Rôle de la variabilité intraspécifique des processus démographiques en forêts hétérogènes 

Rôle de la variabilité intraspécifique des processus
démographiques en forêts hétérogènes 

Variabilité démographique et stratégies écologiques des espèces 

Au cours de cette thèse, nous avons montré l’existence de fortes différences entre espèces en termes de variabilité interindividuelle de la croissance (Le Bec et al. accepted in PLoS One) et de risque de mortalité (Le Bec et al. in prep for Journal of Ecology) à Uppangala. Nous avons en partie attribué cette variabilité à des facteurs mesurés de l’environnement et en partie à des facteurs latents sans pouvoir distinguer les facteurs environnementaux ou génétiques. Il est donc difficile de discuter directement la part de spécialisation génétique et la part de plasticité des individus comme composantes de la variabilité intraspécifique totale de chaque espèce. A cela s’ajoute une part d’aléa pouvant interagir avec les deux composantes précédentes. Nous avons cependant montré que la part expliquée par les facteurs observés et latents était variable entre les espèces à Uppangala. Cela montre que la plasticité démographique des individus en réponse aux facteurs environnementaux mesurés est variable entre espèces (p. e. la sensibilité à la compétition). Cela suggère de plus que la part de variabilité génétique est elle aussi susceptible d’être variable d’une espèce à l’autre. Un autre résultat important de ce travail a été de montrer que le degré de tolérance à l’ombre des espèces n’est pas déterminé par leur croissance inhérente, contrairement à ce qui est généralement postulé. La confusion entre l’aspect quantitatif et l’aspect qualitatif des variations Figure 5.3 : Représentation schématique de la niche spécifique (courbes rouges) et de la niche des individus (courbes vertes). TWN représente la largeur de niche totale de l’espèce, WIC représente la largeur de niche individuelle et BIC représente la variation interindividuelle de niche. La situation A présente une espèce pour laquelle la diversité des niches individuelles est faible mais la plasticité individuelle est forte. La situation B présente une espèce pour laquelle la plasticité individuelle est plus faible mais les différences entre individus plus fortes. Figure adaptée de Bolnick et al. (2003). Discussion générale 80 de croissance a donc vraisemblablement conduit à de mauvaises interprétations des stratégies de croissance des espèces. Ces deux aspects caractérisant la variabilité du processus de croissance sont la conséquence d’un ensemble de valeurs de traits fonctionnels qui, incontestablement, diffèrent en moyenne entre espèces, favorisant l’hypothèse des niches écologiques des espèces. Il semble donc clair que, même si la variabilité intraspécifique des traits fonctionnels ou des processus démographiques qui en résulte peut être forte (Clark et al. 2011, Violle et al. 2012), il existe des fortes différences entre espèces. Clark et al. (2007, 2011) considèrent d’ailleurs que la variabilité intraspécifique des processus démographiques est le résultat de différences de niches entre espèces selon un grand nombre de dimensions, rendant presque impossible d’expliquer ces différences. Ce constat est donc en désaccord avec la théorie neutre de Hubbell (2001) qui considère les espèces comme équivalentes. La notion de diversité spécifique caractérisant les FTH est bien entendue fondée sur la diversité des espèces rencontrées. Néanmoins on peut se poser la question de la pertinence du groupement des individus en espèces pour expliquer la diversité observée. Violle et al. (2012) suggèrent d’ailleurs que les théories en écologies des communautés devraient être fondées sur l’échelle individuelle correspondant à l’échelle des processus. Il semble que la dynamique d’une population résulte de compromis entre des performances le long de multiples axes de niches au niveau des individus (des génotypes). De manière générale, on peut aussi considérer que la dynamique de la communauté résulte de ces mêmes compromis de performance. Clark (2010) souligne d’ailleurs qu’il est peu probable qu’un individu reconnaisse l’identité de ses compétiteurs. Dans ce cas, la notion d’espèce peut alors être simplement considérée comme une caractéristique génétique parmi d’autres, contraignant les possibilités de recombinaisons de génotypes. Le principe de limitation de similarité (p. e. Parmentier et al. 2014) poussant les espèces à se spécialiser, peut alors être vu comme une propriété émergente de ce type de contrainte, résultant de la compétition entre individus d’espèces, chacune caractérisée par une gamme de génotypes suffisamment proches pour être inter-fertiles. Cette conception de la place de l’individu dans la communauté ne remet pas en question la théorie des niches écologiques, au contraire, elle la développe à une échelle qui n’est pas celle habituellement considérée. De manière synthétique, la niche individuelle peut être considérée comme une réalisation de la niche spécifique qui est donc associée à une certaine variabilité. Il serait intéressant de tester l’influence de ce degré de variabilité comme mécanisme permettant la coexistence de nombreuses espèces, notamment en ce qui concerne le maintien des espèces rares dans une communauté. Enfin, la variabilité des niches individuelles est ce qui confère le caractère adaptatif des espèces face à des changements de leur environnement (c.-à-d. modification locale de facteurs environnementaux ou migration vers un autre site). Dans le contexte actuel de changements rapides du climat, il serait donc intéressant d’évaluer cette capacité d’adaptation sur des cas concrets, notamment à Uppangala. Discussion générale 

