DU BON USAGE DE LA VIOLENCE A LA NEUTRALITE AXIOLOGIQUE

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LA POLITIQUE DE CONQUETE

« En effet, toutes les fois que les hommes sont privés de combattre par nécessité, ils combattent par ambition. »38 Le problème de la guerre est un facteur inhérent à la vie même des Etats. C’est peut être parce que c’est la vie même de ces Etats qui tient à cette belligérance qui s’impose alors comme la loi de la concurrence vitale. Le droit à la vie s’arrache au prix de cette confrontation armée dont l’enjeu se révèle être en définitive la conservation ou le contrôle de la suprématie.
A y regarder de près, la guerre par nécessité, précisément parce qu’elle est nécessaire semble réclamer une certaine légitimité là où la guerre par ambition, dans la mesure où elle témoigne d’une boulimie du pouvoir, devrait endosser tous les reproches. Cependant, puisque sur l’échiquier politique, il arrive que les pièces soient interchangeables au gré des circonstances et que bien et mal ne sont pas toujours clairement distincts, Machiavel semble trouver le moyen de récupérer positivement la guerre par ambition en en faisant simplement un facteur naturel : « c’est chose certes fort ordinaire et selon nature que le désir de conquérir. »39
L’ordinaire, tout comme le naturel, a le privilège de jouir du bénéfice de l’habitude. En effet c’est parce qu’il relève de l’évidence que l’ordinaire, à l’image de l’habituel, impose l’acceptation sans questionnement, puisque ce qui va de soi relève du normal et absente tout regard critique à son endroit. C’est ainsi que le constat de Machiavel semble prendre la tournure d’une plaidoirie qui ne dit pas son nom. En faisant du désir de conquête une volonté de la nature, il disculpe le conquérant en en faisant simplement l’instrument du destin. De ce fait, si l’action réclame un quelconque coupable, ce serait plutôt à la nature de se poser comme le commanditaire d’un meurtre dont elle assume l’entière responsabilité sans en encaisser tout le profit.
L’autre coupable éventuel serait celui qui, ne le pouvant pas devenir, voudrait tout de même forcer le destin à le choisir. Mais plutôt que de croire à une ruse de la nature qui choisit son homme parmi les hommes, l’on est plutôt porté à soupçonner une ruse du politique qui consiste à s’effacer devant le blâme pour réapparaître devant la louange. D’ailleurs, la guerre par ambition, ne relève t-elle pas finalement de la nécessité ?
La guerre par nécessité, nous dit Machiavel, répond à deux raisons : d’abord à une politique de désengorgement d’un Etat dont le territoire ne permet plus de contenir toute la population, par l’effet d’une croissance démographique irréversible.
Elle répond, en second lieu, à un principe de conservation, qui consiste à se défendre d’une attaque par les puissances étrangères. Ce qui du reste ne manque pas surtout s’il s’agit d’un Etat faible : « … une petite république ne pouvait pas se flatter de demeurer tranquille et de jouir paisiblement de sa liberté. En effet, si elle n’attaque pas ses voisions, elle sera attaquée par eux, et cette attaque, lui inspirera l’envie de conquérir et l’y forcera malgré elle. »40
Ainsi l’instinct de prédation vient habiter des Etats dont l’intention au départ était seulement de vivre libre et tranquille.
Cependant, si la conquête consiste pour l’Etat qui en prend l’initiative, à s’étendre par l’incorporation en son sein des entités politiques les plus faibles, il y va de la vie des Etats faibles de savoir œuvrer pour leur puissance s’ils ne consentent pas à gommer leur existence de la carte politique mondiale. C’est dans cette optique que la guerre par ambition nous semble naître d’une nécessité, de la nécessité de se rendre assez puissant pour se conserver. C’est alors que de la société civilisée, l’Etat passe à la bête sauvage caractéristique de la jungle politique internationale, là où l’existence tient à la seule puissance. Les frontières s’avèrent être des lignes de démarcation provisoires passibles de modification selon l’ambition des puissances conquérantes. Elles ne caractérisent donc pas des délimitations de zones interdites mais plutôt l’enjeu d’un combat pour l’existence dans un espace plus que jamais convoité.
