Une géographie de la viande au Tamil Nadu (Inde)

La viande : un aliment qui fait débat

Alors qu’au cours de l’été 2015 le secteur français de l’élevage, notamment l’élevage porcin, connaît une crise importante, la revue Sciences Humaines affirme qu’à quelques milliers de kilomètres de là, l’Inde connaît une « ‘révolution rose’ sans précédent » (p.15). Par cette expression de « révolution rose », est désignée une forte augmentation de la production et de la consommation de viande.

A n’en pas douter, la question de l’avenir de la viande, à l’échelle nationale comme à l’échelle mondiale, s’insinue dans de nombreux débats. Notamment, elle connaît depuis quelques années une actualité éditoriale sans précédent : de nombreux auteurs publient des ouvrages ou des articles à destination du grand public, qui pour dénoncer une consommation alimentaire mettant en danger les grands équilibres écologiques , qui pour en interroger la légitimité morale , qui pour raconter sa conversion au végétarisme , qui pour blâmer des pratiques industrielles jugées menaçantes , qui pour appeler à réduire de moitié les quantités de viande consommées à l’échelle mondiale , qui pour défendre les pratiques et les intérêts des éleveurs , qui pour faire l’« apologie du carnivore » , qui pour partir à la recherche du meilleur steak du monde , qui pour blâmer la mauvaise viande , etc.

Le monde de la recherche n’est pas étranger à cette ébullition. Depuis plusieurs décennies, la viande est l’objet de travaux en sciences humaines : après avoir été longtemps discréditée, au même titre que l’alimentation de manière générale (Mintz & Du Bois, 2002 ; Poulain, 2002, p.147), elle a à présent acquis une indéniable légitimité. Ou peut-être même la viande a-t-elle conquis sa légitimité bien avant et de façon bien plus certaine que l’alimentation, car le lien étroit que sa production et sa consommation entretiennent avec des questions morales ou philosophiques en a fait un sujet de préoccupation intellectuelle depuis plusieurs siècles. La discipline géographique quant à elle semble s’est ouverte très récemment à cet objet de recherche : en novembre-décembre 2014, la revue Carto rédige un court article intitulé « La viande, un aliment pas comme les autres » (Hurel, 2014) ; durant l’été 2015 est publié en Grande-Bretagne un ouvrage collectif nommé Political Ecology of Meat, coordonné par deux géographes (Emel & Neo, 2015) ; un article sur le blog de la revue de géographie radicale Antipode rédigé par le chercheur Sean Gillon propose de développer des « géographies critiques de la viande », etc. A l’instar de certains articles et ouvrages cités plus haut, ces différents travaux axent avant tout leur approche sur la dimension écologique de la production de viande.

A première vue, c’est bien là la grande question posée aujourd’hui par la viande : si le monde entier consomme autant de viande que l’Occident, les équilibres éco systémiques ne risquent-ils pas d’être menacés ? Derrière, d’autres questions d’ordre principalement sanitaire se profilent. Dans ce débat sont souvent pointés du doigt deux pays, deux géants démographiques dont la consommation a été relativement réduite jusqu’au milieu de la deuxième moitié du XXe : la Chine et l’Inde, dragons asiatiques dont l’appétit carné qui semble s’éveiller menacerait d’ingurgiter l’ensemble des ressources de la planète. Un intellectuel comme Edgar Morin n’en appelle-t-il pas à un « rééquilibrage » mondial passant par la « régulation» de la consommation de viande dans « les pays émergents comme la Chine ou l’Inde où la consommation croît avec l’amélioration du niveau de vie » (2011, p.231) ?

La question du statut de la viande en Inde

La viande : un objet au fondement de l’humanité et au cœur du changement social La viande apparaît d’emblée comme étant un objet complexe. Déjà, elle n’existe qu’en tant qu’elle est, en dernière instance, destinée à être mangée ; Noëlie Vialles (2007, p.198) précise bien qu’en cela le terme de « viande » renvoie à une catégorie alimentaire, normative, là où celui de « chair », désignant un « muscle strié enveloppé d’un tissu conjonctif, de tendons, de nerfs et de vaisseaux sanguins » (Patou-Mathis, 2009, p.13), n’est que descriptif. Ensuite, la viande semble d’emblée s’inscrire dans une double dimension. D’un côté, la consommation de viande et ses processus d’obtention sont un héritage de l’évolution (Smil, 2002, p.599), une composante fondamentale du processus d’hominisation (Stanford, 1999) : l’homme est le seul primate à avoir développé cette habitude à cette échelle, nous dit André Leroi-Gourhan (1964a, p.212). Cet usage aurait induit des habilités à la fois physiologiques – l’alimentation carnée, permettant un raccourcissement du tube digestif, aurait contribué au développement de l’encéphale (Smil, 2002, p.604) – et cognitives – la chasse et surtout le charognage dit « actif » supposent le développement de techniques et d’une première forme de coopération sociale (Patou-Mathis, 2009, p.40-45). Sur un plan plus symbolique, Tim Ingold affirme que la relation qu’un chasseur ou un éleveur entretient avec les animaux, qu’elle soit de confiance pour le premier ou de domination pour le second (2000, p.72), s’accompagne d’une certaine conception de l’environnement. D’un autre côté, pour primordiale qu’elle semble être, la viande est aussi caractérisée par sa rareté, par la complexité des savoir-faire (outils, feu, etc.) à mobiliser et des opérations mentales à effectuer pour son obtention, notamment dans le cadre de la domestication (Digard, 1990, p.208-209) ou des activités cynégétiques (Patou-Mathis, 2009, p.40-45). La « production » de la viande nécessite en général une confrontation, parfois dangereuse, à la vie animale et une violence dans la mise à mort ; le coût énergétique de telles pratiques peut être élevé ; le produit obtenu, fortement putrescible, demande souvent à être partagé.

