« André Kolossov » : première « crêpe ratée » ou première hirondelle ?

AUTRE ET AUTRUI UN FACE À FACE TOUT EN RELIEF

Durant sa carrière littéraire, Ivan Tourguéniev écrivit une soixantaine de récits et de nouvelles qui, avec les sept romans qu’il fit paraître entre 1855 et 1877, firent et continuent à faire sa réputation d’écrivain. Il est difficile de croire que, lorsque Tourguéniev décida de se lancer sérieusement dans l’écriture, il ne songeait pas du tout à s’illustrer dans ce genre littéraire car c’est à la poésie qu’il envisagea d’abord de consacrer sa muse, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Ce fut un choix logique et dans l’air du temps car, lorsque le jeune Tourguéniev commença à exercer sa plume au milieu des années 1830, la société russe tout entière se piquait de la poésie, lisait Marlinski, Joukovski, Koltsov et Pouchkine, et suivait avec attention les nouveautés littéraires – principalement poétiques – russes et européennes. Bien sûr, cette même période – les années 1830 russes – est également marquée par l’avènement progressif de la prose et voit paraître les récits tels que les Veillées à la ferme près de Dikanka (1831-1832) et  le recueil Mirgorod (1835) de Gogol dont le style très en rupture avec les traditions littéraires romantiques du début du siècle fut une grande source d’inspiration pour beaucoup de ses successeurs et marqua le début de la littérature réaliste en Russie. Mais tous ces changements n’étaient encore qu’en train de se profiler lorsque Ivan Tourguéniev suivit la mode ambiante et composa ses premiers vers. Dans La Littérature russe, Marcelle Ehrhard fait remarquer au sujet de la pratique de la poésie dans la société russe du début du XIXe siècle que « […] en Russie, tout « honnête homme » est poète. Dans les Universités, les lycées, les écoles militaires, les élèves semblent avant tout occupés à écrire des vers […] »527. La première démarche d’écriture de Tourguéniev s’inscrivait dans cette tradition de la pratique régulière de la poésie. Cela explique également le fait que, durant toutes les années 1830 et jusque dans la première moitié des 1840, Tourguéniev écrivait principalement des poèmes – et se considérait forcément comme poète – si bien que, lorsqu’il rencontra Pauline Viardot à la fin de 1843, on le présenta à la chanteuse comme un « […] молодой помещик, славный охотник, очень интересный собеседник и плохой поэт »528. Un « piètre poète » – les termes étaient peut-être un peu abusifs, le qualificatif « jeune » aurait été sans doute plus approprié dans son cas. Toujours estil que, arrivé en 1843, Ivan Tourguéniev était visiblement considéré, tout comme il se considérait lui-même, comme un poète.

« André Kolossov » : première « crêpe ratée » ou première hirondelle ?

Ce n’est qu’en 1844 que vit le jour le premier manuscrit en prose de Tourguéniev : « André Kolossov » fut publié dans le onzième numéro des Annales de la Patrie de cette année. Ce premier récit tourguénievien est fortement empreint des idées de Bélinski et de l’école « naturelle » auxquelles Tourguéniev adhérait à l’époque : à travers l’histoire d’un triangle amoureux somme toute classique entre Kolossov, Nikolaï et Varia, l’écrivain lance un regard critique sur l’idéalisme propre à sa génération. C’est sous cet angle que les experts de l’œuvre tourguénievienne envisagent la place de « André Kolossov » dans l’ensemble des écrits de l’écrivain : « Повестью «Андрей Колосов» Тургенев не только сводил счеты с собственным юношеским романтизмом и восторженной мечтательностью; он включался и в общую борьбу с обветшалыми, но еще живучими романтическими традициями » 529 , soutiennent à ce sujet, par exemple, Alexeï Doubovikov et Elena Dounaïeva, les commentateurs des récits de jeunesse de Tourguéniev en 1980. Dans « André Kolossov », la grandiloquence du personnage principal, Nikolaï, s’oppose, de façon désavantageuse pour lui, au réalisme cynique de Kolossov. Vissarion Bélinski approuva les débuts prosaïques du jeune poète, malgré les imperfections qu’il y avait relevées, et il en fit état à deux reprises : d’abord en 1844, l’année de publication de « André Kolossov », ensuite quelques années plus tard, en 1847, dans sa revue littéraire de l’année écoulée où il loua le fond du récit („Андрей Колосов“ г. Т. Л. — рассказ чрезвычайно замечательный по прекрасной мысли: автор обнаружил в нем много ума и таланта »530, écrivit-il à ce sujet notamment) tout en regrettant l’imperfection dans l’exécution de l’œuvre par son auteur : « […] в целом это произведение до того странно, не досказано, неуклюже, что очень немногие заметили, что в нем было хорошего »531. C’est ainsi que démarra la carrière de conteur de Tourguéniev, sans que celui-ci ne soupçonne qu’il persévérerait dans cette voie, tant l’écrivain accordait peu de crédit à ce premier récit. Lorsque, plusieurs années plus tard, en 1874, Iakov Polonski eut l’idée de mentionner « André Kolossov » dans une des œuvres qu’il était en train de rédiger Une ville bon marché (Дешёвый город), Tourguéniev, à qui Polonski avait demandé son autorisation, mit en garde son ami : Мне очень лестно, что ты хочешь упомянуть об одном из моих первых произведений; но вот что я должен тебе заметить. „Андрей Колосов“ явился в „Отечественных записках“ в 1844-м году — и прошел, разумеется, совершенно бесследно. Молодой человек, который в то время обратил бы внимание на эту повесть, был бы в своем роде феномен. Таких вещей молодые люди не читают: они не могут (да и, говоря по справедливости, не заслуживают этого) обратить на себя их внимания. — А впрочем — как знаешь.532 « André Kolossov », ce récit de jeunesse un peu maladroit, pourrait en effet être considéré, selon un vieux proverbe russe, comme une première crêpe un peu ratée – « Первый блин комом ». Il n’en reste pas moins qu’il annonce la venue d’une grande série de récits et de nouvelles : Ivan Tourguéniev en écrivit plus de soixante en près de quarante ans de carrière (entre 1844 et 1883) dont une bonne vingtaine – près d’un tiers – dans les années 1840. Cidessous, nous avons tenté de reconstituer, sur la base des informations aujourd’hui disponibles concernant la chronologie de la création des différentes œuvres prosaïques de Tourguéniev se rapportant à la période 1843-1850, l’ordre, fût-il approximatif, dans lequel Tourguéniev écrivit ces récits durant ce laps de temps.

