanément tenter de tenir ensemble ces différentes échelles, du macro au micro ce qui constitue un enjeu très actuel des sciences sociales (Revel 1996) tout en constituant différentes problématisations et explications des phénomènes observés. Les différences observées dans la durée des communications selon le sexe de l’appelant et l’appelé et décrites ailleurs (Smoreda et Licoppe 2000b) illustrent comment des phénomènes et des questions nouvelles et relativement inattendues peuvent émerger de ce mode d’analyse de la durée des conversations téléphoniques.

Le glissement des données sur l’utilisation du téléphone à partir de la facture à la gestion des interactions téléphoniques n’est pas pour autant sans difficulté. La facture détaillée est en soi un objet très complexe du point de vue des sciences sociales. Elle inscrit quantitativement une information sur l’ensemble des communications passées en deux mois par un foyer. En dehors de cette inscription très particulière, les acteurs n’ont qu’une représentation très parcellaire et fragmentaire de leurs flux téléphoniques. Même au niveau des correspondants, si les acteurs se représentent bien un lien avec les plus réguliers d’entre eux, ils ne pensent pas ce lien comme téléphonique, mais appréhendent  plutôt à partir de l’ensemble des interactions et possibilités d’interaction. Ils sont rarement capables de décrire leurs interactions téléphoniques avec un correspondant particulier au-delà de quelques jours. Le lien, la relation avec une personne fondée sur cette mémoire très limitée des interactions est pour eux tout autant un concept « objectivisé » à travers lequel ils se représentent leur sociabilité qu’un accomplissement pratique, géré et construit à travers des interactions entre autres téléphoniques qui en réaffirment à chaque fois la pertinence. Ceci permet, par exemple, de croiser les données sur la facture téléphonique et la sociologie des réseaux égocentrés.36 Mais ouvrir ainsi la boite noire du lien dans la sociographie des réseaux (deux personnes sont en relation quand elles échangent) en reconstruisant ces interactions et la manière dont elles sont distribuées dans la durée et dans l’espace demanderait de retracer l’ensemble des séquences d’interaction et, même en se restreignant aux interactions téléphoniques telles qu’elles nous sont accessibles à travers la représentation qu’en donne la facture, conduirait dans le cas des correspondants fréquents, à rassembler sous cette idée de liens téléphoniques une succession de communications variables dans leur durée et leurs contextes et dont les acteurs ne gardent qu’une représentation limitée si tant est qu’ils en conservent une.

Le problème se pose avec acuité avec la variable de la durée des communications sur laquelle nous allons nous focaliser. D’un coté, rapportée à une conversation singulière, elle semble venir caractériser globalement la conversation téléphonique comme un accomplissement négocié dont le détail a été abondamment étudié par la sociologie interactionniste et les ethnométhodologues, à partir de l’analyse de corpus restreints de conversations téléphoniques enregistrées. Mais que l’on agrège ou que l’on moyenne statistiquement les durées d’un ensemble de conversations hétérogènes, le lien avec le contexte situé des interactions sera perdu sans qu’on puisse rétablir un pont direct avec des représentations ou des catégories des acteurs pour décrire des ensembles ou sous-ensembles de leurs interactions téléphoniques. Le problème de construire une sociologie quantitative du lien téléphonique dont l’unité de base serait la durée mesurée des conversations téléphoniques reste donc entier. Si cet article n’a pas pour prétention d’apporter une réponse complète et définitive à cette question épineuse, il a pour vocation d’explorer plusieurs approches différentes visant à donner un sens sociologique à des durées de communication téléphoniques moyennées statistiquement sur un corpus de taille raisonnable. Remarquons enfin avant de rentrer plus en avant dans le protocole employé, que ce choix de travailler sur des grandeurs moyennes inscrit notre travail dans les contraintes d’une forme de rationalité statistique (Desrosières 1993) que nous allons accepter dans un but heuristique.

 

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