Toutefois, il faut souligner que notre intention ne se limite pas ici, à décrire des conflits armés et frontaliers. Il s’agit aussi de voir le profit qui pourrait naître du meurtre, et le prix du succès politique dans la conquête du pouvoir, tout comme dans la tentative de conservation post-conquête. La conquête n’est pas seulement le fait des Etats, elle est aussi le fait de simples particuliers qui aspirent à la condition suprême. C’est le cas du pronunciamiento qui témoigne soit d’une ambition démesurée soit du refus de demeurer dans la condition servile. C’est dans ce climat de convoitise permanente que l’on peut comprendre ces propos de Lefort : « La politique est une forme de guerre, et sans doute n’est- ce pas un hasard si pour nous le faire entendre Machiavel, choisit d’abord de raisonner sur le cas de la prise du pouvoir par les armes. »41
C’est le cas d’Agathocle de Sicile raconté par le Florentin. Celui-ci, d’homme privé et de basse condition, devint roi de Syracuse par la faveur des armes. Après avoir gravi les échelons de l’armée, ce qui fit de lui le capitaine des Syracusains, il décida de se porter à la tête de la monarchie et en toute réussite. Seulement, le bénéfice de ce privilège n’était pas sans condition. Il fallait éliminer ceux qui pouvaient constituer des obstacles à son ambition et c’est alors qu’il fit preuve d’une grande force d’esprit comme en atteste tous les grands hommes de l’histoire. En réunissant le peuple et le Sénat, il « fit mettre à mort tous les Sénateurs et les plus riches du peuple, lesquels étant tués, il occupe et tient par force le royaume sans aucun débat entre les citoyens. »42
Ainsi furent sacrifiés ceux qui n’avaient d’autre tort que d’avoir occupé les mauvaises positions au mauvais moment.
On pourrait croire en ceci qu’il n’y a pas de victime innocente en politique. Il serait certes préférable d’accéder au trône sans violence aucune ou peu pour nous accabler, comme dans les principautés héréditaires ou civiles où c’est par la faveur des citoyens que l’on accède à la magistrature suprême, là est l’excellence et la vertu selon Machiavel, puisqu’on peut se garder des reproches d’une bestiale cruauté. Cependant, le phénomène politique n’est pas malléable de bout en bout, selon nos préférences et Machiavel le sait, il est aussi lié à des lignes de forces parfois même aveugles et obscures qui semblent agir contre notre volonté et qui fonctionnent comme un inconscient historique indécelable.
L’homme politique prudent est celui qui sait que la nature n’est pas aussi généreuse qu’elle ne paraît l’être, et qu’il va falloir lui arracher de force ce qu’elle refuse de lui donner de son gré. Ainsi, Oliverotto de Fermo n’aurait jamais pu devenir Seigneur de Fermo si, par scrupule il avait refusé d’effectuer certains sacrifices dont le meurtre de son oncle adoptif. En fin stratège, il jugeait que la politique n’admet pas les demi-mesures, on doit être servi ou entrer dans les services d’un tiers et en accepter tous les revers. Mais puisque la servitude est inconcevable pour un esprit épris de liberté, il donna ordre à ses soldats « qui mirent à mort l’oncle et tous les autres »43qui lui pouvaient nuire et de quelque façon que ce soit. Cela atteste que la prise du pouvoir est une fin et que le crime en politique n’est qu’un moyen parmi tant d’autres. La réussite politique quant à elle, n’est autre chose que l’adéquation des moyens avec les circonstances.
Toutefois, refuser le moyen sans renoncer à la fin, suppose un esprit attentiste et patient qui puisse temporiser et attendre un retournement de situation par la faveur du temps qui peut appeler l’utilisation d’autres moyens plus cléments mais non moins adaptés aux circonstances.
