Transfert de technologie : les dimensions oubliée

Transfert de technologie : les dimensions oubliée

But recherché : une théorisation « enracinée »

Si l’on reprend les caractéristiques qu’en donne Anselm Strauss, principal précurseur du concept de « grounded theory », notre recherche semble devoir permettre l’émergence d’une « théorie enracinée ». Ce dernier cite en effet entre autres éléments ces aspects constitutifs de méthode :
− « Le besoin de faire du terrain pour découvrir vraiment ce qui se passe ;
− La pertinence de la théorie enracinée dans les données pour le développement de la discipline et pour fonder l’action sociale ;
− La complexité et la variabilité de l’action humaine ;
− La découverte du fait que les personnes agissent en donnant un sens à leurs actions ;
− La compréhension que le sens est défini et redéfini par les interactions ;
− Une sensibilité à la nature évolutive et régressive des évènements (processus) ;
− La reconnaissance de corrélations entre les conditions (structure), les actions (processus) et les conséquences. »Tous ces éléments s’inscrivent pleinement dans la démarche méthodologique que nous avons eu l’occasion d’expliciter précédemment, ce qui nous amène à concevoir que le résultat attendu correspondra à une théorie enracinée avec les avantages qu’Anselm Straus évoque en ces termes : le chercheur « débute plutôt par un champ d’étude qui permet aux données de faire émerger la théorie. (…) Les théories enracinées, parce qu’elles sont tirées des données, ont bien des chances d’offrir des enseignements pertinents, d’augmenter la compréhension et de fournir un guide sérieux pour l’action. ».Ainsi, cette méthodologie semble tout à fait adéquate à la recherche d’éléments nouveaux de compréhension du transfert de technologie ce qui constitue l’objectif principal de cette thèse. Par ailleurs, l’étude de cas y apparaît alors particulièrement appropriée, comme le rappelle Yin, du fait que « se pose une question de type « comment » ou « pourquoi »».Notons aussi que le caractère constructiviste ainsi que la plupart des notions développées dans les paragraphes précédents sont présents dans cette définition de la théorie émergente. Toutefois, ces éléments bien que nécessaires ne paraissent pas suffisants pour atteindre l’objectif d’une théorie émergente. Patton insiste ainsi sur le fait que la recherche «d’évaluation qualitative dépend aussi bien de la réflexion critique que de la réflexion créative – aussi bien de la science que de l’art de l’analyse »
Les caractéristiques de la science et de l’art y semblent ainsi aussi importants : la première assurant la rigueur de la démarche, la seconde sa créativité et son originalité.
Concernant la rigueur de la recherche, deux questions semblent alors importantes à considérer ; elles portent essentiellement sur le positionnement du chercheur dans le rendu de son analyse et des données :

Que faut-il observer : doit-on adopter un point de vue sociologique ou un point de
vue anthropologique ?

Cette première question a souvent entraîné des atermoiements méthodologiques car il est très tentant de vouloir cumuler les avantages des deux positionnements en oubliant un peu rapidement leurs inconvénients respectifs. En fait la question actuelle serait plutôt de chercher à dépasser cette apparente contradiction de l’ethnologie en adoptant un positionnement original. En effet, comme nous le rappelle Jean Pierre Dupuis « Il faut dépasser ces oppositions théoriques en reconnaissant que la base de la vie sociale est la dialectique. Les actions humaines sont dialectiques, et ce à tous les niveaux d’interaction : tant aux niveaux microsociologiques (celui des règles, des rôles, des attributs) et organisationnel (groupe, mouvements) que macrosociologique (sociétés). Ainsi, si les actions humaines sont dialectiques, il n’est pas étonnant de constater que nos théories sociales soient également dans un rapport dialectique entre elles. Il faut en être conscient, en tenir compte en construisant nos théories et non pas chercher à nier ou à supprimer un ou des aspects, comme la contradiction, de cette dialectique sociale. ».Ce positionnement a pour effet de permettre de prendre du recul vis à vis d’apparentes oppositions qui ont longtemps alimenté le débat concernant le développement des pays du Sud. Ainsi il ne s’agit plus de trancher entre le déterminisme ou le volontarisme, deux concepts s’appuyant sur la place de l’individu dans la société l’environnant. Ce débat ayant montré dans un cas comme dans l’autre ses limites, nos dernières orientations de recherche ont privilégié le champ de la sociologie de l’innovation pour essayer de dépasser ces antagonismes théoriques. Dans ce cadre, de nombreux auteurs ont privilégié des recherches sur les notions de pratique, d’interaction hommes-machines dans le contexte des technologies. Ce faisant, ils rejoignent la pensée de Jean Pierre Dupuis qui perçoit ce mouvement comme « beaucoup plus intéressant que celui centré sur les concepts de personne (…) Les pratiques concernent les acteurs évidemment, puisque ce sont leurs pratiques dont il est question, mais des acteurs agissant dans des univers déjà structurés, bien qu’aussi en constante structuration, transformés par les pratiques incessantes des acteurs. » Nous ne présenterons pas plus en détail les problématiques sous-jacentes à cette question dans la mesure où nous les développerons plus amplement dans la partie III de cette thèse ; retenons simplement que ces considérations permettent de dépasser ainsi la contradiction commune entre objectivisme et subjectivisme.