 Dynamique du peuplement forestier d’Uppangala 

Les travaux de modélisation précédemment discutés d’un point de vue théorique nous ont permis de simuler la dynamique de manière plus réaliste que ce qui n’est habituellement fait en FTH. En effet, la majorité des approches de modélisation individus-centrées en FTH sont restées concentrées sur la variabilité des processus démographiques expliquée par un nombre limité de covariables (p. e. Huth and Ditzer 2000). Quelques études ont pris en compte des variations interindividuelles non expliquées, notamment en termes de croissance, mais systématiquement avec une structuration de la variabilité moins fine que ce que nous proposons (en groupant par exemple les espèces, p. e. Gourlet-Fleury 1997). De plus, l’approche de modélisation en deux étapes de la mortalité utilisée pour calibrer le sous modèle de mortalité du simulateur, n’a à notre connaissance, jamais été mise en œuvre dans ce contexte. Une originalité supplémentaire de notre approche est d’avoir utilisé un effet aléatoire date lors de l’ajustement du modèle de croissance (Le Bec et al. accepted in PLoS One). Cet effet date, même s’il n’a pas été pris en compte dans les simulations (Le Bec et al. in prep for Journal of Tropical Ecology), nous a permis d’éviter toute confusion entre d’éventuels effets d’une tendance climatique (discutés en annexe S2 de Le Bec et al. accepted in PLoS One) et la tendance observée à la hausse de la surface terrière du peuplement (c.-à-d. hausse de la compétition moyenne). Ainsi, des simulations conduites sur le court terme ont permis de reproduire l’évolution de certaines caractéristiques dendrométriques du peuplement au cours de la période 1994 – 2011. Cette cohérence entre les prédictions des modèles et les observations tend donc à valider la pertinence des modèles utilisés (Le Bec et al. in prep for Journal of Tropical Ecology). Les simulations de dynamiques sur le long terme ont quant à elles souligné l’influence de la prise en compte des effets individuels sur la croissance et la mortalité (Le Bec et al. in prep for Journal of Tropical Ecology). En effet, il semble que ces variations interindividuelles contribuent à stabiliser la dynamique beaucoup plus rapidement en cas de perturbation. Enfin, cette étude a permis d’apporter des éléments soutenant l’hypothèse présumant que, malgré une tendance nette de certaines variables climatiques (notamment la température atmosphérique), et l’influence de ces variables sur la croissance des arbres, la dynamique observée pourrait être le résultat d’une perturbation majeure du peuplement environ un siècle plus tôt. La majorité des résultats mis en évidence au cours de ce travail de thèse ont ainsi permis de mieux comprendre la dynamique de certaines populations (Le Bec et al. in prep for The American Naturalist) et plus généralement de la communauté (Le Bec et al. in prep for Journal of Tropical Ecology, in prep for Journal of Ecology, accepted in PLoS One) à Uppangala. Certains de ces résultats (notamment en ce qui concerne les méthodologies) ont néanmoins une portée plus large et pourraient être utilisés pour mieux comprendre la dynamique d’autres forêts hétérogènes (tropicales ou tempérées). Ces travaux ont finalement aussi soulevé l’existence de limitations techniques dans la disponibilité des outils méthodologiques et l’existence de données adéquates. Discussion générale 

