Phénoménologie du processus addictif

Phénoménologie du processus addictif

La population rencontrée

C’est à partir d’une expérience de près de 14 ans auprès de patients toxicomanes ou souffrant d’addiction sans produit que se fonde ce travail. Pendant ce laps de temps, ma fonction de psychologue m’a permis de rencontrer plus de 230 patients (91 femmes et 147 hommes), âgés de 16 à 75 ans avec une moyenne d’âge de 31 ans. La plupart était polytoxicomane, mais si l’on considère le produit consommé principalement on peut dire que 73% étaient héroïnomanes, 6 % fumaient du cannabis, 5,5 % étaient cocaïnomanes, 4 % étaient alcoolo-dépendants, 3 % étaient dépendants à des médicaments psychotropes et 0,5 % consommaient de l’Ecstasy. Quant au 8% restant, ils étaient atteints d’addiction sans produit (jeux, achats et sexe). Les plus âgés étaient concernés par l’addiction aux jeux ou aux achats compulsifs. Les entretiens se font en face à face (parfois en côte à côte) avec une fréquence variable. J’ai rencontré certains patients une seule fois, d’autres pour des suivis plus ou moins longs, quelques-uns dépassant 10 ans mais comprenant des interruptions. 

L’expérience toxicomaniaque

Le concept d’expérience toxicomaniaque a déjà été travaillé par d’autres, telle que N. Panunzi-Roger (1993). Pour ma part, je considérerai cette expérience comme une trajectoire allant de la première rencontre avec la drogue jusqu’à l’addiction proprement dite en passant par les éprouvés cénesthésiques et l’état de manque. Il s’agit d’un schéma d’ensemble extrait de mes observations cliniques qui est, bien évidemment, à moduler par toutes les variations individuelles comme je le rapporterai dans les cas cliniques exposés plus loin. 

L’expérimentation des drogues

La première rencontre avec la drogue est déterminée par différentes conjonctures se situant souvent au cœur de l’adolescence avec la prédominance de l’une et/ou l’autre des problématiques suivantes : – La recherche de sensations et la découverte de l’apaisement du mal-être existentiel lors de la consommation de drogue ; effet transitoire et donc toujours à renouveler, puisque l’expérience prend ici la valeur d’une révélation. Ainsi, l’apparition de toute tension, qu’elles 11 soient d’origine interne ou externe, sera ensuite soulagée au plus vite par le recours à la consommation qui acquiert ainsi une fonction d’automédication et de protection contre l’effondrement dépressif. – Le besoin d’appartenance à un groupe et d’identification aux pairs afin de pallier la défaillance du modèle identificatoire intrafamilial (« pour faire comme les autres » disent-ils). Derrière ce mimétisme, au moins deux types de contexte peuvent être repérés. Le premier se rencontre lorsque l’identification est bidirectionnelle, c’est-à-dire que celui qui propose ou autorise l’expérience de la drogue, le fait par sollicitude empathique, soit pour soulager dans la plus grande inconscience les affres d’une adolescence sans perspective, soit pour répondre à l’envie insistante d’un compagnon d’infortune. A l’opposé, le deuxième contexte concerne les fournisseurs aux fonctionnements pervers, qui pour s’assurer l’emprise sur l’autre, rendent leurs clients potentiels « gratuitement » dépendant en leur offrant leurs premières doses avant de faire commerce avec eux, mais parfois aussi afin d’avoir à disposition un partenaire sexuel. On pourrait dire que la consommation a, ici, une fonction à la fois de rite initiatique et de levée des inhibitions, les deux favorisant la rencontre de l’autre dans une relation au même, en estompant son inquiétante étrangeté. – La rébellion contre des vécus d’empiètement ou d’emprise de l’objet. La recherche active de la drogue et sa consommation est une tentative d’individuation par le défi, la transgression, mais aussi la fuite. Dans cette problématique, les drogues pourraient avoir une fonction de régulation émotionnelle et, ainsi, de contrôle des affects accompagnant, entre autres, la conflictualité avec les objets parentaux (protection en particulier contre le sentiment de culpabilité). La maîtrise du corps, vécu comme une machine à piloter, est au premier plan : on utilise des stimulants pour augmenter ses performances et des opiacés pour adoucir anxiété et dépression qui s’ensuivent. C’est la phase de découverte d’une expérience inédite dont le facteur déterminant l’évolution qui s’ensuivra nous semble être la vulnérabilité de l’expérimentateur dans ses dimensions psychique et/ou biologique. 

