La pratique de la compilation de références dans les repost de Usenet

La pratique de la compilation de références dans les repost de Usenet le cas de alt.best.of.interne

La hiérarchie Usenet est connue pour la prolifération de ses groupes d’une part, et les difficultés à maintenir un ratio bruit/information équilibré d’autre part. C’est le premier espace commun en ligne où la quantité d’échanges est telle que l’on parle pour la première fois de surcharge informationnelle à propos d’un réseau. Ainsi, les premières prédictions sur la « fin de l’Internet », plus ou moins sérieuses, se multiplient dans les newsgroups dès la fin des années 1980.250 Parmi les solutions apportées à cette « crise » informationnelle, des pratiques d’utilisateurs apparaissent, dont celles des groupes de « repost » qui sont dédiés au tri, à la sélection et à la republication des « meilleurs » messages circulant sur Usenet.251 L’écriture sur Usenet ne sert pas seulement à la création de contenus originaux, mais permet aussi de réorganiser des données extrêmement diffuses, dispersées aux quatre coins de l’Internet. Usenet devient le plus grand espace d’échange d’information de type réseau informatique à la fin des années 1980. La complexité de cet échange est de plusieurs ordres. L’accès aux contenus est déterminé par des logiciels clients dont les technologies de traitement de l’information varient, par des serveurs qui filtrent les contenus de façon discrète, mais aussi par des connexions pourvues par différents services de fournisseurs, à des débits relativement faibles. Les modalités d’organisation des groupes relève d’une hiérarchie en arbre proliférant autour de la « backbone » définissant les catégories principales (« The Big  », cf. 3.1.2.1). Chaque création de groupe doit faire l’objet d’une demande formelle aux administrateurs de la branche, et est soumise à un vote. Des groupes se spécialisent dans le repost, c’est-à-dire la republication d’informations déjà publiées ailleurs. Ils font la revue des nouvelles « intéressantes » de Usenet, le critère d’intérêt des nouvelles en question étant soit inscrit explicitement dans la mission du groupe, soit laissé implicitement à la discrétion des utilisateurs. Je m’intéresserai, au moyen d’un petit cas d’études sur l’un de ces groupes de repost, à des pratiques inventées par les usagers de Usenet pour filtrer l’information que l’on peut qualifier de vernaculaires, c’est-à-dire propres au langage et à la culture de réseau. Je pose ainsi la question de la valeur de ces pratiques dans un contexte où elles prolifèrent hors des cadres de la médiation légitime. On se demandera dans cette sous-partie finale en quoi cette « solution » de filtrage est une tentative de développement d’une médiation de réseau par le réseau, ainsi que les obstacles que cela pose dans le folklore vivant du vernaculaire Usenet.

ABOI : un dispositif de remédiation auto-légitimé de la culture Usenet

Je me suis penchée sur le cas du groupe de repost appelé alt.best.of.internet, surnommé ABOI par ses habitués. Ensemble de processus socio-techniques, les méthodes du filtrage dépendent des règles du groupe consignées dans sa FAQ. Ainsi, ABOI favorise des critères de représentativité plus que de qualité : Il y a plus de 10 000 groupes et encore davantage de listes de diffusion et de pages Web, et même si on le voulait, on ne pourrait pas tout lire. En revanche, on peut suivre ABOI et connaître la résolution dramatique des “flame wars”, les erreurs désolantes des néophytes [newbieisms], les propos plein d’esprit et d’autres articles qu’une audience plus large pourrait trouver intéressants. ABOI se veut un modèle réduit de Usenet dont il résume les contradictions par la traduction des échanges fugaces de la conversation en ligne en « articles » d’une collection maintenue par des amateurs de folklore Internet. Le « meilleur du Net », c’est Usenet mis en abîme dans un groupe qui lui est dédié. On notera dès maintenant comment Usenet constitue le monde du réseau dans son ensemble, devenant par synecdoque pour beaucoup des utilisateurs de l’époque l’Internet tout entier, de la même manière que le Web aujourd’hui. Mais cette mise en abîme s’accompagne d’un regard réflexif (comme tout procédé d’auto-référence) qui contribue lui-même à créer la culture Internet dans une série d’actes nominaux : sont désignés, caractérisés, qualifiés et nommés des référents discursifs compris comme appartenant en propre aux communautés qui les ont formulés, c’est-à-dire les motifs et topiques de discussion qui sont nées avec ce même usage des réseaux. Ainsi des « flame wars » et des « newbieisms » (une discussion particulièrement « enflammée » sur un sujet polémique ; un nouveau venu néophyte, naïf et ignorant des usages du réseau), devenus des lieux communs de la culture Internet que l’on retrouve aujourd’hui quasiment intouchés dans la vie quotidienne du Web. Les ressources republiées par le groupe ne sont pas marquées à priori du sceau d’une quelconque autorité ; elles sont essentiellement le produit d’auteurs anonymes. Mais cette anonymat n’est pas le signe d’une « massalité »253 synonyme de l’ère média pré-Internet, comme ce serait le cas selon Jean Lohisse qui associe étroitement les deux notions dans son études des nouveaux systèmes de communication (Lohisse, 1998 : 142-156). Dans le cas de la republication d’informations produites par des anonymes, on assiste à la prise en compte non de la masse mais d’un ensemble d’individus dont les productions vont être particulièrement singularisées à partir du moment où elles sont repérées et sélectionnées. C’est le début de ce que l’on appellera sur le Web la « veille informationnelle », à savoir un repréage d’informations à partir de l’observation de la production et de la circulation des contenus dans l’environnement média. Ce qui est important ici est en fait moins le produit individuel que sa reproduction publique. C’est par le geste de republication même que ces ressources acquièrent une certaine valeur : elles ont été repérées par des usagers qui s’auto-légitiment comme observateurs de l’Internet parce qu’ils connaissent l’Internet sur les plans technologique et culturel – et qui d’ailleurs restent eux aussi largement anonymes, à quelques exceptions près comme le cas de Jorn Barger, militant acharné du repost, et que l’on retrouvera plus tard sur le Web (cf. 4.2.). L’autorité vient de la constitution du répertoire lui-même. Par là même, les ressources ne sont pas seulement le fait de médiations de personnes, mais aussi de médiations techniques. En effet, les participants au groupe utilisent les outils qui sont à leur disposition, c’est-à-dire les logiciels clients (news client) qui permettent de récupérer les informations, les lire, les archiver, les réorganiser dans des dossiers, mais aussi les renvoyer sur le réseau. Ces logiciels fonctionnent comme des dispositifs architextuels (cf. 2.3.1.) : ils déterminent des modalités de l’information (des déterminations que l’on peut approprier et qui ne sont pas absolues), mais ils conditionnent aussi le regard porté par les utilisateurs du logiciel sur l’information traitée par le dispositif. Ainsi, le groupe de repost reproduit les propriétés synthétiques de l’architexte des newsclient dans le contexte de la distribution de l’information des groupes Usenet : les ressources sont présentées de manière antéchronologique, et elles seront aussi soumise au potentiel infini de la republication. Par contre, certaines des propriétés des logiciels clients ne sont pas exportables dans le groupe de nouvelles lui-même : les abonnés au groupe ne peuvent réorganiser l’information qu’ils reçoivent, sauf sur le plan individuel s’ils téléchargent ces ressources sur leur propre logiciel client. L’information filtrée par ABOI est ainsi la marque d’une forme de stabilisation de l’information : une fois l’information filtrée par ABOI, le traitement collectif s’achève, et c’est l’individu qui prend la relève. ABOI, s’il est un collectif de médiateurs (amateurs), n’est pas à proprement parler un dispositif participatif.

