Speciation chimique du fer dans l’ocean

Lors de l’Hadéen (période de l’Histoire de la Terre comprise entre 4,6 – 4,0 Giga années), l’océan primitif qui était présent aux origines de la vie était totalement anoxique. Dans ces conditions redox, le fer essentiellement sous forme réduite (+II) était alors abondant. Cette abondance mais surtout sa capacité à prendre plusieurs états d’oxydation ont fait de lui un élément idéal pour intervenir dans de nombreuses réactions chimiques et biochimiques. Bon candidat dans les échanges d’électrons, il est ainsi devenu un métal essentiel pour le fonctionnement du métabolisme des organismes vivants.

Lors de l’Archéen (période de l’Histoire de la Terre comprise entre 4,0 – 2,5 Giga années), l’apparition des premiers organismes photosynthétiques capables de produire de l’oxygène a progressivement transformé l’océan primitif en un océan moderne, présentant peu à peu les conditions oxiques actuelles. Cette oxydation de l’océan s’est accompagnée par un changement de l’état redox du fer dans l’eau de mer, avec une conversion du fer(+II) en fer(+III) et une précipitation immédiate du fer(+III) en hydroxydes de fer. Les propriétés chimiques de l’océan actuel expliquent aujourd’hui la très faible solubilité du fer dans l’eau de mer. Ses concentrations océaniques, extrêmement faibles, sont de nos jours inférieures à la nanomole (de Baar and de Jong, 2001; Johnson et al., 1997; Landing and Bruland, 1987; Measures and Vink, 1999).

Dans certaines parties de l’océan, les concentrations en fer sont telles que celui-ci peut limiter et contrôler la production phytoplanctonique (Martin and Fitzwater, 1988). La limitation en fer est remarquable dans de nombreuses et vastes régions océaniques, telles que les régions dites « HNLC » (High Nutrient Low Chlorophyll). Ces dernières couvrent 40 % de la surface mondiale (Moore et al., 2002) et sont caractérisées par de fortes concentrations en sels nutritifs mais par une faible biomasse phytoplanctonique. Elles rassemblent le Pacifique équatorial (Coale et al., 1996; Martin et al., 1994), le Pacifique subarctique (Boyd et al., 1996; Tsuda et al., 2003) et l’Océan austral (Boyd and Law, 2001; Coale et al., 2004). D’autres régions, autres que les régions HNLC, peuvent également manifester des limitations en fer. C’est le cas de l’Atlantique nord (Blain et al., 2004; Martin et al., 1993) et de quelques zones de résurgences côtières (Hutchins and Bruland, 1998). Au cours de ces deux dernières décennies, la capacité du fer à réguler la production primaire, de manière temporaire ou permanente, a motivé les études grandissantes sur la biogéochimie du fer dans l’océan.

Un des intérêts scientifiques actuels est de comprendre le rôle de l’océan dans le réchauffement climatique. L’océan est en effet capable de séquestrer le CO2 atmosphérique par deux mécanismes : la pompe physique et la pompe biologique. La pompe physique dépend essentiellement de la circulation thermohaline et de la solubilité du CO2 dans l’eau de mer. Les eaux froides présentant une plus grande solubilité pour le CO2 vont plonger sous l’effet de leur densité puis entrer dans la circulation profonde de l’océan, séquestrant ainsi le carbone à l’échelle de milliers d’années. La remontée en surface de ces eaux profondes, alors plus chaudes, s’accompagne par un dégazage du CO2. La pompe biologique s’effectue par la fixation du carbone inorganique par le phytoplancton. D’une part, le phytoplancton va fixer le CO2 par activité photosynthétique en carbone organique particulaire. A la mort des organismes, une partie va être reminéralisée dans la couche de surface (recyclant ainsi le CO2 dans l’atmosphère) tandis qu’une autre partie va être séquestrée dans l’océan profond, par sédimentation des organismes morts. D’autre part, la fixation du carbone inorganique peut se faire par les organismes calcaires (e.g. les coccolithophoridés) sous forme de carbonates, forme de carbone inorganique. La sédimentation des organismes morts peut également conduire à une séquestration temporaire du carbone, qui va se poursuivre ensuite par une dissolution des tests calcaires en CO2. A travers son rôle de contrôle de la production primaire, le fer peut donc contrôler la pompe biologique, et par conséquent, participer au contrôle du climat par les océans. Cependant, de nos jours, la chimie du fer dans l’eau de mer n’est pas encore résolue. Des limitations techniques telles que les faibles concentrations en fer dans l’eau de mer, les risques de contamination par le fer ambiant lors de l’étape de prélèvement, ou encore, le manque de méthodes analytiques adéquates, sont à l’origine de nos lacunes actuelles pour bien comprendre la biogéochimie du fer. Le point à résoudre reste la spéciation du fer dans l’eau de mer.

