‘A mighty and amoral machine’: figures de l’apocalypse écologique

Télécharger le fichier original (Mémoire de fin d’études)

‘What have the mountains done for freedom and mankind?

La critique adressée aux romantiques a souvent utilisé comme argument majeur l’excessive personnification de la nature ou l’abstraction intellectuelle visant à en faire un outil de réforme pour l’homme.
L’œuvre Melincourt (1817) de Thomas Love Peacock nous offre un très bon exemple des débats concernant à la fois le romantisme en tant que genre littéraire et la problématique du rapport à la nature. Le septième chapitre au très malthusien titre “The Principle of Population” oppose une figure malthusienne, Mr. Fax, et à une figure shelleyenne, Mr. Forester. Mr. Fax déconstruit les stéréotypes gravitant autour du poète et de son engagement avec la nature :
Mr. Forester : A modern poet has observed, that the voices of the sea and of the mountains, are the two voices of liberty…
Mr. Fax: And yet I question it much; and in the present state of human society I hold the universal inculcation of such a sentiment in poetry and romance, to be not only a most gross delusion, but an error replete with the most pernicious practical consequences… Look into the records of the world. What have the mountains done for freedom and mankind? When have the mountains, to speak in the cant of the new school of poetry, ‘sent forth a voice of power’ to awe the oppressors of the world?10
En effet, l’école romantique (à savoir Wordsworth, Coleridge et Southey) projette dans la nature la possibilité de réformer et de profondément transformer le monde. D’ailleurs, comme le montre McLane, “Mr. Fax [is] asking the wrong questions. Not mountains but men and women send forth voices which may act in and on the world”11, inspirés par ce qu’ils observent dans la nature.
Cette tache de revalorisation du rapport romantique à la nature est poursuivie par Dewey Hall, qui note :
Romantic writers did not merely write philosophical poems about natura (e.g., Williams Wordsworth’s « Lines Written a Few Miles above Tintern Abbey », Percy Shelley’s « Mont Blanc », John Keats’s « Ode to a Nightingale », etc); they observed the physical qualities in natura to gain insight into universal laws whether it be the « soft inland murmur » of water flowing from mountains to form creeks and rivers, glacial activity creating moraines as depositional remains, or a nightingale roosting in a beech tree. The focus on the bifurcation of natura elides the notion that Romantic writers sought to come as close as possible to conceptualising natura according to the natural philosophy of their age and as much as their literary minds inquired. (Hall 4)
L’attention portée à la nature permet donc de tirer des lois universelles et de comprendre le monde dans un système de correspondances (pour reprendre le terme de Baudelaire), donnant aux phénomènes naturels le potentiel de servir dans la vie morale de l’homme. La citation de Hall fait notamment ressortir l’attention portée aux relations entre les êtres et les objets naturels (comme les sources montagneuses à l’origines de fleuves). Comme le soulignent Petra Tschakert et Nancy Tuana, une approche relationnelle à l’ontologie met en valeur des formes d’interconnexion peu exploitées dans un système de pensée orthodoxe : Attention to a relation ontology […] refocuses security discourses to better reflect and appreciate three forms of interconnection that are not sufficiently attended to in contemporary human security discourse. These are 1) the socio and the natural; 2) reciprocal corporeal vulnerability and situated resilience; and 3) close and distant others12.
Nous allons voir comment ces liens relationnels sont exploités dans les premières œuvres de Shelley, à savoir Frankenstein et The Last Man, dans lesquelles on observe un cheminement logique qui définit le rapport à la nature et le rôle politique de l’art, puisque l’on passe d’une appréciation proprement romantique et sensuelle de la nature à une compréhension de son rôle dans la construction morale de l’individu. Ce rapport est pourtant renversé en raison de l’action politique et industrielle humaine, qui entraine une confrontation opposant l’homme à la nature, mais met également en lumière la nécessité d’une cohésion humaine face à la menace environnementale. Ainsi, la connexion entre l’homme et la nature débouche sur une vulnérabilité réciproque, l’action humaine mettant en danger l’équilibre naturel, et les bouleversements écologiques menaçant l’intégrité humaine. Enfin, le rapport aux autres, proches ou éloignés, est une composante essentielle de l’émergence d’une conscience collective sous la bannière de l’espèce, menacée par la nature ou par des espèces concurrentes.

