Une triple mission diplomatique à l’épreuve du conclave

Une triple mission diplomatique à l’épreuve du conclave

La représentation ou le service de la gloire du roi

 L’ambassadeur est avant tout le représentant officiel d’un souverain ou d’un gouvernement à l’intérieur des frontières du pays où il a été nommé, ou dans le cadre d’une mission bien déterminée dans les termes de ses lettres de créances. Saint-Chamond et Chaulnes avaient été nommés ambassadeurs extraordinaires. Si Mazarin lui avait promis ce caractère, Lionne n’arrivait à Rome, en 1655, que muni du titre d’ envoyé , ce qui lui faisait craindre de ne pas pouvoir faire entendre aussi facilement sa voix et de ne pas obtenir un réel crédit auprès des cardinaux et des autres diplomates européens. À peine arrivé à Rome, il entretient le comte de Brienne , secrétaire d’État des Affaires étrangères, sur la nécessité de hâter sa nomination : « Lorsque j’eus l’honneur de recevoir les commandements de S. E., il me fit la grâce de me dire que S. Mté trouvait bon que j’eusse la qualité d’Ambassadeur extraord[inai]re en Italie, mais que, pour certaines raisons, je devois auparavant aller à Rome en qualité seulement d’envoyé, ce qui n’empêchait pas qu’on ne sceut que j’estois destiné à cette autre Ambassade, affin que j’en eusse plus de crédit et plus d’honneur. »  . En attendant, Lionne ne pouvait, dans son comportement, s’auto-octroyer les privilèges et le train de vie réservés par l’étiquette romaine aux ambassadeurs, tant à la Cour que dans la Ville. Il préféra donc s’en tenir, dans ses premiers contacts, à son caractère d’envoyé : « […] dès avant-hier, j’écrivis à M. Tevenot 129 que je le priais de déclarer à messieurs nos Card[in]aux que, prévoient que la qualité d’Ambassadeur en Italie, en laquelle ils avoient la bonté de me traiter, pourrait causer quelque embarras, et nuire aux affaires, je les suppliais de ne m’en plus honorer, et que je me tiendrais très satisfaits qu’ils me trouvasse [sic] dorénavant comme seulement envoyé. » En l’absence du Souverain Pontife, la présentation des lettres de créances devait être faite au Sacré-Collège, qui assurait l’intérim de la fonction pontificale. En effet, « les rapports diplomatiques ne sont et ne doivent pas être rompus par le fait de la mort du Pape » . L’unique contact officiel des ambassadeurs avec les cardinaux, avant leur claustration, était matérialisé par une cérémonie réglée par le protocole romain. Les représentants des États catholiques devaient prononcer une « harangue », c’est-à-dire un discours académique, en présence de l’ensemble des membres du Sacré-Collège. Un tel discours s’apparente à première vue à un sermon. Il devait représenter aux électeurs la gravité et la grandeur de leur tâche, et l’importance d’élire un pape possédant les qualités et les vertus dignes de cette haute fonction. Dans son discours du 1er août 1644, après avoir rappelé la « grandeur » des actions divines et de la fondation de l’Église par le Christ, Saint-Chamond évoquait le rôle essentiel attribué à « cette auguste compagnie » cardinalice : « […] le ciel [a] voulu donner à vos Émo En]ces quelque part en l’infaillibilité de l’Église, comme elles sont toutes entières à la pourvoir d’un bon pasteur et la Chrétienté d’un père commun »   . Il fallait aussi flatter la dignité des cardinaux pour s’attirer leur bienveillance : « En quoy Messieurs, vos Éminences doivent cognoistre leurs privilèges et leur grandeur, qui ne consiste pas seulement en l’ornement de la pourpre, qui les faict recognoistre Princes de l’Église, mais principalement en ce que vous estes princes électeurs de la dignité qui s’approche le plus de la Divine et qui voit soubz soy ce qu’il y a de plus relevé parmy les hommes, et pour le dire en un