Machiavel a heureusement souligné le caractère capricieux du temps qui peut tout aussi emmener avec lui, le bien comme le mal. Ce serait alors très risqué de fonder son entreprise sur le socle de l’incertain. Toutefois si la conquête du pouvoir exige quelques scélératesse, et non des moindres, la tentative de stabilisation et de maintient de l’ordre qui suit une conquête ne manque pas de charme dans ce contexte de violence : « Un Prince étranger n’impose son autorité que par la violence et suscite nécessairement la haine. »44Par la conquête du pouvoir le Prince nouveau ne peut s’empêcher de se faire des ennemis aussi bien de ceux qui l’ont aidé à s’imposer et qu’il ne peut contenter en tout ni tout le temps, mais aussi de ceux qu’il lèse par l’instauration d’un ordre nouveau qui leur ôte tout privilège acquis sous l’ancien régime. Ainsi il lui faut apprendre à se préserver de ces ennemis et le plus souvent par cruauté.
C’est pourquoi « entre tous les Princes, c’est au prince nouveau qu’il est plus impossible d’éviter le nom de cruel.»45 La politique de préservation réussit toujours s’il fait en sorte que les nouveaux rapports de force qu’il a créé lui soient favorables aussi bien à l’intérieur qu’à extérieur de l’Etat. Cependant, le contrôle de ces rapports de force risque d’échapper totalement à son emprise s’il ne se pose pas comme le pivot de l’équilibre universel autour duquel se positionneraient les autres Etats. Ainsi, il lui faut s’ingénier à affaiblir les forts et à protéger les faibles, ceci aussi bien au dedans qu’au dehors.
De ce fait, il pourra se gagner les faibles par amour en ce qu’ils trouveront refuge auprès de lui. Quant aux forts il s’en préservera par la crainte, qu’il leur inspirera par la menace permanente de les anéantir. Par cette mesure, il se fait le seul maître du jeu et disposera ainsi à lui seul du pouvoir discrétionnaire de faire et de défaire au gré de ses intérêts.
Aussi, faut-il comprendre que si la politique est une forme de guerre, la politique de conquête est l’expression la plus raffinée de sa désignation. La guerre, sous quelques formes qu’on la comprenne, sous entend l’idée d’un combat. Mais puisque dans tout combat sérieusement mené, la stratégie opérationnelle est fonction des circonstances géopolitiques, il est important pour le conquérant de connaître les différentes formes d’Etat auxquelles il peut être confronté et dans chacun des cas, les mesures à prendre, ce à quoi répond le chapitre I du Prince. Cependant, Machiavel juge nécessaire d’y introduire une donnée supplémentaire en spécifiant le régime politique des pays conquis afin de déterminer à chaque circonstance les mesures idoines. C’est ainsi qu’il se permet de distinguer dans ce qu’il appelle les principautés mixtes, c’est-à-dire les Etats qui, à l’issue d’une conquête viennent se greffer à l’Etat du conquérant, un Etat où, un seul, le Prince est libre et tous les autres sont ses sujets. Il y a ensuite ce qu’on pourrait appeler la monarchie de type féodal46où, seuls quelques uns sont libres, il s’agit du roi et de ceux que Machiavel appelle les gentilshommes qui se partagent ainsi le pouvoir. Enfin il y a l’Etat où tous les hommes sont libres, ce qu’on pourrait appeler de nos jours l’Etat démocratique où la seule autorité transcendante est celle de la loi.
Cette classification des régimes selon Machiavel ne conduit pas à un jugement sur le meilleur type de gouvernement comme on pourrait s’y attendre à l’instar de la philosophie politique classique, mais elle devrait plutôt déboucher sur une meilleure prise en compte des moyens de domination, de leur maîtrise et de leur conservation. On serait tenté de dire que la philosophie machiavélienne, si l’on peut concevoir une philosophie chez le Florentin, se présente comme une philosophie du pragmatisme et de l’efficacité.
Considérant le cas de l’Etat où régnait antérieurement une lignée princière sous le modèle de la monarchie de type oriental où seul le Prince est libre, il faut au conquérant qu’il sache s’il est de la même nation et de la même langue. Dans le cas échéant, une virtù ordinaire suffit pour y régner après l’avoir conquis, il suffit d’éteindre la lignée du Prince47 et pour le reste ne pas apporter de modification sur les taxes et les impôts.