Comment ne pas verser dans l’approximation à travers des croisements épistémologiques trop vastes et la subjectivité du regard du chercheur ?

En effet ce positionnement nihiliste (ni objectivisme, ni subjectivisme) comporte aussi des dangers, sans compter que le transfert de technologie fait appel à des savoirs très différents. « De nombreuses sciences se sont éloignées d’un idéal d’explication des lois et des exemples pour se tourner vers un idéal de cas et d’interprétations, cherchant moins la sorte de chose qui associe les planètes et les balanciers et plus la sorte qui associe les chrysanthèmes et les épées. »2 Il découle de ce constat de Clifford Geertz une autre question importante qui est la difficulté de l’interprétation des données dans ce contexte, car s’il est probable que « l’on ne voit que ce que l’on sait », ceci n’autorise pas la surinterprétation telle que la décrit Jean Pierre Olivier de Sardan. « Soupçonné de les ignorer ou de les travestir, il (le chercheur) franchit les limites acceptables de ce qu’on peut imputer à la réalité décrite, et propose de celle-ci une image par trop non conforme, et, pour tout dire, « fausse ». Il sollicite à l’excès les éléments empiriques disponibles, ou produit des assertions qui n’en tiennent pas compte, voire les contredisent. ».Nous avons vu précédemment l’intérêt de la saturation ou de la triangulation pour éviter ce genre de travers. Toutefois ces méthodes ne sauraient suffire sans un positionnement épistémologique critique.

Première confrontation du terrain à la théorie : Une rétrospective sur le parcours emprunté par la recherche

Nous allons dans ce qui suit présenter très succinctement la recherche telle qu’elle devait se dérouler à priori et les adaptations qui ont été nécessaires. Il est probable que cet aspect aurait pu faire l’objet d’une recherche à part entière sous une forme réflexive ; pour notre part nous ne ferons qu’apporter quelques éléments de réflexion qui sont concourants au sujet traité à travers certaines similarités avec le processus du transfert de technologie.

Le cheminement de la recherche

« Dans n’importe quelle branche du savoir, les résultats de la recherche scientifique doivent être présentés de façon tout à fait probe et sincère. (…) En ethnographie, entre le matériau brut de l’observation –tel qu’il se présente au chercheur dans ses propres observations (…) et l’exposé ultime et apodictique des résultats, il y a souvent une distance énorme à parcourir. Abolir cette distance est la tâche qui incombe à l’ethnographe au cours des années laborieuses qui séparent l’heure où, abordant sur une rive indigène, il tente d’entrer en contact avec les habitants, de l’époque où il couche ses conclusions sur le papier. »C’est en ces termes que Malinowski évoquait son travail d’ethnologue et comme nous le verrons dans ce qui suit, notre recherche n’échappe pas à ce constat. La recherche effectuée peut se décomposer en cinq grandes étapes qui sont les suivantes :

Le défrichage ou l’acquisition d’une culture générale préalable minimale de la part du chercheur

Cette première étape a essentiellement consisté, outre des entrevues avec des experts, en une première revue de littérature qui a permis essentiellement de déterminer ce qui semblait bien couvert dans le champ de la recherche. Elle a confirmé l’antagonisme des déterminismes techniques et sociologiques concernant les transferts de technologie sans proposer réellement de porte de sortie. Les éléments de réponse théorique à ce questionnement étaient à ce stade encore complètement absents ou pour le moins non conscientisés. En même temps que s’effectuait cette première exploration des théories entourant le transfert de technologie, la recherche d’un terrain adéquat prenait forme. Elle fut laborieuse et a subi de nombreux aléas, elle illustre de manière significative le proverbe Lobi « Nul ne connaît l’histoire de la prochaine aurore » : En arrivant.au Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole Polytechnique de Paris, le projet était clairement défini et devait consister en un appui aux PME maliennes à travers l’Unité de Formation et d’Appui aux Entreprises (UFAE) de Bamako. Auparavant, une piste avait été explorée du côté de la Cote d’Ivoire au sein du Fond de Développement de la Formation Professionnelle (FDFP) à Abidjan. Cette idée fut rapidement abandonnée pour diverses raisons et notamment le contexte politique de l’époque. La mission à Bamako, quant à elle, a subi de plein fouet une évaluation de la Banque Mondiale sur le projet auquel il a été reproché une trop forte présence d’expatriés ; de ce fait, les crédits alloués excédentairement pour ces postes ont été retirés. A un mois du départ, tous les postes en attente d’être renouvelés furent supprimés…Une nouvelle série de contacts fut mise en œuvre, afin de remédier à ce revirement de situation. Après la consultation de nombreuses offres, le choix s’est finalement arrêté sur un projet à Porto Novo au Bénin: ce dernier consistait à appuyer un atelier de prototypage de machines de transformation agro-alimentaire. Ce projet comme nous le verrons dans le chapitre suivant devait offrir un terrain idéal si tant est qu’il existe..

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