CONSTRUIRE ET FIXER LA VALEUR D’UN OBJET

CONSTRUIRE ET FIXER LA VALEUR D’UN OBJET

LES RELATIONS ENTRE MUSÉES ET MARCHÉS

Il est tout d’abord intéressant de souligner que dans la plupart des enquêtes menées sur ce terrain, si différents types de relations entre musées et marchés ont émergé, les acteurs se sont en général focalisés sur les achats : ils évoquent ainsi les achats qui ont lieu, mais aussi et surtout ceux qui n’ont pas lieu. C’est qu’il existe d’une part de nombreux marchands qui refusent d’entretenir des liens avec les musées ou qui n’en ont jamais l’occasion ; d’autre part, certaines institutions muséales soulignent officiellement leur absence de relations avec des intermédiaires du marché de l’art438 ou, d’autre part, certains acteurs de ces institutions, à titre individuel souvent, affirment leur volonté de ne pas développer ce type de liens. Cependant, des activités parallèles, marginales, plus nuancées apparaissent toujours : « Certains de mes collègues ont fait des conférences pour, je pense, le Parcours des Mondes » 439 ; « On a des rapports avec certaines galeries, ça se sait »440 ; « Tout marchand un peu consciencieux, qui a un certain niveau de qualité et de notoriété et qui a le courage d’aller voir les musées et d’établir des contacts avec eux, a bien sûr des relations commerciales avec les musées »Quelles sont alors ces activités marginales ou différentes de l’achat à proprement parler ? Après avoir passé en revue les motifs des achats et leurs modalités, ce chapitre s’attache à décrire les activités au sein desquelles naissent des formes complexes de liens et d’échanges : les expositions, les publications, les expertises, mais aussi le mécénat de marchands ou le rôle des Sociétés des Amis.

Quand il y a un acheteur et un vendeur

La première zone d’activité dans laquelle les musées et marchés entrent en contact est bien évidemment l’acquisition d’objets pour l’enrichissement des collections muséales. Toutes les institutions n’ont pas la même politique d’acquisition, voire n’ont pas une politique d’acquisition strictement définie, mais il est rare qu’un musée n’acquiert pas du tout, puisque l’acquisition est même citée comme une des missions du musée dans la définition proposée par l’ICOM442. Preuve en est que toutes les institutions de l’échantillon ont acheté des objets entre 2013 et 2017. Toutes n’ont cependant pas suivi la même procédure ou la même politique. Pourquoi acheter ? Notons en préambule que les achats des musées sur le marché ne se sont pas tous effectués dans les mêmes proportions : si les musées d’ethnographie achètent dans l’ensemble peu – une poignée d’objets chaque année – le Musée du quai BranlyJacques Chirac se distingue par le nombre important d’acquisitions par an – plus d’une centaine pour les objets hors iconographie, plus de mille, iconographie comprise. Les institutions se différencient aussi par les types d’objets acquis et les critères de sélection : « les pièces majeures et esthétiques » pour le Musée du quai Branly-Jacques Chirac-Jacques Chirac, car « le choix esthétique de grandes icônes est la marque du Musée du quai Branly-Jacques Chirac – Jacques Chirac ». Du côté du Musée de l’Homme, les collections ethnographiques ont été annexées par le Musée du quai Branly-Jacques Chirac au moment de sa fondation, mais la décision de reconstituer des collections est prise en 2008 lorsqu’est créé le groupe de réflexion sur le futur du Musée de l’Homme. Les objets doivent cependant appartenir à certaines thématiques : objets-produits des traitements techniques des matières, objets-outils dans le rapport de l’homme à son environnement, objets-porteurs des représentations de l’environnement, objets-médiateurs dans les relations de l’homme au surnaturel, objets-marqueurs des spécificités culturelles du corps humain, objets-résultats d’échanges dans le contexte de la mondialisation. « L’art pour l’art, c’est fini », précisait Tatiana Fougal, co-responsable de l’équipe anthropologie évolutive au Musée de l’Homme et commissaire générale de l’exposition permanente446, soulignant la différence avec la politique d’acquisition du Musée du quai Branly-Jacques Chirac, mais aussi la différence avec une éventuelle politique passée. Du côté belge, les rapports des commissions d’acquisition du Musée royal de l’Afrique centrale donnent quelques informations sur les objets achetés et les critères d’acquisition : l’usage encore actuel de l’objet, l’historique et la provenance documentés, un intérêt pour la recherche en cours dans le domaine, mais aussi pour l’exposition de référence du musée ou les possibilités de publications et, finalement, les prix jugés corrects ou raisonnables. Le Musée d’ethnographie de Genève et celui de Neuchâtel achètent aussi régulièrement, bien que selon des politiques complètement différentes : si celui de Genève acquiert des objets d’art africain, océanien, asiatique ou américain, le musée de Neuchâtel suit une politique d’acquisition très orientée en direction de l’Europe contemporaine . Les motifs d’achats peuvent donc être divers et leur observation montre, pour les musées de l’échantillon de recherche du moins, des choix qui orientent différemment les collections et, par conséquent, les politiques générales des institutions. Le premier élément important est le lien à la recherche qui s’effectue au sein du musée seul ou en collaboration avec des partenaires académiques : si le Musée de l’Homme et le Musée royal de l’Afrique centrale plébiscitent des objets en lien avec les thématiques de recherche, cet axe n’apparaît pas fortement dans la politique du Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Le concept de muséelaboratoire pèse ici fortement sur la politique d’acquisition et bien que le Musée du quai Branly-Jacques Chirac possède un département de recherche, ce dernier n’est pas assez intégré au musée pour que les terrains des chercheurs influencent de manière décisive les acquisitions. Un motif important est aussi la place que l’objet peut trouver au sein d’une exposition future ou de référence de l’institution. Cette politique d’achat est très forte au Musée d’ethnographie de Neuchâtel, par exemple, où une grande partie des objets achetés chaque année le sont pour compléter des expositions. En raison du renouvellement des expositions, la politique d’acquisition peut donc se modifier suivant les années où les moments de vie d’un musée : si le Musée de l’Homme a décidé depuis sa réouverture de limiter les achats auprès d’antiquaires, pour des raisons que nous verrons infra449, les relations étaient jusque dans les années quatre-vingt plutôt bonnes et des achats étaient régulièrement effectués en ventes publiques ou auprès de galeristes450. Comme le rappelait Hélène Joubert, conservatrice des collections Afrique au MQB, la politique d’acquisition du musée au moment de l’ouverture du Pavillon des Sessions au Louvre s’est focalisée sur l’acquisition de chefs-d’œuvre, alors que la réflexion sur le parcours de l’exposition de référence du musée a mené à l’acquisition d’objets pour combler certaines lacunes et tendre à une exhaustivité.