La spéciation d’un élément chimique correspond à sa répartition entre les différentes espèces physico-chimiques. Autrement dit, définir la spéciation du fer dans l’océan revient à identifier les différentes formes physico-chimiques présentes dans l’eau de mer et à évaluer leur importance relative. Aujourd’hui, la spéciation du fer dans l’eau de mer n’est pas parfaitement connue, contrairement aux cas d’autres éléments nutritifs tels que le silicium, l’azote, le phosphore ou le carbone. Pour appréhender la spéciation de ce métal, différentes approches sont utilisées. Une première est basée sur une séparation physique. Une seconde est plutôt basée sur une approche chimique.

Cette spéciation repose sur des définitions conventionnelles qui différencient certaines classes de taille correspondant : au fer particulaire (FeP), au fer colloïdal (FeC) et au fer réellement dissous (FeD). Classiquement, la séparation entre le fer dissous (FeD + FeC) et le fer particulaire (FeP) est de 0,2 µm ou de 0,45 µm. Par ailleurs, la limite entre le FeD et le FeC est fixée à 0,02 µm. Le fer particulaire rassemble des particules biogéniques (cellules vivantes ou détritiques) ainsi que des particules lithogéniques. Ces dernières particules correspondent majoritairement à des silicates, alumino-silicates et hydroxydes de fer. Leurs apports s’effectuent essentiellement par apports fluviaux et apports atmosphériques (Duce et al., 1991; Duce and Tindale, 1991). Certains micro-organismes peuvent acquérir le fer particulaire. C’est le cas de flagellés mixotrophes capables de s’approvisionner en fer par ingestion de bactéries (Maranger et al., 1998). Cependant, ce mode d’acquisition reste peu répandu. Le fer colloïdal comprend des oxyhydroxydes de fer. Les colloïdes sont très abondants dans les eaux marines (Buffle and Leppard, 1995). Certains organismes sont capables d’acquérir le fer à partir de processus de dissolution et/ou de réduction de colloïdes naturels (Chen et al., 2003; Kuma and Matsunaga, 1995; Rich and Morel, 1990). D’autres, tels que certains flagellés photosynthétiques mixotrophes, sont capables d’utiliser le fer par phagocytose à partir d’ingestion de colloïdes inorganiques (Nodwell and Price, 2001). Le fer réellement dissous (ou soluble) correspond au principal compartiment à partir duquel les micro-organismes peuvent acquérir le fer. Cependant, les concentrations restent extrêmement faibles, avec des concentrations en fer soluble pouvant être atteindre 0,28 ± 0,01 nM dans les eaux profondes de l’océan Atlantique (Cullen et al., 2006).

Spéciation redox
Cette spéciation prend en compte le degré d’oxydation du fer dans l’océan. Celui-ci peut revêtir deux états d’oxydation : +(II) et +(III). En milieu oxique, le fer(III) est l’état d’oxydation thermodynamiquement le plus stable mais possède une très faible solubilité (Liu and Millero, 2002). Très réactif, il s’adsorbe facilement à la surface des particules et est activement assimilé par le phytoplancton, ce qui signifie qu’il est alors rapidement éliminé de l’eau de mer par sédimentation des particules. Le fer(II) est beaucoup plus soluble mais est très rapidement oxydé dans les environnements oxiques. Le fer(II) a pu être détecté dans les eaux de surface et dans les zones de résurgence, avec des concentrations représentant jusqu’à la moitié du fer total dissous (Gledhill and van den Berg, 1995; O’Sullivan et al., 1991). Le passage entre les deux formes est possible par divers mécanismes (Sunda, 2001) : (i) le fer (III) peut être réduit en fer (II) par photochimie en surface par les irradiations UV (REDUCTION PHOTOCHIMIQUE) (ii) ou par bio-réduction à la surface cellulaire des organismes (REDUCTION ENZYMATIQUE) (iii) ou encore par réduction chimique (REDUCTION CHIMIQUE) (iiii) par réduction microbienne dans des environnements réducteurs (e.g. sédiments et bassins anoxiques, pelotes fécales). En retour, les formes Fe(II) sont rapidement oxydées par l’oxygène ou par d’autres oxydants présents naturellement dans l’eau de mer, telle que l’eau oxygénée H2O2, les radicaux superoxydes O2 °-, ou les radicaux hydroxyls °OH (King, 1998; King et al., 1995; Millero and Sotolongo, 1989).

Spéciation organique-inorganique
Le fer possède aussi une spéciation organique-inorganique. On désigne généralement les stocks inorganiques et organiques respectivement par les notations « Fe’ » et « FeL ». Dans la fraction particulaire, l’élément peut être sous forme inorganique, soit inclus dans des réseaux cristallins, tels que les aluminosilicates, les silicates et les hydroxydes de fer, ou soit adsorbé à la surface de particules lithogéniques. Il peut également revêtir des formes organiques, en étant incorporé au sein de cellules vivantes ou en étant adsorbé à la surface de particules biogéniques détritiques. Dans la fraction colloïdale, le fer peut se présenter sous forme d’oxyhydroxydes colloïdaux inorganiques, notamment dans les eaux de surface côtières (Wells and Goldberg, 1992) ou dans les plumes hydrothermales (Cowen et al., 1986; Feely et al., 1990). Cependant, ces colloïdes inorganiques de fer sont physiquement associés à des colloïdes organiques (Wells et al., 1995). Les acides humiques sont des exemples de composés organiques colloïdaux, assez répandus en milieu côtier.

