Prendre ses désirs pour des réalités

Prendre ses désirs pour des réalités

Alors que j’enseignais à la Cooper Union, au tout début des années 1950, quelqu’un m’avait dit comment aller sur un tronçon encore en travaux de l’autoroute du New Jersey. […] Il faisait nuit noire, et il n’y avait ni lumière, ni accotements balisés, ni lignes, ni rampes, rien à l’exception du bitume sombre qui se déroulait dans un paysage de plaine, bordé au loin par des collines, mais ponctué de cheminées, de tours, de fumées et de lumières colorées. Ce trajet fut une expérience révélatrice. La route et une grande partie du paysage étaient artifi ciels et cependant, on ne pouvait pas parler d’œuvre d’art. Pourtant, cela produisit sur moi un eff et que l’art n’avait jamais produit. […] Sur la route, j’avais vu une espère d’arrangement, d’organisation, mais qui n’était pas socialement reconnu. À part moi, je pensai : il est évident que c’est la fi n de l’art. Beaucoup de peintures ont vraiment l’air picturales, après cela. C’est une expérience impossible à cerner, il faut la vivre. J’ai découvert plus tard, en Europe, des pistes d’atterrissage désaff ectées – œuvres à l’abandon, paysages surréalistes, sans fonction, mondes fabriqués, totalement dénués de tradition. Le paysage créé L’anecdote est troublante. Extraordinairement imagée, descriptive, elle met en scène l’artiste à un tournant de son parcours, et nous permettra d’introduire la question de la théâtralité : l’épisode que raconte Tony Smith semble mis en scène là où il relate une expérience vécue. Sur un fond noir, nocturne, se déroule un ensemble d’images et de fi gures identifi ables. À l’abstraction répond donc l’agencement d’éléments singuliers Art et objectité » (1967), in Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007, p.126. Ce récit fait l’objet, après Michael Fried, de commentaires, plus ou moins longs, par les auteurs réunis dans les quelques pages qui suivent : Jean-Pierre Criqui, Georges Didi-Hu- berman et Patricia Falguières. Le travail de Smith est abordé de façon récurrente dans ces textes qui traitent d’une bascule minimaliste, et de la mise en question des arguments friediens. Cette anecdote est systématiquement utilisée en faveur d’une qualité énigmatique des œuvres minimalistes contre la soi-disant pureté moderniste.

traditionnelles, telles que le paysage par exemple, sont ainsi intégrées à un récit qui fait une large place à l’artifi ce, à la fabrication d’eff ets. Le caractère énigmatique de l’image qui frappe Tony Smith semble corrélé à une puissance scénique de surgisse- ment, d’apparition qui permet de mêler narration, souvenir, anamnèse et abstrac- tion, géométrie, désaff ection. Ce que nous nommons « » met en lumière une tension que l’histoire de l’art et ses discours auront plutôt cherché à recouvrir : l’expérience de Tony Smith revient à elle seule sur l’autonomie supposée de l’œuvre ou de l’image. À la place, elle convoque les régimes de la psychologie, de la fi guration, de l’abstraction, de l’anthropologie pour nous convaincre de l’existence d’une scène commune entre des termes a priori antagonistes. Qu’un artiste mini- maliste nous permette de poser les bases d’une scène commune est capital : c’est cet héritage compris comme impur et ouvert aux surdéterminations qui importe aux œuvres contemporaines. Ainsi que l’explique Jean-Pierre Criqui, Tony Smith (1912-1980) appartient à la géné- ration des expressionnistes abstraits, ses productions le lient au travail de Barnett Newman ou de Mark Rothko et les raccourcis de l’histoire de l’art l’apparentent aux catégories minimalistes. Après avoir pratiqué la peinture, l’artiste s’est surtout fait connaître pour de grandes sculptures d’extérieur, énigmatiques constructions qu’in- carne au mieux Die (1962), cube de métal noir « apocalyptique » selon les mots de Jean-Pierre Criqui : il mesure six pieds de côté, 6x6x6. C’est en analysant cette œuvre que le critique met à jour l’inconfort catégoriel dans lequel se situe le travail de Tony Smith :

 

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