Ici les propos de Machiavel frôlent sans doute le cynisme et l’on s’en rend compte si l’on mesure bien la radicalité de cette recommandation. On voit, par expérience, une prise de pouvoir par la force s’accompagner de l’exil de la famille du Prince déchu, mais il faut admettre que ce n’est là que différer sa chute pour le Prince régnant. En effet, l’humiliation étant très forte, il lui faudrait éteindre parallèlement toutes les velléités de contestation s’il ne veut pas inscrire sa propre perte sur les tableaux de l’histoire. Ainsi le plus sûr moyen d’éviter un tel désagrément est de tuer tout simplement le Prince et ses descendants. Un exilé peut toujours resurgir alors qu’un mort est définitivement effacé et quant aux possibilités de vengeance elles sont presque nulles, : « Le tort qui se fait à l’homme doit être fait tel qu’on n’en craigne point la vengeance. »48
Cette sagesse politique participe de la politique de prévention et d’anticipation qui fait la particularité du maître du jeu. Le peuple, habitué à la servitude, trouvera sans doute moins de raison de s’affranchir malgré tout de leur Prince. Cependant, l’efficacité pratique d’une telle solution théorique, ne peut être programmée que pour un tel type d’Etat. Mais lorsqu’il s’agit d’introduire une république dans un pays où règnent des gentilshommes, il y a là de la difficulté. L’essence de la république est d’instaurer l’égalité entre tous les sujets aussi bien en droit qu’en fait. Cette spécificité de la république s’inscrit aux antipodes du règne des gentilshommes qui ne s’effectue que sur un Etat corrompu par l’inégalité et le favoritisme.
Cependant, puisque l’autorité du Prince ne doit souffrir d’aucun partage ni d’aucune rivalité, l’homme d’Etat républicain doit en toute froideur éliminer ces « ennemis naturels de toute police raisonnable » ainsi que Machiavel le fait savoir : « Quiconque veut établir une république dans un pays où il y a beaucoup de gentilshommes ne peut y réussir sans les éteindre tous. »49
Cette évolution en crescendo de la violence qui passe de la lignée du Prince aux gentilshommes trouve son comble dans l’Etat ou la Province qui, antérieurement à la conquête, vivait sous ses propres lois. Selon Machiavel, le plus sage moyen pour le garder est de le détruire entièrement et comme illustration à sa thèse il en veut pour preuve l’exemple des Romains qui, pour lui constituent son modèle de référence en matière politique.
Cette hypothèse présente certes d’autres alternatives, mais celles-ci ne fonctionnent que comme des palliatifs à défaut du moyen le plus cruel mais aussi le plus sûr, ainsi qu’en atteste le chapitre V du Prince « Car à la vérité il n’ y a point de plus sûre manière pour jouir d’une Province que de la mettre en ruines. Et qui devient Seigneur d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu’il s’attende d’être détruit par elle, … »50 La politique de conquête se révèle comme une politique de puissance dont la juste mesure ne s’inscrit que dans l’excès. Le crime en politique est un instrument et un instrument n’est ni moral ni immoral, il est efficace ou pas du tout. Mais de quels instruments le Prince dispose t-il pour se conserver dans un monde régi par la libido dominandi51

LA CONSERVATION DU POUVOIR

Il est bien nécessaire d’avoir en tête que l’analyse que nous nous proposons de la théorie politique machiavélienne s’est voulue une suite logique qui prend en charge la nécessité de la violence depuis la prise du pouvoir jusqu’à son implantation définitive, ainsi que les modes de déploiement qu’elle requiert par la suite.
C’est ainsi qu’après avoir traité de l’acquisition du pouvoir, nous nous intéresserons ici aux moyens de conservation dont dispose le Prince. Cependant, les menaces d’agressions permanentes qui planent sur les Etats, telle l’épée de Damoclès, nous laissent présager que la préservation du pouvoir n’est pas de tout repos. Force est de constater tout de même que la violence qui accompagne la prise du pouvoir s’effrite avec le temps au fur et à mesure que celui-ci s’installe. L’action du Prince obéit alors à une certaine duplicité : « elle va dans le sens de la plus grande et dans le sens de la moindre violence »52 . Autrement dit, le passage de l’acquisition à la conservation du pouvoir, se traduit par la réduction d’une force matérielle mise à l’épreuve, à la simple puissance armée. La conservation revient, en dernière instance, à un simple programme de défense aussi bien contre les agressions extérieures que contre les ennemis de l’intérieur.