‘The Poetry of the Earth is never Dead’13: de la nature comme guide moral

Analysant son rapport à la société et à la politique, Colin Carman caractérise la fiction de Shelley par un désir de se rapprocher des lois de la nature qu’elle offre en spectacle :
Mary Shelley’s fiction wishes to dwell on the various tensions between nature and society, underlined by the author herself in 1829 when she describes the human experience in this way: “There is much in the world afforded by nature and contrived by man, to yield satisfaction and enjoyment to our senses and our physical wants” (Carman 16)
Le rapport romantique à la nature se caractérise avant tout par une grande sensualité, visant à la communion absolue avec celle-ci et ayant tendance à effacer les frontières entre l’expérience humaine et l’empire du non-humain : Their [the Shelleys] sense of place is highly sensuous. True to its Romantic roots, it is a touchy-feely ecology that unites feeling (seated in the body) and logic (seated in the intellect). For instance, in the conclusion to Mary Shelley’s historical romance The Fortunes of Perkin Warbeck (1830) – perhaps its most compelling part – Katherine’s childhood friend exudes the following: “The loveliness of earth saves me from despair: the majesty of Heaven imparts aspiring hope. I bare my bosom to the breeze, and my wretched heart throbs less wildly” (394). Percy Shelley’s approach is often much less explicit. The speaker of his poem “Mont Blanc” (published in 1817), inspired by the sublime sight of Europe’s highest summit, is emboldened by the “human mind” and its “unremitting interchange / With the clear universe of things around” (39–40). This the “universal laws of nature,” as Kant put it in his Prolegomena of 1783, lie “in our sensibility and in our understanding,” by which he means in our sensory and rational faculties (56–7). It also highlights the fact that the human-nature “interchange” is not just unceasing but unconstricted by social custom. (Carman 17-18)
Prédomine l’image de la mère nourricière14, source de consolation, et dans le sein de laquelle il est possible de se reposer. Carman est plus mesuré dans son analyse de l’œuvre de Percy Shelley, chez qui prédomine la vision d’une entité pensante devant être source d’inspiration intellectuelle et morale pour qui sait l’entendre.
Chez Mary Shelley, une certaine révérence face à la nature est un indice de bonne santé morale. Ses personnages se montrent très réceptifs au paysage autour d’eux, actualisant la sensibilité romantique à la nature. Dans Frankenstein déjà, Victor et la créature admettent tous deux les pouvoirs de consolation du soleil : assailli par la mélancolie, “the fresh air and bright sun seldom failed to restore me to some degree of composure, and on my return I met the salutations of my friends with a readier smile and a more cheerful heart” (Frankenstein 182-83). Après avoir fui le cottage des De Lacey, le monstre admet que “the pleasant sunshine and the pure air of day restored me to some degree of tranquillity” (Frankenstein 163).
Une fois qu’il a perdu sa pureté d’esprit, Frankenstein perd ce rapport privilégié aux éléments. Quand il s’isole pour se consacrer entièrement à ses recherches, il déplore son incapacité à apprécier les beautés du monde naturel : « my eyes were insensible to the charms of nature. And the same feelings which made me neglect the scenes around me caused me also to forget those friends . . . whom I had not seen for so long a time » (Frankenstein 55). De la même façon, ses réactions sont différentes de celles de Clerval lorsqu’ils voyagent ensemble : “In truth, I was occupied by gloomy thoughts and neither saw the descent of the evening star nor the golden sunrise reflected in the Rhine.“ (Frankenstein 187). Il se retrouve à la fois aliéné de la communauté des hommes et de la nature, dans la position de solitude extrême redoutée par Marx lorsqu’il déclarait que : “every self-estrangement of man from himself and nature is manifested in the relationship he sets up between other men and himself and nature.”15
Walton subira le même sort en se retrouvant pour une quête similaire aux confins du monde naturel, là où peu de formes de vie subsistent, et socialement isolé :
Furthermore, the Creature’s polar voyage condemns Walton and Frankenstein for pursuing the enticements of science at the expense of the social ties for which the Creature longs by revealing the polar region to be nothing but “the seat of . . .
desolation,” the last place Walton should be searching for the warmth of a temperate sea or of male friendship16.
Se faisant, ils se retrouvent privés d’une partie d’eux-mêmes, l’âme sensible, à la croisée entre le rapport émotionnel et le rapport intellectuel décrit plus tôt : « lost all soul or sensation but for one pursuit » (Frankenstein 55).