Limites et perspectives de l’approche

 D’un point de vue technique, nous avons mis en évidence l’intérêt d’une approche conjointe de modélisation de la croissance et de la mortalité des arbres, sans néanmoins pouvoir l’étendre à toutes les espèces de la communauté en raison de limitations des librairies statistiques utilisées (notamment la librairie JM, Rizopoulos 2010). De même, l’approche conjointe ne nous a pas permis de prendre en compte à la fois des effets individuels et des effets temporels dans le modèle de croissance alors que nous avions précédemment mis en évidence l’importance de tels effets temporels. En se basant sur nos résultats de modélisation séparée de la croissance et de la mortalité à l’échelle de la communauté ou de modélisation conjointe à l’échelle de quelques populations, il serait intéressant de pouvoir modéliser conjointement ces deux processus à l’échelle de la communauté (c.-à-d. avec des effets aléatoires espèces), en intégrant un effet temporel propre à chaque espèce (c.-à-d. un effet aléatoire croisé), tout en utilisant la décomposition de la croissance modélisée (comme mise en évidence dans Le Bec et al. in prep for Journal of Ecology) comme variable explicative du modèle de survie. Il serait aussi intéressant d’intégrer une variante du modèle de Cox pour prendre en compte plusieurs types de mortalité (c.-à-d. un « modèle à risques compétitifs ») afin de retranscrire plus fidèlement les mortalités « sur pied » et « accidentelles », moins reliées à la croissance de l’individu (Le Bec et al. in prep for Journal of Ecology). L’utilisation d’un tel modèle conjoint permettrait de réduire les biais d’estimation des paramètres utilisés dans les simulations et conduirait ainsi à des études plus réalistes concernant notamment la sénescence ou l’espérance de vie des arbres en FTH qui restent actuellement des questions de recherche manquant de méthodologies fiables, et qui, à la lumière de nos interprétations (Le Bec et al. in prep for The American Naturalist), ont vraisemblablement fournis des résultats biaisés jusqu’à présent. Afin de mieux représenter la dynamique d’Uppangala il serait aussi pertinent de modéliser de manière plus réaliste la variabilité du recrutement. Nous avons en effet mis en évidence qu’un nombre important d’espèces rares se retrouvaient exclues de la communauté dans les simulations (Le Bec et al. in prep for Journal of Tropical Ecology). Ce constat montre que les hypothèses que nous avons faites (notamment un recrutement proportionnel à la densité d’adultes conspécifiques et l’absence d’immigration depuis une métacommunauté) ne sont pas suffisamment réalistes et demandent à être approfondies. Il a notamment été montré que la variabilité de la régénération pouvait en partie être expliquée par certains traits fonctionnels des espèces (Laurans et al. 2012). Bien qu’il soit impossible d’évaluer directement plusieurs niveaux de variabilité de ce processus démographique (la notion de variabilité interindividuelle est notamment inadaptée), il serait en revanche possible d’évaluer la fécondité aux différents niveaux de variabilité décrits en Figure 5.1. Ainsi, afin de tester des hypothèses émises dans la section précédente et afin de mieux représenter la dynamique d’Uppangala, il serait pertinent d’évaluer la variabilité interindividuelle de ce dernier processus démographique (comme ce qui est par exemple proposé par Zuidema et al. 2009). Le manque de données concernant le recrutement à fortement limité ce travail de thèse Discussion générale 83 en ce qui concerne l’étude directe de la coexistence des espèces à travers les simulations sur le long terme. Cet aspect nécessiterait une grande quantité de données pour compléter des travaux qui avaient été initiés peu après l’installation du dispositif. Une conclusion émergente du modèle conceptuel de niche individuelle, présenté dans la section précédente, est que l’hétérogénéité génétique au sein des populations pourrait avoir une influence forte sur la définition des niches des espèces et donc sur leur coexistence. Ainsi, dans un premier temps, il serait nécessaire d’effectuer une revue approfondie des travaux de génétique des populations d’arbres en forêts tropicales afin d’évaluer la pertinence du modèle de niche individuelle pour expliquer les dynamiques observées. En effet, une littérature extensive est disponible sur ce sujet (p. e. la revue de Alvarez-Buylla et al. 1996). Dans un second temps, il serait intéressant de caractériser le degré d’hétérogénéité génétique au sein des populations observées à Uppangala pour comprendre les stratégies de coexistence de ces espèces. Un aspect essentiel de ce type de travail serait notamment d’identifier les mécanismes permettant aux espèces rares de se maintenir dans la communauté et ainsi évaluer l’importance des processus écologiques (liés notamment à l’action de pathogènes, Freckleton and Lewis 2006) et des processus évolutifs (liés à la structure génétique de ces populations, Gitzendanner and Soltis 2000). Il serait par exemple intéressant de savoir si ces espèces sont rares car très spécialisées pour des conditions de milieu, rares elles aussi, et si cette spécialisation est plutôt le résultat d’une faible hétérogénéité génétique ou d’une faible plasticité des individus. Une telle étude nécessiterait un échantillonnage à une échelle plus large que les parcelles du dispositif pour mieux apprécier l’hétérogénéité génétique (potentiellement fortement réduite à l’échelle locale) des espèces constituant les populations observées à Uppangala. Enfin, nous avons mis en évidence que le climat avait une influence sur la croissance des arbres en interprétant l’effet aléatoire date du modèle de croissance. Dans le contexte actuel, il serait intéressant d’approfondir cet aspect de notre étude. En effet, si nous avons pu montrer que la dynamique actuelle pouvait être simulée de manière relativement réaliste sans prendre en compte d’effet climatique, il est tout de même vraisemblable que le climat ait une influence forte sur cette dynamique (via des perturbations et des différences plus subtiles sur les tendances observées) et que cet effet s’accentue dans les années à venir. Des analyses de la variabilité des conditions édaphiques sur le dispositif pourraient alors être d’une aide précieuse car il s’agit vraisemblablement de facteurs qui interagissent avec les facteurs climatiques pour expliquer la variabilité des processus démographiques. Discussion générale