C’est cette dualité des dispositions défensives que Machiavel nous rapporte au chapitre XVIII du Prince : « Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde ».53
Cette dualité des fondements logistiques correspond à la catégorisation des natures que nous avons énoncées ci-dessus à savoir l’homme civilisé à l’intérieur de l’Etat et la bête politique (Etat) de la jungle internationale. Par conséquent, la défense contre les invasions extérieures obéit à la force et celle de l’intérieur aux lois. D’où il est nécessaire au Prince de disposer d’une puissance armée et de disposer l’Etat de bonnes lois et institutions. Mais puisque celle-ci sont insuffisantes à elles seules et qu’elles en appellent à la force comme complément, nous pouvons réduire les moyens à un principe unitaire : l’arme, qui se déploie de deux manières : en puissance protectrice et en législateur.

LA MILICE PROPRE : UN PARI CALCULE

Tout pari calculé à l’avance est un pari gagnant a priori et donc la mise consentie n’est, en réalité, qu’un simple investissement. Jean Giono atteste : « Machiavel fait le catalogue des certitudes … il lui faut ce qui arrive dix fois sur dix, cent fois sur cent, mille fois sur mille » 54.
Grâce à l’épreuve du calcul, Machiavel inscrit dans les pages de l’incertain la possibilité d’une certitude programmée. Ainsi, il fait de la précision la condition rigoureuse du jeu politique. Le Prince n’est le joueur absolu que parce qu’il consent la mise absolue, le tout pour le tout. En d’autres termes, la milice propre n’est un investissement total que parce qu’elle est le gage de toute sécurité étatique puisque « Sans l’appui de ces armes, la meilleure police s’écroule bien vite, ni plus ni moins que feraient les logements d’un superbe et royal palais, tout orné fut- il de gemme et d’or, s’il n’était pas couvert de quelque chose qui le défendît de la pluie»55.
Cependant si Machiavel, pour invoquer le problème de la défense, parle des armes plutôt que de la milice propre précisément, c’est qu’en réalité l’exercice des armes n’est pas le monopole de la milice propre. Elle est aussi le fait des armées mercenaires et de celles mixtes ou auxiliaires. Notre pari porté alors sur la milice nationale pourrait être considéré comme purement hasardeux et même totalement arbitraire sauf, bien sûr, si l’on soupçonne l’existence d’un calcul délibérément intégré dans ce pari.
Il faut remarquer qu’à l’école machiavélienne les soldats mercenaires et auxiliaires n’ont jamais eu bonne presse.
S’agissant des mercenaires, ce sont des troupes armées dont la profession est d’exercer la guerre pour le compte d’autrui et qui espèrent en contre partie une paie. Machiavel nous dit qu’« Elles sont désunies, ambitieuses, sans discipline, déloyales, braves chez les amis, lâches devant l’ennemi, elles n’ont point de crainte de Dieu ni de foi avec les hommes »56, blâmables à tous égards. Ces préjugés défavorables à l’endroit des soldats mercenaires ne sont pas tout de même infondés. A la limite même, ce ne sont pas des préjugés mais plutôt des jugements a posteriori fondés sur l’expérience historique que Machiavel a de la société italienne depuis des âges bien reculés, soit comme témoin des faits soit en tant que lecteur des anciens. C’est cette position historiciste qui l’amène à affirmer que le morcellement de l’Italie est dû à cette sorte d’armée.
Cependant, le Florentin ne se suffit pas de l’autorité de l’histoire pour avancer de tels propos. Il se veut conforme à la rigueur scientifique, il cherche à les démontrer : « Je veux plutôt montrer quels malheurs viennent de cet espèce de soldats »57. La démonstration que Machiavel se propose de faire, vise à montrer que la guerre faite profession est une duperie de pure espèce.
En effet, le salaire constitue un moyen de subsistance alors que le soldat n’est pas préposé au métier des armes pour subsister mais pour cautionner sa vie au service d’une cause. Ainsi, celui qui se fait payer pour faire la guerre trouve moins de raison de se faire tuer.
« La cause de cela est qu’ils n’ont autre amour, ni autre occasion qui les tienne au camp qu’un peu de gages, ce qui n’est pas suffisant à faire qu’ils veuillent mourir pour toi »58.
