Analyse du vécu du sentiment d’impuissance par les internes de médecine générale

Les causes de l’expérimentation de l’impuissance

Au cours des entretiens, il est ressorti que les internes étaient amenés à ressentir de l’impuissance du fait du statut d’interne dans l’équipe ou lorsqu’ils ont été confrontés à la souffrance ou à la mort de leurs patients.
Le statut d’interne : Dans cette étude, les internes ont expérimenté leur impuissance à cause de la responsabilité endossée dans leur stage lors de la transition du statut d’externe à celui d’interne. Ces difficultés sont retrouvées dans la thèse de M. Bouteiller et D. Cordonnier, qui analysent la souffrance éprouvée lors de cette transition. Le fossé à franchir est grand en termes de responsabilité. L’interne livré à lui-même dans un service de médecine peut se retrouver démuni devant les tâches qui lui incombent. Il existe souvent une disproportion entre le savoir-faire encore précaire qu’il possède et les lourdes responsabilités qui lui sont confiées. Or Nathalie Depraz, normalienne et agrégée de philosophie, explique que la découverte d’un nouveau métier peut être source de stress et d’angoisse si le savoir-faire est insuffisant. Cela entraine un sentiment de « ne pas être prêt » et ainsi un sentiment d’impuissance face aux situations médicales rencontrées. C’est ce que verbalise l’interne 1 lorsqu’il explique qu’il ne s’attendait pas à être confronté aussi rapidement au cours de son internat à une annonce de décès. De plus, le Dr Daneault, au Québec, explique que le sentiment d’impuissance ressenti pourrait résulter de la surcharge de travail et de l’essoufflement physique et psychologique vécu par le soignant. A terme, cela conduit à un fort sentiment de culpabilité et de frustration devant l’incapacité à tout faire pour aider son malade.

L’expérience de la souffrance et de la mort

Face à la souffrance : Les situations racontées par les internes concernent principalement des patients en souffrance, que ce soit une souffrance physique comme dans les situations 3 et 4 ou une souffrance psychique avec les troubles du sommeil comme dans la situation 5. L’interne se sent responsable de soulager cette souffrance et éprouve de l’impuissance à ne pas y arriver. Or la souffrance est plus large que la douleur physique en tant que telle. Si le dictionnaire Larousse définit la douleur comme une «sensation pénible, désagréable, ressentie dans une partie du corps», la souffrance est définie comme un «état prolongé de douleur physique ou morale». Elle est donc pluridimensionnelle et subjective selon le patient puisqu’elle est «ressentie». Ainsi, en 1982, E. Cassel la définit ainsi : «[La souffrance] comprend au minimum trois aspects : la douleur physique, la détresse psychologique et le questionnement spirituel. Elle est un état spécifique de détresse qui apparaît quand l’intégrité de la personne est mise à mal.» Cette atteinte à l’intégrité de la personne se retrouve chez Paul Ricœur pour qui «la souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressentie comme une atteinte à l’intégrité de soi» . La maladie est donc par définition source de souffrance par l’atteinte de l’intégrité de l’être.
Face à la mort : Beaucoup de situation présentée dans cette étude par les internes étaient en rapport avec des prises en charge palliatives et avec le décès de patient. L’utopie de la médecine toute-puissante se brise au contact de l’expérience de la mort. L’interne 3 parle ainsi d’une « lutte contre l’inéluctable », lutte qui devient absurde puisque la mort a toujours le dernier mot. Cette constatation se retrouve dans l’étude de A. Marrec sur le ressenti des internes face aux soins palliatifs. Un des internes interrogés parle ainsi : «Tu as l’impression que tu es interne pour sauver les gens et pas pour les aider à partir malheureusement.» La mort des patients y est décrite comme étant vécu « comme un échec », provoquant un sentiment de désarroi et d’impuissance. De même, dans une étude néozélandaise suivant des étudiants en médecine pendant trois ans, un des étudiants témoigne que devant la mort, l’interne doit perdre sa vision du médecin tout puissant, du médecin comme un héros. Il n’est qu’un soignant qui essaie de prendre soin de la personne à travers sa maladie, ce que rapporte également l’interne .