Les expériences cénesthésiques

Elles sont très diverses, à la fois qualitativement et en intensité. En effet, les psychotropes sont susceptibles d’entraîner des modifications transitoires des sensations, de l’humeur, de la conscience et/ou d’autres fonctions psychologiques et comportementales. 12 Ainsi, selon le produit consommé domineront l’euphorie avec les opiacés, les hallucinations sensorielles avec le LSD et les champignons, la stimulation psychique et physique avec la cocaïne et les amphétamines ou l’ivresse avec l’alcool et le cannabis. Actuellement, la plupart des usagers de drogues expérimentent plusieurs produits, en particulier lors des grands rassemblements de jeunes autour de la musique techno où il est très facile de s’en procurer. La polytoxicomanie s’est donc généralisée et inclut les médicaments psychotropes détournés de leur usage tels que les anxiolytiques et les hypnotiques. En fonction à la fois de l’état dans lequel se trouve le sujet au moment de la consommation et de la quantité de produit absorbé, le ressenti sera de l’ordre du plaisir, voire de l’extase ou au contraire, de l’ordre du désagrément et même du malaise profond. Cette expérience peut donc être vécue avec un sentiment de complétude narcissique et d’omnipotence, mais elle peut aussi être profondément traumatique. Même lorsque l’expérience n’a pas été agréable la première fois, elle est susceptible d’être renouvelée, particulièrement lorsque le sujet se retrouve dans un contexte identique à celui qui a présidé à ses premières consommations, quitte à essayer d’autres produits. La fréquence du recours au produit augmente ensuite progressivement. Ce qui domine cette période est le sentiment d’avoir acquis la capacité de contrôler son état interne indépendamment de l’entourage puisque même lorsque les choses se passent mal avec une drogue, il suffit de recourir à une autre pour corriger les effets indésirables. C’est donc une phase d’illusion de toute puissance au cours de laquelle la demande d’aide est rarissime.

La découverte du manque

Le délai d’apparition du vécu de manque est très variable d’une personne à l’autre ; il peut apparaître quelques jours seulement après la première prise de drogue et jusqu’à plusieurs années après le début de la consommation. Cette variabilité me semble liée à l’ampleur de la vulnérabilité de l’individu ; certains, vivant dans un contexte de précarité traumatique, vont avoir tendance à consommer d’emblée plusieurs fois par jour, alors que d’autres, plus insérés, vont se contenter de la prise de produit récréative du week-end. Le manque est généralement d’abord vécu au niveau somatique, en particulier avec l’héroïne. Chez le précaire, le syndrome de manque est mélangé aux souffrances chroniques 13 qui l’assaillent, ce qui justifie la prise répétée de produits. Quant au consommateur occasionnel, il se réveille un matin, malade, avec un syndrome de sevrage ayant l’allure d’une grippe : sudation, rhinorrhée, tremblement, douleurs musculaires et abdominales. Il se découvre ainsi dépendant à son produit, à moins qu’encore trop naïf, il ait besoin d’un tiers averti pour nommer son malaise. Cette découverte le fait basculer du sentiment de maîtrise toute puissante à celui d’être l’esclave de sa dépendance, car s’il veut éviter la douleur du sevrage, il devra désormais se procurer sa drogue, ou une drogue de substitution, coûte que coûte. Pourtant, le manque physique n’est pas le plus redoutable car il est transitoire. En effet, les troubles corporels s’estompent au bout de quelques jours. Si certains le craignent, d’autres sont capables de le supporter répétitivement, à condition qu’ils aient la possibilité de s’isoler quelques jours. Par contre, l’état de manque psychique, qui se caractérise par une envie irrépressible de drogue, est beaucoup plus durable et peut réapparaître après plusieurs années d’abstinence. Au début, le sentiment de perdre le contrôle volontaire de soi-même est fortement dénié et ne sera reconnu que beaucoup plus tard. Cette expérience fait perdre peu à peu, à la fois confiance et estime de soi, c’est la phase de désillusion. 1.2.4. L’emballement addictif L’usage répété des drogues provoque une adaptation de leurs cibles biologiques qui se traduit par une modification de leurs effets psychiques. Dans le cas de l’héroïne, l’effet euphorisant disparaît progressivement, c’est ce qu’on appelle la tolérance, et si, pour compenser, le consommateur augmente les doses, c’est alors son effet sédatif qui domine ; avec la cocaïne, c’est plutôt le phénomène inverse qui se produit, à savoir une sensibilisation, c’est-à-dire que l’effet excitant augmente jusqu’à provoquer de véritables états psychotiques (de type paranoïde). C’est ainsi que la recherche du produit en vient à perdre son sens commun puisque les effets plaisants, au mieux s’évanouissent, au pire cèdent la place à des sensations pénibles. Le toxicomane exprime alors beaucoup de désarroi à ne plus savoir justifier son comportement, il peut alors parfois admettre avoir perdu le contrôle de son comportement consommatoire dont il subit la répétition compulsive comme une contrainte interne. Peu à peu, tous les investissements du sujet dépendant sont orientés vers la quête de l’objet drogue, conduite envahissant l’ensemble de sa vie. Les enjeux personnels et sociaux sont alors énormes : après s’être ruinés eux-mêmes, mais parfois aussi leurs proches, certains 14 toxicomanes feront usage d’expédients pour poursuivre leur pratique addictive (trafic de drogues, vols ou prostitution, par exemple). Certains chercheront aussi à s’extraire seul de cette spirale infernale en se sevrant, s’auto-substituant avec d’autres produits et souvent plusieurs à la fois (médicaments opiacés ou anxiolytiques, alcool, cannabis…) ou changeant de ville et parfois même de pays pour fuir dealers et environnement trop associés à leur consommation. Il est à noter que la prison constitue également souvent une occasion d’interrompre la prise compulsive de drogue au moins pour les plus dures. Malheureusement, toutes ces tentatives se soldent fréquemment, à plus ou moins long terme, par une rechute. C’est la phase du désarroi. Selon les sujets, la recherche d’aide et de soins sera envisagée, plus ou moins tardivement, avant ou après une marginalisation sociale d’ampleur variable. A cette étape-là, l’entourage, s’il est suffisamment étayant, peut avoir un rôle important pour éventuellement limiter les conséquences délétères. 

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