La viande apparaît donc comme étant fondamentale à la définition, pratique et symbolique, de l’espèce humaine mais également comme une sorte de supplément luxueux (Fiddes, 1992, p.226) voire de dilapidation de richesses (Bataille, 1967, p.70) ; dans les sociétés pastorales elle nécessite le meurtre de l’animal producteur (Digard, 1990, p.194). Par ailleurs, sa consommation fait universellement l’objet de règles, de prescriptions, de prohibitions, de tabous (Fiddes, 1992, p.18 ; Fischler, 2001, p.119). Pour s’en convaincre, on peut penser bien sûr au refus du porc dans le monde musulman ou au dégoût des occidentaux pour la viande de chien. Mais surtout, une zone géographique est de longue date particulièrement associée à la régulation de l’ingestion de viande et à la pratique du végétarisme : l’Inde (Simoons, 1994, p.8 ; Beardsworth & Keil, 1997, p.221 ; Fumey & Etcheverria, 2009, p.13). Du fait de cet enchâssement puissant de la viande dans des contraintes matérielles et immatérielles, on devine que la façon dont les individus d’une société donnée interagissent avec ce produit particulier est inscrite dans un temps long tout en étant un témoin sensible des évolutions plus globales de cette société.

Parmi ces évolutions, le processus de « modernisation » tend à recomposer les rapports sociauxet les conceptions du monde – la modernisation étant entendue très  largement, avec Jürgen Habermas (1988, p.2-3) et François Ascher (2005, p.12), comme une combinaison de  dynamiques de capitalisation, de productivité, d’économisation, de prise en charge par le champ politique, de laïcisation, de différenciation sociale et d’individualisation. La progression d’un capitalisme industriel mondialisé, tête de proue de la modernité, aurait notamment deux conséquences. Premièrement, il entraînerait une mutation profonde et une extrême rationalisation des structures de production (Ritzer, 1998) – dans le cas de la viande, les réseaux d’approvisionnement seraient ainsi reconfigurés par ce que le géographe David Harvey nomme la « compression du temps et de l’espace »  (1992, p.260). Deuxièmement, corollaire de cette évolution, les pratiques de consommation seraient massifiées et uniformisées (Barnet & Cavanagh, 1996) – les modèles alimentaires seraient affectés par une « transition nutritionnelle » (Popkin, 1993) qui résulterait notamment en une forte augmentation de la consommation de viande . Dans les pays émergents, le rapport que les mangeurs entretiennent avec la viande serait donc marqué par l’avènement d’une rationalité instrumentale et d’un processus de marchandisation qui seraient tous deux vecteurs d’homogénéisation (Harvey, 1997, p.138) et de « standardisation » (Latouche, 2005, p.47).

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE – LES MANGEURS INDIENS ET LA VIANDE
Prolégomènes théoriques – L’ethos de l’alimentation en contexte hindou
Chapitre 1 – La consommation de viande en Inde : un cas en marge de l’espace-Monde ?
Chapitre 2 – La consommation de viande : régimes de régulation et évolution des pratiques au Tamil Nadu
Chapitre 3 – La consommation de viande, une pratique inscrite dans l’espace
Conclusion de la première partie
DEUXIÈME PARTIE – LES RÉSEAUX D’APPROVISIONNEMENT DE LA VIANDE EN INDE
Chapitre 4 – Les animaux : un « devenir-viande » qui influence les usages et les trajectoires
Chapitre 5 – L’abattage, la distribution et l’industrie : organisation et régulations de la « fabrique » de la viande
Chapitre 6 – La viande dans l’espace public : localisation et visibilité
Conclusion de la deuxième partie
TROISIÈME PARTIE– L’ÉCOUMÈNE DE LA VIANDE EN INDE
Chapitre 7 – La viande : des statuts négociés dans l’espace politique
Chapitre 8 – La viande, un aliment inséré dans des circuits en recomposition sociale et spatiale
Conclusion de la troisième partie
CONCLUSION GÉNÉRALE

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