C’est alors que le rapport naturel passe de la consolation à l’enseignement moral, rappelant le héros à sa faute. La description du paysage alpin qui suit directement la rencontre avec le monstre est à cet égard particulièrement révélatrice :
The stars shone at intervals as the clouds passed from over them; the dark pines rose before me, and every here and there a broken tree lay on the ground; it was a scene of wonderful solemnity and stirred strange thoughts within me. I wept bitterly, and clasping my hands in agony, I exclaimed, ‘Oh! Stars and clouds and winds, ye are all about to mock me; if ye really pity me, crush sensation and memory; let me become as nought; but if not, depart, depart, and leave me in darkness.’ These were wild and miserable thoughts, but I cannot describe to you how the eternal twinkling of the stars weighed upon me and how I listened to every blast of wind as if it were a dull ugly sirocco on its way to consume me. (Frankenstein 179)
La tentation du suicide sous-jacente semble même se confondre avec un retour à la nature sous la forme de la fusion. De plus, le ciel étoilé agit comme un référent moral qui rappelle au scientifique sa culpabilité, et menace de le consumer, comme ses regrets.
Hall indiquait la nécessité de lire la description romantique de la nature à l’aune de la philosophie morale qui animait les écrivains, déclarant their sense of natura – as they each revealed through letters, journal entries, essays and poetry – has been shaped by findings discovered through empirical observation (i.e., first-hand personal observation and second-hand discoveries from their readings in physical as well as life science) and natural philosophy, giving rise to metaphysical renderings of natura in their works (Hall 4)
La référence à Kant est particulièrement tentante dans l’étude du rapport moral à la nature. Très lue par la première génération de romantiques17 et populaire dans l’Angleterre des années 1820, sa philosophie réactualise l’équation entre le beau et le bien moral, et le plaisir trouvé dans la contemplation des beautés de la nature est un indice de supériorité intellectuelle : Je dis donc : le beau est le symbole du bien moral ; et c’est à ce point de vue (relation qui est naturelle à chacun et que chacun attend des autres comme un devoir) qu’il plaît et prétend à l’assentiment de tous les autres et en ceci l’esprit est conscient d’être en quelque sorte ennobli et d’être élevé au-dessus de la simple aptitude à éprouver un plaisir par les impressions des sens et il estime la valeur des autres par une maxime semblable de sa faculté de juger. Il s’agit de l’intelligible18.
Cette relation étant « naturelle à chacun », tous les êtres pleinement humains sont censés partager cet amour du beau ; le jugement esthétique est universel et « les beaux objets de la nature ont une valeur paradigmatique pour le jugement esthétique »19. L’indifférence dont fait preuve Victor est donc le symptôme d’un premier renoncement à sa condition.
Le beau naturel est censé provoquer chez l’homme une sensation d’admiration en raison de sa majesté et de sa grandeur ; devant porter à la méditation sur la petitesse de l’homme, mais aussi sur sa relation à ce tout qu’il contemple et à ses semblables :
Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. (…) Toutefois, l’admiration et le respect peuvent sans doute nous pousser à la recherche, mais ils ne peuvent en tenir lieu.20
Le rappel de son appartenance au domaine naturel intervient car l’homme réfléchit à la finalité de la nature, qu’il est tentant d’interpréter soit comme lui appartenant, soit comme appartenant à un dieu à l’image duquel il est fait. Ainsi dans la perspective kantienne il se considère en tant que fin de la nature, mais aussi ici sur terre comme la fin dernière de la nature, en relation à laquelle toutes les autres choses naturelles constituent un système de fins, et cela d’après des principes de la raison, non pour la faculté de juger déterminante il est vrai, mais pour la faculté de juger réfléchissante21 Son entendement lui permettant de faire émerger l’idée de la nature et d’un tout par harmonisation des lois universelles qui ordonnent les phénomènes observables, l’homme reconnaissant la beauté naturelle entreprend nécessairement une réflexion à son propre sujet et sur sa condition de créature morale. De plus, cette admiration doit faire naître en lui une forme de responsabilité à l’égard du monde qui l’entoure.