 Conclusion 

Certains aspects de cette thèse ont été largement inspirés de travaux réalisés dans d’autres disciplines. Il existe bien souvent des similitudes fortes entre des questions de recherche dont le sujet d’étude est pourtant très différent. L’étude du SIDA et de la survie des arbres semblent par exemple à première vue totalement déconnectées mais dans les deux cas il s’agit bien de prédire un évènement à partir de l’observation répétée d’un marqueur. Des méthodes développées pour l’étude de maladies humaines nous ont ainsi permis de mieux comprendre le lien entre la croissance et la mortalité des arbres. Il est d’ailleurs aussi ressorti de ces analyses que les différences entre individus jouaient un rôle important dans les dynamiques observées. Ce résultat, qui commence tout juste à être rediscuté en écologie végétale, constitue pourtant un sujet d’étude central en écologie animale depuis longtemps. Des travaux menés en écologie animale nous ont ainsi aidé à comprendre la place des variations interindividuelles dans la dynamique de certaines populations d’arbres et de la communauté d’Uppangala. Les différents travaux réalisés au cours de cette thèse illustrent donc bien l’importance de ne pas s’arrêter aux frontières disciplinaires établies historiquement de façon parfois arbitraire.

Table des matières

Résumé
Abstract
Remerciements
Liste des Abréviation
1) Introduction
1.1. La place des forêts tropicales
1.1.1. Les forêts tropicales dans le monde
1.1.2. Forêts tropicales et changements globaux
1.1.3. Forêts tropicales et diversité biologique
1.2. Les processus démographiques : une clé pour comprendre la diversité des stratégies écologiques des
espèces d’arbres
1.2.1. Les trois processus démographiques
1.2.2. Stratégies écologiques et coexistence des espèces
1.3. Modélisation des différents niveaux de variabilité des processus démographiques : une nouvelle piste
pour mieux identifier les stratégies des espèces
1.3.1. Importance de modéliser la variabilité des processus démographiques
1.3.2. Modélisation des différents niveaux de variabilité démographique
1.3.3. Simulation de la dynamique forestière
1.4. Uppangala, un site d’étude privilégié
1.4.1. Données climatiques
1.4.2. Caractéristiques générales de la communauté d’Uppangala
1.5. Questionnement scientifique et structure du manuscrit
1.5.1. Organisation des résultatsprincipaux et complémentaires
1.5.2. Communications scientifiques
2) Stratégies de croissance
2.1. Introduction
2.2. Résultats principaux et discussion
3) Relations entre croissance et mortalité
3.1. Introduction
3.2. Résultats principaux et discussion
4) Simulations de la dynamique à Uppangala
4.1. Introduction
4.2. Résultats principaux et discussion
5) Discussion générale
5.1. Niveaux et sources de variabilité des processus démographiques
5.2. Variabilité démographique et notion de niche écologique
5.3. Variabilité démographique et stratégies écologiques des espèces
5.4. Dynamique du peuplement forestier d’Uppangala
5.5. Limites et perspectives de l’approche
Conclusion
Références
Annexe 1 : Le Bec et al. (accepted in PLoS One)
Annexe 2 : Le Bec et al. (in prep for Journal of Ecology)
Annexe 3 : Le Bec et al. (in prep for The American Naturalist
Annexe 4 : Le Bec et al. (in prep for Journal of Tropical Ecology)

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