C’est donc pour toutes ces raisons que Machiavel pense que ce type de soldats ne peut entraîner que malheurs, dommages et ruine.
Par ailleurs, le Prince qui place sa confiance dans une armée mercenaire doit aussi paradoxalement, la redouter pour deux raisons :
D’abord si elle a un bon capitaine, le Prince doit en craindre l’ambition et si elle n’en a pas elle lui est inutile et même nuisible, puisqu’ elle ne fait qu’accélérer sa perte. Est aussi cause de sa perte, les armées dites auxiliaires : « J’appelle ainsi celles qui sont envoyées à votre secours par un voisin, mais dont le commandement reste à ses capitaines et la solde à sa charge »59.
.Machiavel redoute davantage ces sortes d’armée que celles mercenaires. La différence étant que l’armée auxiliaire est plus organisée plus disciplinée et reste sous le commandement d’un Etat étranger. Ainsi au lieu d’en admirer les remarquables qualités, on doit plutôt en craindre les dangers : « Cette sorte d’armées peut bien être bonne et profitable pour elle même, mais de ceux qui y font appel, elle est presque toujours dommageable. Car si on perd on reste battu, et si on gagne, on demeure leur prisonnier »60.
Le Prince qui en appelle à de telles troupes ne peut espérer que leur mépris puisque sans elles, il ne croit pas vaincre. C’est la surestimation de l’autre et la sous-estimation de soi-même qui dénature la relation du partenariat, pour en faire un simple rapport de domination et de servitude .Et si tant est qu’il soit ambitieux, l’Etat qui les envoie peut sans grande difficulté annexer le territoire où ses troupes se trouvent convoquées.
A ceux- là que l’on ne contente ni par argent, ni par honneur, ce serait simple naïveté pour le Prince que d’espérer qu’ils se sacrifient pour une cause qui ne les lie nullement. C’est pourquoi « Un Prince sage évite de telles armes et se fonde sur les siennes propres, et veut plutôt perdre avec les siennes que de gagner avec les étrangères, estimant la victoire n’être point vraie qui est acquise par la force d’autrui »61.
A y regarder de près, la typologie machiavélienne des armées est une méthode qui sanctionne et sélectionne par la même occasion. En effet, ni les soldats mercenaires ni même ceux auxiliaires ne sont utiles. Par conséquent, c’est de parier sur le couplé perdant que de parier sur elles puisqu’ avec ces armées, même la victoire reste périlleuse. C’est la sanction de ces deux types d’armée qui sélectionne par la même occasion la troisième c’est-à-dire la milice propre « Je me borne à dire que tout Etat doit tirer ses troupes de son pays, qu’il soit froid, chaud ou tempéré peu importe »62. De là vient l’essence de la milice nationale. On entend par là les troupes formées par le Prince lui-même et qui obéissent à son commandement. Et, si c’est une qualité de n’avoir pas le défaut des autres, avoir des qualités que les autres n’ont pas relève du talent. La milice propre non seulement n’a pas le défaut des autres, mais présente en plus de réels avantages. D’abord parce qu’elle est plus fidèle et machiavel le sait : « A qui en effet la patrie peut-elle demander plus de fidélité qu’à l’homme qui a juré de mourir pour elle ? »63. La fidélité apparaît alors comme le véritable lien qui unit le soldat à la nation qu’il est sensé défendre. Non seulement la patrie crée son attache sociale mais aussi le principe de son identité et de sa reconnaissance territoriale. C’est pourquoi, au-delà de la défense de sa partie, le soldat défend ses propres intérêts et à sa propre appartenance sociale .C’est ainsi que Machiavel en appelle à la culture du patriotisme en aimant sa patrie plus que son âme .C’est au nom de ce patriotisme dont fait preuve la milice propre que Machiavel accepte de miser sur elle : « Un Etat ne peut fonder pour sa sécurité que sur ses propres armées, que ses armées ne peuvent bien être organisées que par le mode des milices , qu’il n’y a enfin que ce moyen d’établir une armée dans un pays et de la former à la discipline militaire »64.