Dans Frankenstein, ce thème est repris à l’occasion d’une analyse des différentes formes d’éducation qu’elle met en scène, qui ne sont pas toutes égales et ont des conséquences différentes. McLane22 établit une typologie différenciée des différents parcours intellectuels présents dans le roman : Victor’s boyhood schooling in Geneva and university training in ‘natural philosophy’ in Ingolstadt; the monster’s eavesdropping on the language and history lessons given in the De Lacey household; Henry Clerval’s attaining proficiency in several ‘oriental’ languages (Persian, Arabic, Hebrew). The different education modes and contents suggests that all knowledges are not equal, nor are they equally obtained. (McLane 94)
Cette inégalité se retrouve notamment dans les moyens d’obtention du savoir (la communion avec la nature et la lecture pour Elizabeth, la rencontre entre les hommes pour Clerval, mais l’isolement et la folie pour Frankenstein) et dans la critique de Shelley à leur égard, qui, si elle réserve à tous ses personnages un destin tragique, définit clairement deux d’entre eux comme de simples victimes, alors que la responsabilité du troisième n’est pas à démontrer.
Gayatri Spivak s’est penchée sur la répartition des différents savoir entre les personnages à l’aune de la répartition tripartite appliquée par Kant au sujet humain («Kant’s three-part conception of the human subject »23) dans laquelle le linguiste Clerval représente la raison pratique, Elizabeth le jugement esthétique mais aussi la faculté morale, et Victor la raison théorique et la faculté d’abstraction.
In this overly didactic text, Shelley’s point is that social engineering should not be based on pure, theoretical, or natural-scientific reason alone, which is her implicit critique of the utilitarian vision of an engineered society. To this end, she presents in the first part of her deliberately schematic story three characters, childhood friends, who seem to represent Kant’s three-part conception of the human subject: Victor Frankenstein, the forces of theoretical reason or « natural philosophy »; Henry Clerval, the forces of practical reason or « the moral relations of things »; and Elizabeth Lavenza, that aesthetic judgment-« the aerial creation of the poets »-which, according to Kant, is « a suitable mediating link connecting the realm of the concept of nature and that of the concept of freedom … (which) promotes … moral feeling » (Spivak 255).
Spivak pousse l’analyse plus loin que d’autres critiques de l’œuvre. Anne Mellor, Marilyn Butler et d’autres suggèrent que la science est le corpus de savoir le plus critiqué par l’autrice24; décrite comme « pseudo-science » ou une « serio-comic » version des controverses scientifiques sur le vitalisme ayant cours au début du 18e siècle. Mais elles consacrent moins de temps à l’analyse de la pensée de Clerval, qui est pour Spivak entachée de considérations matérielles et impérialistes. Comme elle l’écrit : This three-part subject does not operate harmoniously in Frankenstein. That Henry Clerval, associated as he is with practical reason, should have as his « design … to visit India, in the belief that he had in his knowledge of its various languages, and in the views he had taken of its society, the means of materially assisting the progress of European colonization and trade » is proof of this, as well as part of the incidental imperialist sentiment that I speak of above. I should perhaps point out that the language here is entrepreneurial rather than missionary: He came to the university with the design of making himself complete master of the Oriental languages, as thus he should open a field for the plan of life he had marked out for himself. Resolved to pursue no inglorious career, he turned his eyes towards the East as affording scope for his spirit of enterprise. (Spivak 256)
Au nom de la raison pratique, Clerval est déjà coupable de sacrifier la moralité au profit du gain. Cependant, il est partiellement «excusé » de ce comportement par les théories raciales de l’époque, qui exemptent l’homme européen de considérer ses homologues «indigènes » comme des êtres moraux à part entière. C’est Frankenstein qui pousse cette logique jusqu’au bout, sacrifiant et la morale et la raison pratique à des considérations théoriques : But it is of course Victor Frankenstein, with his strange itinerary of obsession with natural philosophy, who offers the strongest demonstration that the multiple perspectives of the three-part Kantian subject cannot co-operate harmoniously. Frankenstein creates a putative human subject out of natural philosophy alone. According to his own miscued summation: « In a fit of enthusiastic madness I created a rational creature » (F, p. 206). It is not at all farfetched to say that Kant’s categorical imperative can most easily be mistaken for the hypothetical imperative-a command to ground in cognitive comprehension what can be apprehended only by moral will- by putting natural philosophy in the place of practical reason. (Spivak 256-57)
L’impératif catégorique que ne respectent ni Clerval ni Frankenstein est développé par Spivak citant Kant : Kant words the categorical imperative, conceived as the universal moral law given by pure reason, in this way: « In all creation every thing one chooses and over which one has any power, may be used merely as means; man alone, and with him every rational creature, is an end in himself. » It is thus a moving displacement of Christian ethics from religion to philosophy. As Kant writes: « With this agrees very well the possibility of such a command as: Love God above everything, and thy neighbor as thyself. For as a command it requires respect for a law which commands love and does not leave it to our own arbitrary choice to make this our principle. »‘ (Spivak 248).