Médiation et institutionnalisation : l’échec relatif d’ABOI

À partir d’une analyse des 367 premiers messages du groupe (1 % des messages à ce jour), on constate que les règles de filtrage contribuent à renforcer l’appartenance des utilisateurs à une culture de réseau en réitérant ce qu’ils connaissent déjà sur Usenet. La collection de ressources est référencée ; chaque message est accompagné des informations essentielles pour comprendre son contexte de production sur Usenet : nom ou pseudonyme de l’auteur, date, groupe de publication original, et fil de discussion dans lequel il s’insère en citation si nécessaire (de véritables conversations sont republiées, en particulier dans le cas de discussions à caractère polémique). Il est difficile d’établir des catégories thématiques ou rhétoriques, mais on peut dégager des tendances croisées. Environ 20% des messages étudiés évoquent directement un sujet relatif au réseau : Internet, Usenet, Newsgroups, Email, les protocoles, etc. Plus de 30% des messages republient directement des topiques folkloriques propres à Usenet : une très large majorité de « flame wars », beaucoup de plaisanteries et anecdotes sur le style de vie des programmeurs et des personnalités de Usenet (dont plusieurs messages évoquant le net.god KIBO), de l’art ASCII, des lettres-chaînes et du spam particulièrement remarquables, des manifestations de la maladresse de Usenautes novices, etc. Le reste des messages porte sur des thèmes récurrents, voire extrêmement populaires sur Usenet (histoires insolites, sexe, technologie informatique, religion, politique et théories du complot) possédant un potentiel polémique qui pourraient les faire basculer rapidement dans la catégorie « flame wars ».254 Ce processus de collection entre ainsi dans un processus d’auto-référence, qui contribue à la fois à la constitution, la valorisation, et la stabilisation d’un patrimoine folklorique. Ces principes peuvent être inférés de la lecture des règles du groupes, qui statuent que les messages collectionnés doivent être publiés tels quels sans que l’on y ajoute d’information et sans que les autres membres du groupes n’y répondent, selon la « no follow up rule » (on publie sans entamer une conversation sur les publications). Cette dernière règle peut sembler étrange dans le contexte conversationnel de Usenet, dans la mesure où elle marque la volonté d’établir un groupe où l’on ne discute pas, pour éviter de sombrer dans la polémique. Ce groupe ménageant une grande part à la récupération de polémiques trouvées ailleurs sur Usenet refuse que ces polémiques de seconde main n’en déclenchent de nouvelles. ABOI est pour lui l’occasion d’expérimenter un groupe de discussion d’un type nouveau, où l’information ne peut prendre de la valeur que dans la mesure où elle n’est pas soumise au commentaire. Mais postuler une telle règle va à l’encontre du dialogisme inhérent à la culture Usenet : le refus du dialogue est une distanciation par rapport à la logique du commentaire (et donc la création d’un métatexte), mais aussi par rapport au vernaculaire de la communauté Usenet. Celle-ci, prise comme objet d’observation sans commentaires, est ainsi objectifiée ; le folklore devient folklorisme. Dans cette perspective, ABOI adopte une posture institutionnalisante : le groupe cherche à créer un répertoire de ressources qui possède une autorité « indiscutée », et donc légitime (ou plutôt auto-légitimé). La stabilisation du folklore Usenet devra ainsi passer par une objectivation de ses enjeux ainsi qu’une institutionnalisation de ces objets créés à travers un processus de médiation.

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