Ce qui est en jeu dans ce pari, c’est bien la sécurité du Prince et celui de ses sujets. Cette tâche est exclusivement reconnue à l’organisation militaire obéissant au commandement de l’Etat. En d’autres termes, l’exercice de la guerre doit être le monopole de l’Etat et non des particuliers : « La guerre faite comme métier ne peut être honnêtement exercée par des particuliers, dans aucun temps, la guerre doit être seulement le métier des gouvernements, républiques ou royaumes ».65
En cela on remarque, une fois de plus, le danger de faire de la guerre un métier à l’image des mercenaires qui, à défaut de gagner autrement leur pain en temps de paix trouvent encore plus de raisons de prolonger la guerre ou de la travestir en sorte de pillage avec son cortège de crime. La notion de crime de guerre, conventionnellement admise dans la charte des Nations Unies, doit beaucoup à Machiavel, au moins sur ce point. Il comprend ainsi que le fait de tuer n’a pas toujours la même portée politique. D’où le crime légalement autorisé par l’Etat en situation de conflit et le crime des particuliers qui vivent de la guerre. C’est pourquoi, l’exercice de la guerre doit être régulé par l’Etat : « Un Etat bien réglé ne doit donc faire la guerre que par nécessité ou pour la gloire, ou borner la profession à un service public et, en temps de paix, à un simple exercice »66.
La question de la subsistance d’un soldat pendant l’après guerre, se pose inévitablement. Il faut tout de même qu’ils vivent et s’entretiennent pour être en mesure de servir. Le Florentin recommande qu’on les paye mais seulement lorsqu’on les envoie en guerre. Toutefois, le discours qu’il tient sur l’art de la guerre, ne peut être en vérité que circonstanciel. Les stratégies et organisations militaires étant évolutives au gré des progrès technologiques, ces réflexions à propos de l’organisation et de la discipline militaire seront sans doute frappées de caducité de nos jours. S’il se permet d’écrire sur la guerre, c’est probablement pour la raison que voici : « La guerre étant un phénomène universel…il nous parait légitime de vouloir rassembler toutes sortes d’observations pour dégager, à l’examen des succès et des erreurs, les principes de la stratégie des acteurs, quitte à les rendre relatifs à l’état des techniques utilisées en diverses époques et à la nature des combattants impliqués dans le conflit »67.
C’est la compréhension que Lefort en a et peut être est-elle celle qui nous parait la mieux justifiée. L’acquittement des primes de mission répond certes à cette thèse machiavélienne qui veut que l’on rémunère les soldats au retour d’une expédition, mais l’impossibilité à payer la milice en permanence est aujourd’hui démentie par la concentration des soldats dans les réserves et casernes et qui reçoivent des allocations.
C’est une caractéristique des institutions vicieuses, selon Machiavel, mais nous pensons que cette forme d’organisation obéit à des raisons toutes autres. En effet, du moment où l’attaque par surprise est l’une des ruses qu’il recommande aux armées, c’est faire preuve de sagesse et de prudence que de tenir son armée toujours sur le qui vive, prête à se défendre. Et c’est là un besoin auquel ne peut répondre l’armée qui, après la guerre libère les soldats et en fait de simples civils ou même l’armée mercenaire. Néanmoins les idées concernant le service militaire garde toute leur pertinence.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
I. PARTIE : LA POLITIQUE COMME VIOLENCE Chapitre A : LA VIOLENCE DANS L’ACQUISITION DU POUVOIR
SECTION 1 : La fondation d’un Etat
SECTION 2 : La politique de conquête Chapitre B : LA CONSERVATION DU POUVOIR
SECTION 1 : La milice propre : un pari calculé
SECTION 2 : De l’arme comme législateur
II. PARTIE : DU BON USAGE DE LA VIOLENCE A LA NEUTRALITE AXIOLOGIQUE
Chapitre A : DU BON USAGE DE LA VIOLENCE
SECTION 1 : La « douce violence »
SECTION 2 : Le toilettage de la cruauté : « la beauté du Diable »
Chapitre B : LA NEUTRALITE DU PRINCIPE AXIOLOGIQUE
SECTION 1 : Les exigences de la politique et les impératifs de la morale
SECTION 2 : La souveraineté par delà Bien et Mal : l’Ethique de responsabilité
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE

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