Clerval respecte la valeur intrinsèque de l’homme mais est incapable de l’appliquer en dehors d’une sphère ethnocentrée étroite ; Frankenstein en est tout aussi incapable en refusant d’admettre le monstre dans le domaine éthique, mais ce faisant, il rejette également ses congénères, laissant Justine périr pour un crime qu’elle n’a pas commis, et se révélant incapable de protéger ses proches. Mais il soulève également la question de l’extension du respect lié à l’Autre à la nature, et de la nécessité de la considérer comme un être éthique à part entière.
Le discours romantique offrait déjà une place privilégiée à la peur de la désacralisation et de la démystification du monde naturel. Chez Coleridge, on retrouve la question de l’hubris qui pousse les scientifiques : How could men of strong minds and sound judgments have attempted to penetrate by the clue of chemical experiment the secret recesses, the sacred adyta of organic life, without being aware that chemistry must needs be at its extreme limits? The failure of its enterprises will become the means of defining its absolute boundary.25
Les termes revenant sont ceux du secret et de la sacralité, et érigent la nature en divinité créatrice, devant nécessairement échapper aux limitations intellectuelles de l’homme.
Le positionnement des premiers écrits de Mary Shelley vis-à-vis de la nature est complexe. S’il procède d’une tradition romantique de sublimation du monde naturel, il reconnait néanmoins l’impact colossal de l’action humaine sur les lieux qui en sont le théâtre. Les carnets de voyage publiés sous le titre de History of a Six Weeks’ Tour26 révèlent une conscience manifeste de l’impact des politiques sur l’environnement, notamment dans le sillage des guerres napoléonniennes. Décrivant les conséquences de la revanche des Cosaques de 1814, elle écrit Nothing could be more entire than the ruin which these barbarians had spread as they advanced… the distress of the inhabitants, whose houses had been burned, their cattle killed, and all their wealth destroyed, has given a sting to my detestation of war (History 19)
De la même façon, le despotisme laisse une trace observable sur les hommes comme sur les lieux: The appearance of the inhabitants of Evian is more wretched, diseased and poor, than I ever recollect to have seen. The contrast indeed between the subjects of the King of Sardinia and the citizens of the independent republics of Switzerland, afford a powerful illustration of the blighting mischiefs of despotism, within the space of a few miles (History 116)
S’il est évident que les errements politiques et militaires laissent une marque dans le paysage physique et mental, Shelley n’a pas encore renoncé à une vision dans laquelle la nature peut être directement guide de l’homme, et dans le même carnet, elle écrit : “Nature was the poet whose harmony held our spirits more breathless than that of the divinest” (History 152). Dans ce texte de jeunesse, les Shelley proposent presque une alternative à la modification physique de la nature en exaltant la toute-puissance de l’imagination : passant dans la région décrite par Rousseau dans La Nouvelle-Héloïse, Percy voit la scène se recréer sous ses yeux : A thousand times, thought I, have Julia and St.Preux walked on this terrassed road, looking towards these mountains which I now behold: nay, treading on the ground where I now tread. From the window of our lodging our landlady pointed out ‘le bosquet de Julie’….; In the evening we walked thither. It is indeed Julia’s wood.