Enfin, dans la fraction réellement dissoute, une partie du fer est complexée par des ligands inorganiques et se retrouve sous forme d’espèces hydrolysées (Liu and Millero, 2002; Waite, 2001). Pour le fer(III), les espèces prédominantes sont : Fe(OH)3, Fe(OH)2+ , Fe(OH)4- et Fe3+ (respectivement à 91,8 %, 4,5 %, 3,7 % et <1%). Pour le fer(II), les espèces hydrolysées sont : Fe(H2O)6 2+, FeCO3, FeOH+ (respectivement à 76 %, 23 % et 1 %). Toutefois, la majorité du fer dissous est complexée par des ligands organiques. Des mesures électrochimiques ont en effet montré que 95 à 99 % de la complexation du fer est de nature organique (Gledhill and van den Berg, 1994; Rue and Bruland, 1995; van den Berg, 1995; Wu and Luther III, 1995). Cependant, avec ces méthodes électrochimiques, l’identité chimique exacte de ces molécules organiques n’est pas connue.

Il existe une variété de molécules capables de complexer le fer, notamment ces molécules d’origine terrestre tels que les acides humiques et fulviques (Buffle et al., 1977). L’acide domoïque, produit par Pseudo-nitzschia australis (diatomée), est également un complexant naturel du fer (Rue and Bruland, 2001; Wells et al., 2005). Des protéines capables de lier le fer ont été isolées et identifiées chez Mytilis edulis (Taylor et al., 1994). Les études électrochimiques, basées sur l’affinité des ligands avec le fer, ont mis en évidence deux types de ligands : les « plus forts » et les « moins forts » (Gledhill and van den Berg, 1994). Des comparaisons avec d’autres ligands modèles montrent que les sidérophores et les porphyrines possèdent des constantes de complexation proches des constantes déterminées pour les ligands naturels (Rue and Bruland, 1995; Witter et al., 2000a).

Table des matières

CHAPITRE I : Introduction générale
1. CONTEXTE GENERAL : LE FER DANS L’OCEAN
1.1. LA SPECIATION DU FER DANS L’OCEAN
1.1.a. La spéciation physique
1.1.b. La spéciation chimique
(i) Spéciation redox
(ii) Spéciation organique/inorganique
1.2. ROLE DES LIGANDS ORGANIQUES DANS LA BIOGEOCHIMIE DU FER DANS L’OCEAN
1.1.a. L’effet des ligands organiques sur la solubilité du fer
(i) Spéciation redox
(ii) Spéciation organique/inorganique
1.1.b. Rôle des ligands dans la biodisponibilité du fer
(i) Chez les cellules procaryotes hétérotrophes
(ii) Chez les cellules eucaryotes et procaryotes photosynthétiques
(iii) Identification des ligands
2. LES PORPHYRINES ET LES COMPLEXES FER-PORPHYRINES DANS L’EAU DE MER
2.1. GENERALITES
2.2. BIOSYNTHESE DES COMPLEXES FER-PORPHYRINES
2.3. IMPLICATIONS DES COMPLEXES FER-PORPHYRINES DANS LES FONCTIONS PHYSIOLOGIQUES DES ORGANISMES MARINS
2.3.a. Métabolisme des stéroïdes et détoxication
2.3.b. Elimination des radicaux libres
2.3.c. Réduction des nitrates en nitrites
2.3.d. Stockage et transport d’oxygène
2.3.e. Chaînes de transport d’électrons
(i) Phosphorylation oxidative
(ii) Auto-phosphorylation
3. OBJECTIFS DE LA THESE
CHAPITRE II : Développement méthodologique
Analyse par injection en flux et détection par chimiluminescence pour la détermination des complexes fer-porphyrines dans l’eau de mer
1. INTRODUCTION
2. MATERIELS ET METHODES
2.1. REACTIFS
2.2. DESCRIPTION DES MONTAGES
2.3. DETERMINATION DES COMPLEXES FER-PORPHYRINES
2.4. ECHANTILLONAGE DES EAUX NATURELLES
3. RESULTATS ET DISCUSSION
3.1. PRINCIPE ET MECANISMES GENERAUX DE LA REACTION
3.2. APPLICATION EN FIA
3.3. APPLICATION POUR L’ANALYSE DE L’EAU DE MER
3.3.a. Stabilité du signal
3.3.b. Automatisation du traitement
3.3.c. Compétition avec l’EDTA
3.4 AMELIORATION DE LA SENSIBILITE DE LA METHODE
3.4.a. Temps de mélange des bobines
3.4.b. Température
3.10. VERIFICATION DE LA SPECIFICITE DE LA METHODE
3.11. INTERFERENCES
3.12. STOCKAGE DES ECHANTILLONS
3.12. APPLICATIONS
3.12.a. Détermination dans les cultures phytoplanctoniques
3.12.b. Détermination en milieu naturel
CONCLUSION

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