mot, Messieurs, Vos Éminences ont le pouvoir de couronner celuy qui a la suprême autorité spirituelle sur toutes les Couronnes […] » Fort de cette captation benevolentiæ, l’ambassadeur devait rappeler aux cardinaux leur devoir : il leur fallait mettre de côté les intérêts humains et se soumettre aux inspirations du Saint Esprit . En outre, ils devaient travailler à « éviter les malheurs que les conclaves ont toujours apporté lorsqu’ils sont restés trop longs » 1 . Et l’ambassadeur de citer plusieurs exemples de longs conclaves en pointant du doigt la menace du schisme : « […] l’histoire nous apprend que de trente schismes qui ont affligé l’Église depuis sa naissance, la plupart ont pris leur origine dans les sièges vacants »   . Une telle insistance pouvait aussi s’accompagner de certaines mises en garde donnant au discours le caractère d’une leçon de morale. Ainsi, en 1655, selon les mots de Lionne, les cardinaux étaient invités à introniser « un [candidat] qui n’aura pas ensuite à faire connaître, à travers les relations des conclaves et la renommée publique, qu’à cause de trafics illicites et de pactes aussi détestables et condamnés par les sacrés canons […], il se soit comme furtivement déguisé sous l’habit pontifical, exerçant témérairement la toute-puissance apostolique […] »  . Nous verrons que, derrière cette moralisation du processus électoral, fondée sur un rappel des prescriptions du droit canonique, les diplomates ne manquaient pas de chercher à en contourner plus ou moins adroitement les obstacles, afin de jouer de leur influence sur les scrutins. Cette première partie de la harangue, très didactique, devait s’appuyer sur une maîtrise sérieuse de la doctrine catholique, du droit canonique, de l’ecclésiologie et de l’histoire de l’Église. La deuxième partie du discours était plus « nationale » et mettait en évidence le rôle singulier de la France à l’égard de l’Église romaine : « Nos Roys véritablement très chrétiens ont sans contredit plus que tous les autres monarques de la Chrétienté accru les revenus et l’autorité de l’Église »   . Le discours prenait ici une tournure plus politique. Saint-Chamond faisait ainsi un éloge dithyrambique de l’enfant-roi dont il était le représentant : « Messieurs, le Sacré Collège ne doit pas moins attendre d’assistance en cette occasion et en toute autre du Roy mon maistre, puisqu’il est né dans les miracles, les victoires et les triomphes, et qu’il est issu de la tige de sainct Louis et de plus dévot père et de la plus pieuse mère qui ayent jamais porté sceptre »  . L’union naturelle de la Papauté et de la France devait ainsi être clairement manifestée dans le cadre du conclave : « Je suis donc icy, Messieurs, pour vous assurer que Leurs Majestez veulent conserver cette union inviolable avec le Sainct Siège et avec cette très saincte et très auguste compagnie »   . Saint-Chamond voulait avant tout manifester la protection spéciale de la France sur le conclave, afin d’en garantir la liberté , en insistant à cet égard sur « la puissance de la France, que toutes les autres nations doivent aimer ou craindre » . Les victoires récentes, sur le terrain de la guerre de Trente Ans – la bataille de Rocroi, en mai 1643, avait profondément marqué les esprits – étaient là pour le prouver . Une telle insistance, dans le style propre à la rhétorique baroque, visait à délivrer aux cardinaux une sorte de message subliminal, à savoir « faire connaître officiellement les intentions du roi, non quant aux personnes, ce qui constituait un domaine réservé à d’autres négociations, mais quant aux principes qui devaient inspirer les votes du Sacré-Collège »  . Habitués à ce genre d’artifices, les cardinaux ne pouvaient pas ne pas lire en filigrane les intentions du roi de France.