Cinq premières nouvelles de Tourguéniev : diversité d’inspirations et unité des objectifs

Ainsi que la chronologie que nous avons établie ci-dessus permet de le voir, avant de se consacrer presque entièrement à l’élaboration et à la rédaction du recueil Mémoires d’un chasseur, à partir de janvier 1847, Ivan Tourguéniev eut le temps d’écrire cinq récits: « André Kolossov », « Les trois portraits », « Un bretteur », « Le Juif » et « Pétouchkov ». Ces cinq écrits, d’inspirations différentes, démontrent la façon dont évoluait l’approche de l’écrivain quant à la direction à donner à ses œuvres en tenant compte des préceptes prônés par l’école «naturelle ». La première nouvelle de Tourguéniev, « André Kolossov », comme nous l’avons vu plus haut, témoigne de la conversion de l’écrivain aux idées de Bélinski : le refus de l’idéalisme romantique et la mise en avant de la suprématie de l’approche réaliste de la vie qu’elle véhicule. « Les trois portraits », où Tourguéniev s’inspira de la chronique familiale, fut publié en 1846, quand l’école «naturelle» était en plein essor, sur les pages du Recueil pétersbourgeois534 , l’organe d’expression privilégié des écrivains de cette école. Le fait même de la parution de cette nouvelle dans le recueil en question témoignait à la fois de l’adhésion de l’écrivain aux idées prônées par l’école « naturelle » et de la conformité de cet écrit aux canons de celle-ci. « Un bretteur », publié en janvier 1847 dans Les Annales de la Patrie, est une autre œuvre écrite dans l’esprit anti-romantique, tout comme « André Kolossov » quelques années plus tôt : dans cette nouvelle, l’auteur choisit d’opposer à nouveau deux types d’homme dont le premier, le bretteur, est présenté comme une espèce de brute mal élevée et qui a tout pour susciter l’antipathie du lecteur tandis que le second, Kister, pur idéaliste, s’en attire les faveurs naturelles. À première vue, la répartition des forces semble inversée dans « Un bretteur » par rapport à « André Kolossov », vu la personnalité avenante de Kister : il n’en est rien cependant puisque dans « Un bretteur », l’idéaliste Kister finit par payer son mépris de la réalité et par mourir, abattu par son rival. Quant au récit « Le Juif », les critiques saluèrent sa simplicité de sujet et d’exposition dès sa publication ; Bélinski ne manqua pas de mentionner cet écrit dans sa revue des œuvres parues en 1847 (« Regard sur la littérature russe de 1847 »), dans laquelle il ne mentionnait que les écrits représentant un certain intérêt littéraire. Ce récit de Tourguéniev s’inscrit lui aussi dans la tradition réaliste dite gogolienne, notamment par l’attachement de l’auteur à y reproduire le jargon caractéristique de ses différents personnages – le Juif polonais, le général allemand, etc. L’école « naturelle » laissa également une autre empreinte significative, sur le plan des convictions exprimées dans la nouvelle. Comme le signale Françoise Flamant, dans ses notes au récit : « La nouvelle Le Juif illustre bien la tendance humanitaire de l’école « naturelle ». Tourguéniev y condamne les exécutions sommaires, peut-être même la peine capitale […], l’entêtement stupide de certains militaires »535 . Enfin, la nouvelle « Pétouchkov », conçue à la fin de 1846 et terminée par Tourguéniev au tout début de 1847, fut rédigée dans un style résolument gogolien : empreint du réalisme satirique, à l’instar des récits de Gogol des années 1830 et du début des années 1840, « Pétouchkov » devait illustrer la puissance et l’actualité de la manière de Gogol536, au moment même où l’initiateur du mouvement réaliste dans la littérature russe était en train de traverser une crise existentielle et de se détourner de ses propres principes de création qui avait pourtant inspiré toute une nouvelle génération d’hommes de lettres, Bélinski en tête. Les cinq nouvelles en question, si elles parurent à des moments différents (la plus ancienne, « Andreï Kolossov », en automne 1844, et la dernière, « Pétouchkov », en septembre 1848), furent écrites dans un laps de temps plus « serré » (« Kolossov » en 1844 ; « Les trois portraits », à la fin 1845 ; « Un bretteur » en automne 1846 ; « Le Juif », à la fin 1846 et « Pétouchkov », au plus tard en janvier 1847537), dans le même mouvement de construction de sa méthode de création. Dans cette liste d’œuvres fondatrices du style prosaïque d’Ivan Tourguéniev à la fin des années 1840, un écrit manque à l’appel – et pas des moindres : « Le Putois et Kalinytch ». Celui-ci fut rédigé vers la fin de 1846, après « Un bretteur » et avant « Le Juif ». Il s’agit d’un détail chronologique qui révèle toute la spécificité de la place de ce récit dans l’œuvre tourguénievienne, une place dont on ne peut minimiser l’importance. 

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