Quand le marchand est intermédiaire

 Une des voies que le marchand peut emprunter pour entrer en contact avec les musées sans s’encombrer des lourdes procédures de transactions d’objets consiste à faire l’intermédiaire : entre les musées et les collectionneurs, entre les musées et les objets, entre les musées et d’autres vendeurs, etc. Le marchand intercède Les marchands, qu’ils soient galeristes ou collaborateurs de maisons de ventes aux enchères, possèdent une connaissance étendue des mouvements des pièces : catalogues de ventes, registres personnels, bases de données des clients permettent entre autres aux marchands de savoir précisément dans quelles collections se situent quels objets. Ces informations sont précieuses pour les musées, car elles leur permettent d’acquérir les objets ou de les emprunter pour des expositions. Les marchands sont donc régulièrement sollicités pour trouver les pièces recherchées :« Sur des expositions thématiques, les musées ont besoin d’objets provenant des collections privées. C’est dans tous les domaines : en art moderne, en art contemporain, etc. […] on est très sollicités : “est-ce que vous savez où est tel ou tel objet ?” » 471 . Mais les marchands peuvent aussi aller plus loin et intercéder en faveur du musée pour que le collectionneur donne une partie ou l’entier de sa collection. C’est le travail qu’a effectué Lucas Ratton pour le legs d’un de ses acheteurs au Musée de l’Homme Le galeriste Gilbert Huguenin rappelle quant à lui que plus de troiscents objets de la collection du Musée d’ethnographie de Neuchâtel sont entrés au musée grâce à son intermédiaire. Pourquoi endossent-ils ce rôle d’intermédiaire, alors que les conservateurs connaissent la plupart des collectionneurs et ont des contacts avec eux : « Même si de toute façon on a des contacts avec les collectionneurs, puisqu’on les voit, je pense qu’il y a vraiment cette relation un peu triangulaire qui est enrichissante aussi pour nous, puisque nous on ne connaît pas tous les collectionneurs. Certains sont très timides. Certains marchands savent très bien qu’ils ont vendu tant et tant de pièces à des collectionneurs qui restent discrets et qui parfois ne veulent pas être en contact avec le musée » . Les conservateurs n’ont d’une part pas forcément connaissance de l’existence des collectionneurs et, d’autre part, même s’ils se connaissent, la relation reste compliquée : il est fréquent que les collectionneurs ne souhaitent pas que leur nom apparaisse dans les cartels des musées ou plus encore, ne veulent pas que les prêts d’objets se fassent à leur nom, pour éviter d’être connu des institutions, ce qui rendrait publique leurs possessions et peut être potentiellement dommageable fiscalement. Dans ces cas, ce sont bien souvent les marchands ou les maisons de ventes qui prennent le relais : « Certains ne veulent pas donner leur nom et donc certains nous demandent de s’adosser à nous en tant que prêteur. Donc, c’est Sotheby’s qui prête et Sotheby’s en tant que prêteur, c’est très complexe : c’est Sotheby’s et ce sont des œuvres très importantes. C’est quelque chose qu’on fait, à la fois parce qu’on a de très bonnes collaborations avec les musées et à la fois parce que c’est important pour nos liens avec les collectionneurs quand ils nous le demandent, mais on essaye de le faire le moins possible ». Dans tous ces cas, les marchands – qu’ils soient galeristes ou maisons de ventes – occupent une position d’intermédiaire entre musées et collectionneurs. Cependant, parfois, la position du marchand se confond avec celle du collectionneur, car comme nous l’avons vu supra476, les frontières sont extrêmement poreuses. Le marchand donne et décide Parfois le marchand fait don lui-même d’objets de sa propre collection : il n’a plus le statut de vendeur mais celui de collectionneur-mécène. Les motifs sont bien difficiles à démêler, entre envie d’aider le musée et opportunité de publicité gratuite, puisque le marchand ne peut complètement ignorer sa casquette de vendeur. Ce mécénat de marchands et de galeristes a pris une grande ampleur ces dernières années, et se développe notamment au sein des Sociétés des Amis du musée. Tous les musées de l’échantillon de recherche possèdent une Société des Amis. Elles n’ont pas toutes le même statut ni exactement les mêmes objectifs, mais elles ont toutes pour point commun de soutenir l’enrichissement des collections.

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