L’information, un devoir d’observation exigeant

 La seconde mission du diplomate est l’information. L’ambassadeur devait être au quotidien un observateur des faits, des gestes et des mœurs de la cour auprès de laquelle il était envoyé. Il lui fallait noter scrupuleusement les renseignements susceptibles d’informer son gouvernement sur les institutions, les personnages, les forces politiques, les conflits internes, les ressources et les carences financières et militaires  . Cette mission exigeait d’abord une grande maîtrise de l’écrit. Le diplomate devait en effet envoyer régulièrement à son gouvernement des rapports, les « dépêches ». En temps de conclave, l’échange épistolaire réclamait une grande discipline. La durée du conclave était quasiment imprédictible, du fait des nombreuses circonstances aléatoires qui entouraient l’élection. Le conclave de 1644 a ainsi duré 38 jours, celui de 1655, 80 jours, et celui de 1667, 19 jours. À cette imprévisibilité s’ajoutaient les contraintes spatio-temporelles de l’époque. Les communications entre l’ambassadeur et sa Cour, en raison des longues distances et des aléas climatiques et conflictuels, reposent essentiellement sur l’endurance des « courriers », les cavaliers chargés de porter les dépêches. Informé de la mort d’Urbain VIII, Saint-Chamond envoya sa dépêche le jour même, 29 juillet 1644. Elle était sur le bureau de Mazarin le 9 août, soit 12 jours après . Si, en temps normal, l’ambassadeur employait la « voie ordinaire », à savoir le service des postes, il utilisait, en cas d’urgence, « l’extraordinaire », c’est-à-dire l’usage de courriers expérimentés, comme en témoignait Hugues de Lionne, en avril 1655 : « Je n’ay pas jugé devoir arrester le départ de l’ord[inai]re pour attendre ces espreuves, parce que j’ay un meilleur courrier tout prest pour porter la nouvelle de l’élection si elle réussit » . Lionne a pu bénéficier de la célérité d’un courrier nommé Marquin et louait sa rapidité, au contraire du service postal ordinaire : « J’ay receu cette semaine deux dépêches de V. E., l’une du 5e de février, que je n’ay eu que la dernière, par l’ordinaire de Lyon, et l’autre du 13e du même mois, par le courrier Marquin, qui a fait la même diligence à son retour qu’en allant, n’ayant esté que neuf jours et demy »  . Il fallait aussi compter sur les risques d’insécurité, qui pouvaient entraver les échanges épistolaires, au point de parfois provoquer la subtilisation des dépêches. En février 1655, Lionne déplorait « le vol qui fut fait dernièrement du courrier de Lyon »   et évoquait la crainte du cardinal de Hesse , que Lionne cherchait à fidéliser, de ce que « les Espagnols n’aient eu connaissances de ce qu’on traitait de sa part »  , au cas où ces dépêches fussent tombées entre leurs mains. Le contexte de la guerre menaçait aussi la circulation des dépêches dans les zones concernées par les opérations militaires. Fin juin 1667, Chaulnes écrivait à Lionne : « Le courrier que j’ay envoyé au Roy le 26 du passé sur la mort du Pape [Alexandre VII] n’est pas encor arrivé, et je croit que ces Flamands, ou peut être Castel Rodrigo, l’auront fait prendre, ne pouvant rien faire de pis »  . La guerre de Dévolution venait d’éclater et Louis XIV s’était rendu en Flandre pour commander l’armée française. L’urgence de la conjoncture conclavaire exigeait de l’ambassadeur de ne négliger aucun de ces aspects pour communiquer à sa Cour des informations de la plus grande importance, et recevoir en échange des instructions susceptibles d’être rectifiées, en raison des circonstances fluctuantes de l’élection. Ces instructions étaient principalement fondées sur les informations communiquées par les diplomates. Les dépêches devaient rendre compte scrupuleusement du déroulement de l’élection. L’ambassadeur envoyait généralement ses dépêches en double, selon une cadence hebdomadaire ou bimensuelle : une dépêche était adressée directement au roi, et une autre au secrétaire d’État des Affaires étrangères. En qualité de principal ministre, Mazarin fut aussi le destinataire de certaines dépêches. Mais ce rythme n’était pas systématique. Pendant le conclave de 1644 (9 août 15 septembre), Saint-Chamond envoya trois dépêches au roi, six à Mazarin et deux à Brienne. Il avait reçu deux mémoires d’instructions datés des 9 et 10 août et un dernier, rédigé le 19 septembre, quatre jours après l’élection d’Innocent X. Pour le conclave de 1655 (18 janvier 7 avril), Lionne expédia 18 dépêches à Mazarin et 15 à Brienne, et reçut six instructions du cardinal-ministre. 

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