Compréhension antique du « τἀκεῖ » du De Caelo au commentaire de Simplicius

Compréhension antique du « τἀκεῖ » ; du De Caelo au commentaire de Simplicius

τἀκεῖ, De Caelo I, 9, 279a15-b3

Nous nous sommes donc, dans le premier moment de notre propos, familiarisé avec les concepts aristotéliciens et avec la conception aristotélicienne du ciel afin de pouvoir, par la suite, être le plus clair possible. De plus, la lecture du De Caelo nous a permis de rendre compte de son contenu d’une part, et de ses problèmes d’autres part. C’est alors dans un contexte d’examen des interprétations platoniciennes de l’unicité du monde et dans un contexte d’exposition d’arguments en faveur de l’unicité du monde, qu’apparaît la notion qui, dans notre propos, est problématique : la notion de takei. La seconde partie de notre propos consistera alors à rendre compte d’un passage fort obscur du De Caelo I, 9 en l’analysant. A la suite de cela, nous restituerons les arguments de Simplicius et d’Alexandre d’Aphrodise respectivement en faveur du takei comme notion signifiant le Premier Moteur Immobile ou la sphère des fixes.

Il s’agira alors de comprendre quelles étaient les thèses dominantes durant l’Antiquité concernant le passage du De Caelo qui nous intéresse, et surtout comment elles étaient défendues. Tout ce qui, plus haut, a été dit, nous a permis de justifier la question suivante : nous avons vu que le ciel était unique et que ni matière, ni lieu, ni vide et ni temps ne pouvait se trouver hors du ciel. Nous avons, de plus, affirmé que rien ne pouvait venir à l’être en dehors du ciel. Alors pourquoi, dans le chapitre 9 du premier livre du De Caelo, Aristote en arrive à la conclusion suivante ? C’est pourquoi les êtres de là-bas par nature n’ont ni lieu, ni temps qui les fasse vieillir, et il n’y a pas non plus aucun changement pour les êtres qui sont disposés au-dessus de la translation la plus extérieure ; inaltérables et impassibles, ils ont la meilleure et la plus autonome des vies, qu’ils mènent pour toute sa durée. Ce passage, très obscur, est l’objet précis de notre mémoire. Quel est le lien entre le fait que le monde soit unique, que rien ne puisse venir à l’être en dehors du ciel pour la raison qu’il n’y a ni matière, ni lieu, ni vide, ni temps au-delà du ciel et la citation ci-dessus ? Il est difficile de le dire. Il semblerait, à première vue, que la conclusion à laquelle arrive Aristote est la suivante : s’il n’y a pas de lieu, de vide, de temps et de matière, alors les êtres qui sont au-delà du ciel n’ont ni lieu, ni temps, ni vide, ni corps. Pourtant, il a affirmé auparavant que rien ne pouvait venir à l’être ou être venu à l’être en dehors du ciel.

Ce qui est étonnant est contenu de la conclusion, mais aussi principalement le fait que la forme de cette conclusion présuppose qu’il existe des êtres au-delà du ciel ou, du moins, elle n’exclut pas qu’il y en ait. Mais si cela est vrai, alors ces êtres n’ont par nature aucun lieu, aucun temps, aucun corps sensible donc aucun mouvement. Que pourrait-il exister qui ne soit ni dans un lieu, ni corporel, et qui n’ait pas de temps ? Chose étonnante, il affirme qu’il n’y a pas de lieu en dehors du ciel tout en affirmant que des êtres se trouvent « là-bas » désignant un lieu qui n’est pas censé exister. Plus encore, Aristote les situe précisément ; ils sont au dessus de la translation la plus extérieure. Cette translation la plus extérieure est la circonférence la plus éloignée du centre, c’est le ciel compris dans son premier sens : la sphère des fixes.

Le problème est donc de savoir ce que sont ces êtres hors du ciel dans la mesure où ils ne sont dans aucun lieu mais sont situés quelque part. De plus, comment maintenir la continuité entre le début de ce texte dont l’objet sont les êtres de là-bas alors qu’à la fin du texte, il est question du corps qui se meut en cercle. Comment d’ailleurs comprendre le rapport entre les deux dans la mesure où il est dit des êtres de là-bas qu’ils sont sans mouvement, parfaitement immobile alors qu’il est dit de l’être divin d’une part qu’il est immobile, ne pouvant pas être mû par quelque chose d’extérieur à lui, mais que son mouvement est circulaire ? Comment l’être le plus divin peut-il être immobile et se mouvoir en cercle ? De plus, que peut-il y avoir en dehors du Tout ou de la totalité ? Et s’il y a quelque chose en dehors du Tout, le Tout restet-il la totalité, dans la mesure ou il n’inclurait pas tout ? Il est dit de ces êtres qu’ils n’ont pas de temps et qu’ils ne changent pas. En effet, le changement est compris comme un mouvement et vice-versa. Le mouvement est la propriété d’un corps. Il ne peut donc y avoir aucun mouvement en dehors du ciel et aucun changement.