The hay was making under the trees: the trees themselves were aged, but vigorous, and interspersed with younger ones, which are destined to be their successors, and, in future years, when we are dead, to afford a shade to future worshippers of nature, who love the memory of that tenderness and peace of which this was the imaginary abode (History 131-2)
La référence aux adorateurs de la nature confirme le rôle prêté au monde naturel, à savoir de servir d’inspiration morale et artistique pour des âmes sensibles à ses beautés. Cette volonté de vivre avec des fantômes littéraires peut paraitre naïve, mais elle révèle une certaine vision du monde dans laquelle sont harmonisées la voix de la nature et celle de l’homme, comme le révèle ce fragment de journal décrivant le Mont Blanc : The summits of several of the mountains that enclose the lake to the south are covered by eternal glaciers; of one of these, opposite Brunen, they tell the story of a priest and his mistress, who, flying from persecution, inhabited a cottage at the foot of the snows. One winter night an avalanche overwhelmed them, but their plaintive voices are still heard in stormy nights, calling for succour from the peasants (History 48-9, mes italiques)
Contre-modèle aux lois humaines, qui interdisent l’amour du prêtre et de sa maîtresse, la nature console les amants en les réunissant dans la mort, et permet la sublimation de leur histoire par une assimilation à un tout qui les dépassait. A travers la philosophie kantienne, mais aussi à travers ces interprétations artistiques, on voit transparaitre la possibilité de traiter la nature comme un agent moral dans laquelle l’homme serait engagé dans une relation de bienveillance réciproque. Finalement, il serait tentant d’opposer Shelley et Descartes selon lequel la science devait pouvoir nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent27
En réduisant le monde naturel à un ensemble de commodités et de ressources, la pensée cartésienne écrit un contrat naturel28 fondé sur la séparation radicale entre l’humain et le non-humain, et sur la soumission du non-humain aux intérêts mercantiles.
Le modèle cartésien est aux antipodes de la conception de la nature défendue par les romantiques. On peut cristalliser leur opposition par le dualisme établi par Descartes (Méditations métaphysiques) entre res cogitans, c’est-à-dire être pourvu de conscience, et res extensa, matière inerte et malléable. Privée de ses attributs éthiques, la nature devient toute entière unifiée et soumise à la rationalité humaine :
The concept of reason provides the unifying and defining contrast for the concept of nature, much as the concept of husband does for that of wife, as master for slave. Reason in the western tradition has been constructed as the privileged domain of the master, who has conceived nature as a wife or subordinate other encompassing and representing the sphere of materiality, subsistence and the feminine which the master has split off and constructed as beneath him. The continual and cumulative overcoming of the domain of nature by reason engenders the western concept of progress and development. But as in other patriarchal reproductive contexts, it is the father who takes credit for and possession of this misbegotten child, and who guides its subsequent development in ways which continue to deny and devalue the maternal role.29
Nous verrons plus loin comment l’association entre territoire à conquérir et principe féminin revient dans les projets de Walton ; pour l’heure, notons que la catégorie du naturel est donc construite par opposition à ce qui est reconnu comme humain :
The category of nature is a field of multiple exclusions, not only of non-humans, but of various groups of humans and aspects of human life which are cast as nature. Thus racism, colonialism and sexism have drawn their conceptual strength from casting sexual, racial and ethnic differences as closer to the animal and the body construed as a sphere of inferiority, as a lesser form of humanity lacking the full measure of rationality and culture. (Plumwood 4)
Le résultat est la construction d’une mentalité «de maître » associée à la raison, et doté de toute autorité, pouvoir et propriété sur le monde naturel, le féminin et le passif30. L’exemple paradigmatique est le projet reproductif de Frankenstein, qui ignore les constantes naturelles de la procréation et confisque la prérogative féminine.
Le fait que Shelley regroupe la domination du monde naturel, du féminin et de l’alter ego colonial est un indice de la cohérence de sa pensée éthique, qui correspond selon Anne Mellor à une “ethics of care”, une notion définie par Carol Giligan dans son ouvrage In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development31. Traduite en français par « éthique de la sollicitude »32, la notion décrit la tendance des femmes à investir dans les relations interpersonnelles et à assumer le rôle de soignante : Celles-ci sont beaucoup plus investies dans les relations de soin qui les attachent à autrui, alors que les hommes portent plus d’intérêt à la construction individuelle et font davantage place à la compétition. Ils accordent ainsi de l’importance aux règles qui permettent une distance affective avec les autres. Ces caractéristiques produisent des résolutions différentes des problèmes moraux. Les Hommes déploient des solutions plus neutres, fondées sur des règles de justice. Les femmes font l’expérience des conflits de responsabilité, qu’elles cherchent à résoudre de manière plus relationnelle33
Les femmes seraient ainsi plus sensibles aux injustices touchant d’autres êtres vivants. La notion se retrouve dans le courant écoféministe, selon lequel il est nécessaire de revenir à une conception presque païenne de l’univers comme organisation harmonieuse entre les différentes formes de vie : “Cartesian thought has stripped nature of the intentional and mindlike qualities which make an ethical response to it possible” (Plumwood 5).