Le vécu de l’impuissance

Le vécu de l’impuissance peut engendrer chez l’interne trois expériences négatives: un traumatisme a minima, le vécu d’un deuil ou l’apparition de l’impuissance acquise.
Un traumatisme pour le soignant : Les situations d’impuissance du soignant rapportées dans notre étude sont vécues essentiellement devant la souffrance ou la mort du patient. Or, pour F. Lebigot : « Ce qui fait essentiellement trauma c’est la confrontation inopinée avec le réel de la mort. […] Le traumatisme psychique est une rencontre avec le néant. »(35) Méchin s’interroge également sur les traumatismes vécus par les soignants dans la relation au patient : « L’écoute d’une plainte habitée par une souffrance constituerait-elle l’équivalent d’un traumatisme ? ».
Le mot « traumatisme » vient du terme grec trauma qui désigne la blessure. Ainsi, un trauma psychique est une blessure psychique face à un événement extérieur violent pour le sujet . Pour L. Crocq, un événement constitue un traumatisme s’il est «vécu sur le mode du trauma, dans l’effroi, l’horreur et le sentiment d’impuissance et d’absence de secours.» Le sentiment d’impuissance serait alors une des causes de l’élaboration d’un traumatisme.
Le deuil de la toute-puissance : Face à des situations complexes, le médecin doit renoncer à avoir une idée nette de sa prise en charge, en renonçant notamment à sa volonté de toute-puissance. La prise de recul permet de ne pas être dans l’immédiateté du soin et de s’extraire des projections dont il peut faire l’objet par le patient. Il est confronté à un constat douloureux : «Je ne peux pas tout maîtriser.» Il y a donc un travail de renoncement nécessaire à accomplir pour ne pas tomber dans des mécanismes de culpabilité. Pour S. Delieutaz, ce phénomène de renoncement peut être rapproché du processus de deuil décrit par E. Kübler-Ross. Ce processus se déroule en cinq étapes, qui ne sont pas toutes obligatoires pour effectuer un deuil. Tout d’abord, le sujet est dans le déni de la situation, c’est-à-dire qu’il y a une décision consciente ou inconsciente de refuser d’admettre que la chose est vraie. Puis, il peut ressentir de la colère ou de la culpabilité envers la situation, ce que l’on retrouve dans le discours de l’interne . Il tente alors de marchander, c’est-à-dire qu’il met en place un processus de négociation par lequel il tente de retarder l’inévitable ou de prendre ses distances avec la réalité de la situation (interne 2 et interne 6).
Cela le conduit ensuite à une dépression ou un sentiment de désespoir (interne 5) pour enfin lui permettre l’acceptation de la situation. Le sujet peut alors se réorganiser et redevenir acteur de sa vie. On parle de deuil pathologique lorsque le sujet n’arrive pas à cette phase de réorganisation. Cela peut évoluer alors jusqu’à l’épisode dépressif caractérisé.

L’impuissance acquise

En 1975, Seligman étudie les situations où le soignant fait l’expérience de son absence de maîtrise sur les événements. Il décrit le phénomène d’impuissance acquise vécu par le soignant lorsque ces situations se répètent. Il constate que le soignant adopte une attitude passive face à ces situations incontrôlables. En effet, alors que le sentiment de puissance conduit à l’action, l’incertitude mène à l’inaction et est un frein à la prise de décision pour le médecin. L’impuissance acquise peut même devenir un frein à l’acquisition de nouvelle connaissance.
Par ailleurs, comme retrouvé dans notre étude dans les paroles des internes 2 et 9, le soignant va avoir tendance à se considérer responsable des faits. D. Crippen écrira ainsi que le sentiment d’impuissance est une caractéristique cardinale de la détresse morale, c’est-à-dire la détresse ressentie lorsque le praticien est incapable de pratiquer selon ses normes propres. Le soignant se désinvestit alors du soin jusqu’à ne plus se sentir préoccupé par la personne dont il s’occupe. On parle de dépersonnalisation du soin. Certains internes alertent dans notre étude sur cette dépersonnalisation qu’ils expérimentent dans leur pratique personnelle. Il y a donc des répercussions néfastes de l’expérimentation de l’impuissance sur le soin et la qualité de la relation médecin-malade.
Crippen alerte également sur le risque de burn out encouru par les soignants, qu’il décrit comme le syndrome d’épuisement professionnel caractérisé par une fatigue physique et psychique intense générée par des sentiments d’impuissance et de désespoir.

Réflexion sur la posture professionnelle

Après avoir été confronté à son impuissance, l’interne est amené à réfléchir sur sa propre posture professionnelle. Il est mis face à sa vulnérabilité émotionnelle qu’il doit accepter pour pouvoir s’ouvrir au questionnement du sens du soin. Pour se faire, un espace de parole est nécessaire à l’élaboration de son vécu.
Accepter sa vulnérabilité émotionnelle : Le milieu médical est décrit par les internes dans les entretiens comme un milieu compétitif dans lequel il n’est pas possible d’exprimer ses faiblesses et ses difficultés. Cette constatation se retrouve dans le travail de C. Soulard et M. Stamer, qui ont étudié la gestion de leurs émotions par des médecins généralistes. Ces derniers évoquent le fait que les études de médecine favorisent l’excellence et le prestige au dépend de la communication et de l’expression de ses difficultés. Ils déplorent le manque de formation reçu sur la gestion de leurs émotions au cours de leur cursus médical. Les médecins doivent apprendre par eux-mêmes grâce à des formations continues ou en confrontant leur vécu avec celui de collègues. J. Shapiro constate également que le milieu médical est inadéquat pour apprendre cette gestion des émotions. Les étudiants apprennent alors au hasard de leurs stages grâce au côtoiement de médecins qu’ils prennent comme mentor. Or le manque de formation sur les émotions conduit parfois à les considérer avec effroi car elles sont difficiles à appréhender et donc à les éviter. Le médecin se concentre alors sur sa productivité au lieu de chercher à faire part d’empathie avec son patient.
La quête de sens du soignant : Dans leurs récits, les internes ont rapporté avoir été soumis à un questionnement existentiel lorsqu’ils ont été confrontés à leur impuissance. En effet « face à une maladie incurable et potentiellement mortelle, le soignant est douloureusement renvoyé à ses propres limites, à sa vulnérabilité, à l’angoisse de sa propre mort, à cette pensée intolérable, irreprésentable que tout être humain cherche désespérément à repousser. ». L’interne est mis face à son propre questionnement intérieur comme le soulignait l’interne 7. Il est obligé d’y faire face pour ne pas sombrer lui-même dans l’angoisse. Ainsi, l’expérience de la souffrance et de la mort vient ébranler le soignant dans sa dimension existentielle, c’est-à-dire dans son besoin de trouver un sens au soin et plus largement à l’existence. F. Lugan, bénévole en soins palliatifs, écrit : « Le sentiment d’impuissance me ramène à la question : qu’est-ce que je fais là ? ».
Selon V. Frankl, le besoin pour l’homme de trouver un sens à son existence est le besoin le plus humain qui existe. Après avoir vécu en camp de concentration, il constate que « ce dont l’humain a besoin, ce n’est pas de vivre sans tension, mais bien de tendre vers un but valable, de réaliser une mission librement choisie. » Notre existence est donc mue par un désir d’auto-transcendance et de dépassement de soi, ce que Frankl nomme l’inconscient spirituel.
Ce dernier «constitue l’existence même». La dimension existentielle de notre être est alors intimement liée à la dimension spirituelle inhérente à l’être humain. Le questionnement soulevé par l’expérimentation de l’impuissance pourrait donc être un questionnement spirituel pour le soignant.

Table des matières

I. Introduction
II. Matériels et méthodes
A. Objectif de l’étude
B. Recherches bibliographiques
C. Choix de la méthode
D. Rédaction du guide d’entretien
E. Population
F. Entretiens
G. Analyse
III. RESULTATS 
A. Population d’étude
B. Contexte clinique
1. Caractéristiques des patients décrits
2. Caractéristiques des situations de soin
a) Pathologies rapportées
b) L’interne souvent seul
3. Caractéristiques propres à l’interne
C. Causes du sentiment d’impuissance
1. Le statut d’interne
a) Une transition externe-interne brutale
b) Manque de soutien de la part du médecin senior
c) La peur de l’incompétence
2. Le statut de médecin
a) Un devoir à accomplir
b) Un décalage entre la théorie et la pratique
3. Etre le réceptacle des histoires personnelles
D. Des situations riches en émotions
1. Une charge émotionnelle importante
2. Des émotions majoritairement négatives
3. Contre-transfert et empathie
4. Des émotions source d’épuisement pour l’interne
5. L’espace de parole comme espace de gestion de ses émotions
E. Conséquences de la confrontation à l’impuissance dans la prise en charge des patients
1. Surinvestissement / Désinvestissement
2. Se réfugier dans la technique médicale
F. L’interne face à l’échec
1. Ouverture sur un questionnement éthique
2. Réflexion autour de l’exercice médical
a) Une difficulté à lâcher prise
b) Accepter son impuissance comme acceptation de ses faiblesses
c) Trouver son rôle malgré l’impuissance
IV. Discussion
A. Forces et Limites de l’étude
1. Forces
a) Validité externe
b) Validité interne
2. Limites
B. Les causes de l’expérimentation de l’impuissance
1. Le statut d’interne
2. L’expérience de la souffrance et de la mort
a) Face à la souffrance
b) Face à la mort
C. Le vécu de l’impuissance
1. Un traumatisme pour le soignant
2. Le deuil de la toute-puissance
3. L’impuissance acquise
D. Réflexion sur la posture professionnelle
1. Accepter sa vulnérabilité émotionnelle
2. La quête de sens du soignant
3. L’apport de l’espace de parole
E. S’ouvrir à une autre dimension du soin ?
V. CONCLUSION

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