La génération et la corruption sont également des changements, mais puisque rien ne peut venir à l’être hors du ciel, alors rien ne peut être généré et rien ne peut se corrompre. Ce qui implique que les êtres de là-bas sont ingénérables et incorruptibles. Aristote l’affirme : ils sont inaltérables et impassibles. Mais qu’est-ce que l’altération chez Aristote ? Nous l’avons également vu, l’altération est un changement dans la qualité de la chose, cela signifie que s’ils sont inaltérables, leurs qualités ne peuvent pas changer. L’impassibilité, quant à elle, implique qu’ils ne peuvent être affectés d’aucune manière. On note également dans le texte d’origine en grec ancien l’utilisation du pluriel pour définir ce qui se trouve au-dessus de la translation la plus extérieure ; τἀκεῖ. On sait donc, par conclusion, qu’il y a quelque chose en dehors du ciel qui n’a ni lieu, ni temps, qui est inaltérable, impassible et qui n’est pas seul ; en effet, le pluriel de ce terme grec qui signifie « les choses de là-bas » nous rappelle qu’il n’existe pas qu’un seul être là-bas, mais plusieurs. Ces êtres inaltérables et impassibles, sans temps et sans lieu sont, par conséquent, éternels. De plus, Aristote nous dit qu’ils ont la vie la meilleure et la plus autonome qui soit. C’est-à-dire qu’ils ne dépendent de rien d’autre que d’eux-mêmes pour être.

Préciser que leur vie est la « meilleure » implique-t-il une comparaison avec un autre style de vie autonome à un degré inférieur ? Par exemple celle des corps qui ont un mouvement éternel et simple dans leur milieu naturel qui n’a pas de contraire et qui implique que les astres soient éternels. Cette vie autonome les takei la mènent pour toute sa durée. Mais pourquoi Aristote affirme une telle chose alors même qu’il n’y a pas de temps ? Quel est le rapport entre le temps et la durée ?

Le commentaire perdu d’Alexandre : possibles réponses au problème du « τἀκεῖ »

Nous avons vu que De Caelo I, 9 s’achevait sur un passage fort mystérieux. En effet, dans la partie A du texte que nous avons cité au début de notre propos, Aristote affirme et prouve, par les arguments que nous avons vu plus tôt, qu’il n’existe rien en dehors du ciel : ni lieu, ni vide, ni temps, ni matière. Vient alors la conclusion que les êtres se trouvant en dehors du ciel ne sont dans aucun lieu, n’ont ni matière, ni temps qui les fassent vieillir. Il s’agira alors d’aborder les interprétations antiques de ce passage dans le but de comprendre quelles sont les hypothèses quant à l’identité de ces êtres (τἀκεῖ en grec) et les arguments pour les défendre. Nous allons alors commencer par examiner l’interprétation d’Alexandre d’Aphrodise du De Caelo I, 9 telle qu’elle nous a été transmise par Simplicius dans son commentaire. Alexandre propose deux lectures hypothétiques de cet extrait. En effet, il se demande ce à quoi fait référence Aristote lorsqu’il emploie le terme de « τἀκεῖ ». Soit ce qui est décrit comme étant un être en dehors du ciel qui n’est dans aucun lieu et qui n’a pas de temps qui le fasse vieillir renvoie à la doctrine du Premier Moteur. Soit, cela fait référence à la sphère des fixes. Nous allons nous intéresser à la première hypothèse.

Qu’est-ce que le Premier Moteur ? En Métaphysique Λ, 1072b5, Aristote affirme que le Premier Moteur est une substance et un acte. Cela signifie que le Premier Moteur est une substance éternelle, du fait qu’elle n’est pas matérielle, qui meut le Premier Ciel tout en étant immobile, ce qui implique qu’il soit tel qu’il ne puisse jamais être autrement qu’il n’est. En effet, la sphère des fixes étant du domaine du divin et étant mû de manière continue et éternelle, doit avoir un moteur qui soit parfaitement immobile car plus parfait qu’elle. De plus, cela permet d’expliquer l’éternité du mouvement céleste dans la mesure où ce qui est la cause d’un mouvement éternel doit aussi être éternel, sans quoi elle se corromprait et le ciel 36 cesserait son mouvement, ce qui n’est pas possible. Il y a donc une sorte de hiérarchie du point de vue de la substance. C’est-à-dire que Aristote identifie trois substances, deux sensibles dont une corruptible, une éternelle.

La troisième substance quant à elle est dite « motrice », puisqu’elle est à l’origine du premier mouvement qui est celui du ciel. Celle-ci, puisqu’elle est à l’origine du mouvement du Premier Ciel, est plus divine et plus parfaite. Qu’est ce qu’implique l’hypothèse selon laquelle le τἀκεῖ serait le premier moteur ? Le premier moteur immobile est ce qui est à l’origine du premier mouvement, c’est-à-dire le mouvement en cercle du corps simple qu’est le ciel. Ce moteur est unique et éternel,. Parce que le lieu du plus divin est le plus haut, on comprend le premier moteur comme étant au dessus du ciel puisqu’il est plus divin que lui et est ce qui le met en mouvement. C’est l’hypothèse d’Alexandre sur la possibilité que les « êtres de là-bas » renvoient à la doctrine du Premier Moteur. Il n’est dans aucun corps donc il est hors du ciel, et il n’est pas dans un lieu puisqu’il n’est pas corporel et matériel. Toutefois, le pluriel utilisé par Aristote rend compliqué cette hypothèse dans la mesure où le Premier Moteur immobile est unique, affirme Fabienne Baghdassarian. Alexandre, dit Simplicius, affirme que cette théorie n’est pas vraisemblable, bien qu’il propose cette lecture, n’est pas véritablement en faveur de celle-ci. Il affirme la chose suivante dans le commentaire de Simplicius. If by ‘above the outermost movement’ he were speaking about the first cause (Alexander says), he would be referring to [the region] above the orbit of the sphere of the fixed [starts] ; while if he were saying these things about the divine body, the ‘outermost movement’ would mean the furthest of the rectilinear motions. […]. So above the furthest movement there is all of the revolving body, which he says is neither in place nor in time, being eternal and ageless. For while the divine body as a whole is not in place, parts of it are in place : the spheres of the planets are in place..20 En effet, Alexandre pensait que si Aristote avait voulu parler du Premier Moteur, il aurait explicitement utilisé l’expression περɩ φορά et non pas φοράν. Aristote utilise, selon Alexandre, l’expression περɩ φορά pour désigner le mouvement circulaire et non pas φοράν qui désigne le mouvement rectiligne. Simplicius va critiquer cet argument en défaveur de la référence au Premier Moteur d’Alexandre en affirmant qu’Aristote utilise aussi φοράν pour désigner le mouvement circulaire. 

Compréhension et hypothèse de Simplicius sur les êtres de là-bas

Simplicius propose une autre lecture possible de ce passage, Simplicius est le chef de file, tout comme Alexandre qui considère que le τἀκεῖ est une référence au premier ciel, d’une longue tradition interprétative selon laquelle le Premier Moteur Immobile serait ce qui est visé par Aristote dans l’ensemble du passage qui nous intéresse. Il laisse, en 288,8, de côté l’interprétation d’Alexandre du problème du τἀκεῖ et reprends son commentaire linéaire du De Caelo. After saying that things divine are ‘possessed of the best and most self-sufficient of lives’, and that ‘they persist throughout all the ages’, he wishes also to establish their immortality and eternality on the basis of the word ‘age’ ; […]. For we call the complete and all-embracing time of the life of something its age, ‘beyond which there is none natural’.21 288,8 Aristote cherche à fonder l’immortalité du corps céleste qu’est le ciel, au sens de la sphère des fixes, sur l’origine du mot « durée ». En effet, il existe un rapport évident entre le premier ciel qui englobe tout et la durée, c’est-à-dire le terme qui englobe la totalité du temps de la vie de chaque choses.

Le ciel comme la durée sont englobants, ainsi il n’est pas étonnant d’affirmer que, dans la mesure où le ciel (c’est-à-dire la sphère des fixes) n’est pas englobé par la durée, puisqu’il n’y a pas de temps en dehors du ciel et qu’il n’y a pas de durée sans temps qui passe, le corps qui s’y trouve n’est pas soumis à la corruption et à la mort : il est immortel. Simplicius se réfère alors à une œuvre perdue d’Aristote : De la philosophie22 , dans le but de donner l’argument aristotélicien en faveur de l’éternité du divin afin de préparer l’argument selon lequel les êtres de là-bas seraient les intelligibles.

L’argument d’Aristote est le suivant ; partout ou il y a quelque chose de mieux il y a quelque chose de meilleur ; le divin. Aristote affirme qu’une chose peut être mise en mouvement par deux causes possibles : par une chose qui lui est extérieure ou par elle-même. Si ce qui meut un corps est une cause extérieure, il est nécessaire qu’elle soit meilleure que ce qu’elle meut, ou moins bonne. Si c’est par elle-même, alors il est nécessaire que ce soit vers quelque chose de meilleur ou vers quelque chose de pire. Aristote, dans le DP, affirme qu’il n’y a rien de meilleur que le divin sinon cette chose serait plus divine que le divin. Donc rien ne peut changer le divin puisque qu’il ne manque d’aucun des biens et est parfaitement bon. 

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