Une étape nécessaire est la réintégration de l’homme au domaine naturel : Once nature is reconceived as capable of agency and intentionality, and human identity is reconceived in less polarised and disembodied ways, the great gulf which Cartesian thought establishes between the conscious, mindful human sphere and the mindless, clockwork natural one disappears. (Plumwood 5)
Une application évidente du respect pour le monde naturel est par exemple le végétarianisme promu par Percy dans ses travaux polémiques, mais aussi par Mary dans sa fiction. Il s’agit d’une étape intermédiaire avançant vers la reconnaissance de la nature comme agent moral, à travers une reconnaissance des autres êtres vivants comme méritant d’être inclus dans la sphère éthique :
Is it so heinous an offence against society, to respect in other animals that principal of life which they have received, no less than man himself, at the hand of Nature? O, mother of every living thing! O, thou eternal fountain of beneficence; shall I then be persecuted as a monster, for having listened to thy sacred voice?34
En insistant sur un principe vital commun aux hommes et aux animaux, Oswald souligne la porosité des catégories de l’humain et de l’animal. Carol J. Adams35 explore de façon convaincante la question du végétarianisme dans Frankenstein36, et y voit une marque de la bienveillance naturelle de la créature, qui, n’étant pas humaine, a conscience de la place qu’elle occupe au sein du règne animal. Exclue par les hommes pour cette raison, elle est capable d’inclure les autres animaux dans sa sphère morale : the creature includes animals within its moral codes, but is thwarted and deeply frustrated when seeking to be included within the moral codes of humanity. It learns that regardless of its own inclusive moral standards, the human circle is drawn in such a way that both it and the other animals are excluded from it (Adams 109)
Encore une fois, on retrouve les thèmes de respect de la sacralité de la nature et de la vie sous toutes ses formes. Oswald explicite par ailleurs la considération éthique en parlant des cercles d’inclusion ou d’exclusion des autres formes de vie. Or, en exposant son régime végétarien à Frankenstein, la créature de Shelley poursuit deux buts : tout d’abord, démontrer que sa communauté idéale ne représenterait pas une menace pour l’humanité ; ensuite, se faire le porte-parole d’une vision morale dépassant les intérêts anthropocentrés : My food is not that of man; I do not destroy the lamb and the kid, to glut my appetite; acorns and berries afford me sufficient nourishment. My companion will be of the same nature as myself, and will be content with the same fare. We shall make our bed of dried leaves; the sun will shine on us as on man, and will ripen our food. The picture I present to you is peaceful and human (Frankenstein 176)

Table des matières

Introduction: ‘It is in art that the fantasies we have about nature take shape – and dissolve’
I. ‘What have the mountains done for freedom and mankind?’
a) ‘The Poetry of the Earth is never Dead’: de la nature comme guide moral
b) ‘The gigantic shadows which futurity casts upon the present’
c) ‘It cannot be a sin to seek to save an earth-born being’ : la naissance de l’identité d’espèce menacée ‘An experiment with the human race is not like an experiment upon inanimate objects’
II. ‘A mighty and amoral machine’: figures de l’apocalypse écologique
c) ‘for all corrupted things are buoy’d like corks, / By their own rottenness’: l’influence corruptrice de la métropole
III. ‘We will grieve not, rather find / Strength in what remains behind; / In the primal sympathy / Which having been must ever be’: alternatives écologiques au modèle cartésien
a) Révolution, révolte et réforme : l’habitus humain et la question des écotones Maurice, or the Fisher’s Cot : réévaluer le rapport à la nature
b) ‘Nature has wisely attached affections to duties’ : le cottage comme lieu de revalorisation du travail féminin et de la domesticité
Une nouvelle esthétique : sublimer le romantisme masculin ‘Utopian domesticity’ : reconfigurer les relations humaines
c) ‘The child is father of the man; / And I could wish my days to be / Bound each to each by natural piety’ Pygmalion et Prométhée : la paternité mortifère
Feminine nurturance and the ethics of care: vers une maternité élargie
‘An ethic that begins in the home but radiates outwards’
Conclusion: ‘Poetry is the first and last of all knowledge – it is as immortal as the heart of man’
Bibliographie
OEuvres de Mary Shelley
Ouvrages critiques
Articles

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *