Étude des ruptures de tâche et de leurs conséquences affectant l’équipe d’anesthésie au bloc opératoire

Étude des ruptures de tâche et de leurs conséquences  affectant l’équipe d’anesthésie au bloc opératoire

INTRODUCTION GENERALE SUR LES RUPTURES DE TACHE

Le métier de médecin anesthésiste-réanimateur-médecine périopératoire (MAR) est en pleine évolution. L’anesthésie est définie par l’American Society of Anesthe siologists comme la pratique de la médecine consacrée au soulagement de la douleur et aux soins périopératoires des patients en chirurgie. En France, le rôle des médecins anesthésisteréanimateurs s’étend au-delà du bloc opératoire puisqu’ils sont formés également systématiquement à la pratique de la réanimation. Indépendamment du travail clinique, les MAR sont confrontés à une augmentation du nombre de tâches à réaliser avec la multiplication potentielle du risque d’interruption de chacune d’entre elle. 1) Définition des tâches en anesthésie-réanimation En France, le médecin anesthésiste-réanimateur est identifié par les patients comme un médecin à part entière dans 88 % des cas (selon les pays, cette reconnaissance oscille entre 50 et 99 %) [1]. Sa double compétence en anesthésie et réanimation est reconnue ainsi que sa capacité à gérer des complications graves. Le rôle clinique du médecin anesthésiste réanimateur dans la période pré et peropératoire semble aussi bien connu des patients. En revanche, son investissement dans la période postopératoire ainsi que son rôle dans la prise en charge de la douleur, restent moins bien identifiés. Au-delà du travail clinique, l’évolution du système de santé dans les pays occidentaux a augmenté le périmètre des tâches dévolues au médecin dans son quotidien. La charge des tâches administratives ainsi que l’utilisation des outils informatiques diminuent le temps passé auprès du patient. Dans un travail récent publié dans les Annals of Internal Medicine, Sinsky et al. ont montré que dans 4 spécialités différentes (médecine générale, médecine interne, cardiologie et orthopédie) pour chaque heure passée devant un patient, chaque médecin consacrait deux heures à des tâches en l’absence de ce dernier [2]. Ce résultat est concordant avec l’étude de Wenger et al. réalisée chez 36 internes en médecine interne qui avait retrouvé un ratio de 1 pour 3 entre le temps de travail passé en présence du patient (1,7 heures) et celui devant un ordinateur (5,2 heures) [3]. Enfin, au- delà de ces phases directement ou indirectement liées à la prise en charge du patient, le temps consacré à d’autres tâches (administratives, temps de déplacement entre les différents sites, etc.) apparaît être non négligeable (20 % dans le travail de Sinsky et al.) [2]. La diminution du temps clinique dévolu directement au patient est 17 d’ailleurs une source d’insatisfaction importante pour les médecins. Il a été montré une corrélation entre l’importance des tâches informatiques au quotidien et la survenue de burnout [4]. Le médecin anesthésiste-réanimateur est confronté aux mêmes contraintes que les autres spécialistes mais aucun travail récent ne s’est intéressé spécifiquement à la répartition du temps passé aux différentes tâches dans cette spécialité. La première étude s’intéressant à la répartition des tâches des médecins anesthésistes-réanimateurs au bloc opératoire date de 1976. Kennedy et al. avaient montré que les médecins passaient la majorité de leur temps au contact du patient : en observation directe (par exemple pour l’auscultation) ou indirecte (monitorage des constantes) et en adaptant les médicaments de l’anesthésie [5]. Une décennie plus tard, McDonald et al. retrouvaient des données comparables avec un temps directement consacré au patient de 61 % dont 17 % au contact direct du patient [6]. Afin de disposer de données récentes sur la répartition des tâches des médecins anesthésiste-réanimateurs au sein du bloc opératoire, Elie et al. ont observé 54 praticiens qui officiaient dans 6 établissements différents (1 CHU, 2 CH et 3 établissements privés) pour un total de 540 heures. Cette évaluation, non publiée pour l’instant, a montré que deux tiers du temps d’un anesthésiste, passés au bloc opératoire, sont consacrés à la prise en charge clinique du patient intégrant un temps pédagogique (lié principalement aux structures publiques). Les tâches administratives et organisationnelles occupent 11 % du temps. La grande majorité du temps (86 %) était passée au bloc opératoire (74 %) et en SSPI (12 %). 

Définition des interruptions de tâche

Une conséquence qui semble être associée à l’augmentation du périmètre des tâches dévolues aux médecins est la multiplication des interruptions de tâche. Dans la littérature, il n’existe pas de consensus sur les définitions entourant cette problématique. Conceptuellement, une interruption de tâche est un évènement externe identifiable, dont la survenue est imprévisible et qui nuit au maintien de l’attention dans le cadre d’une tâche spécifique [7]. La HAS, quant à elle, définit l’interruption par l’arrêt inopiné, provisoire ou définitif d’une activité humaine [8]. La raison est propre à l’opérateur, ou au contraire, lui est externe. L’interruption induit une rupture dans le déroulement de l’activité, une perturbation de la concentration de l’opérateur et une altération de la performance de l’acte. La réalisation éventuelle d’activités secondaires achève de contrarier la bonne marche de l’activité initiale. 18 Les sources d’interruptions sont multiples (appel téléphonique, discussion, bruit, activité multitâche, etc.), souvent de courte durée et le plus souvent induites par des membres de l’équipe. Il existe un continuum entre au début un événement simplement distracteur (« distraction ») qui peut aller jusqu’à une réelle interruption (« interruption ») en passant par une perturbation de la tâche effectuée (« disruption »). Dans le contexte périopératoire, Healey et al. ont proposé différents éléments (Tableau 1) intéressant l’ensemble des intervenants du bloc opératoire que cela soit du côté chirurgical ou anesthésique, en intégrant le ou les différents membres de l’équipe impliqués dans l’interruption de tâche (circulant ou directement impliqué dans la prise en charge du patient) [9]. Dans la littérature, le plus souvent, l’interruption de tâche est définie simplement comme tout événement qui va perturber la réalisation d’une tâche que cela soit via une simple distraction en allant jusqu’à son interruption. Tableau 1 Selon Heavey et al., le personnel circulant est défini par toute personne n’appartenant ni à l’équipe d’anesthésie ni à l’équipe chirurgicale habillée stérilement. Niveau Effet observé sur l’équipe 1 Source potentielle de distraction 2 Interférence constatée par le personnel circulant 3 Le personnel circulant s’occupe d’une interférence 4 Un membre de l’équipe momentanément distrait 5 Un membre de l’équipe fait une pause dans la tâche en cours 6 Un membre de l’équipe s’occupe de la distraction 7 Équipe distraite momentanément 8 L’équipe s’occupe de la distraction 9 Interruption de l’intervention en cours Les points de 1 à 3 sont liés à des stimuli qui sont soit ignorés soit traités par le personnel circulant. Les points 4 à 6 se rapportent à la distraction d’un membre de l’équipe. Les points 7 à 9 de l’échelle se rapportent à deux membres ou plus de l’équipe. 3) Fréquence des interruptions de tâche Dans le cadre des soins critiques, plusieurs travaux se sont intéressés à la quantification des interruptions de tâche. Un travail de Berg et al., publié en 2016, retrouve un taux de 5 19 interruptions par heure dans une population de médecins et d’infirmières dans un service d’urgences [10]. Un travail récent de Li et al. s’est intéressé à la répartition des tâches et aux interruptions associées dans un service de réanimation. Le temps passé au contact du patient était seulement de 16 % et 4,2 interruptions par heure ont été répertoriées [11]. À titre de comparaison, dans une population de médecins spécialistes non impliqués dans les soins critiques, Westbrook et al. retrouvaient un taux de 15 % pour les soins en présence du patient et un nombre d’interruption de tâche de 2,9 par heure [12]. Dans le cadre de l’anesthésie, un premier travail s’est intéressé à la phase d’induction de l’anesthésie. Savoldelli et al. ont observé sur 37 inductions dans le cadre d’une chirurgie urgente une fréquence d’événements distracteurs de 5 par induction dont la durée occupait 35 % du temps total de l’induction [13]. Dans un autre travail sur l’ensemble de la période périopératoire, Campbell et al. ont suivi 30 procédures durant lesquelles ils ont observé 13,8 événements distracteurs par heure (17,4/h durant l’induction, 9/h durant l’entretien de l’anesthésie et 30/h durant la phase de réveil) [14]. Enfin sur 32 interventions, Jothiraj et al. ont observé 60 éléments distracteurs par heure dont 19,2 étaient ≥ 2 selon l’échelle d’Heavey [15]. Dans ce travail, dans la majorité des cas, l’initiateur des événements ≥ 7 selon l’échelle d’Heavey, était le médecin anesthésiste réanimateur (67 %), qui était d’ailleurs aussi le professionnel qui était principalement impacté par ces événements (84 %). La cause de la distraction sans effet potentiel était liée aux mouvements des membres de l’équipe d’anesthésie alors que celle principalement impliquée dans les distractions à impact potentiel majeur était des conversations sans lien avec la prise en charge du patient. Ces résultats sont concordants avec une très récente revue de la littérature dans l’univers du bloc opératoire qui a retrouvé comme principaux agents causaux d’interruptions de tâche par ordre de fréquence : le mouvement (4,9 par procédure), les conversations non liées à la prise en charge de soins (3,4 par procédure) et l’appel téléphonique ou le biper (1,9 par procédure) [16]. Enfin, dans le travail d’Elie que nous avons déjà cité, ne prenant en compte que les interruptions de tâche (entraînant une pause dans l’activité en cours) et uniquement centré sur le MAR (et non pas l’équipe), 1,5 (±1,4) événements par heure ont été observés. Une forte disparité entre le CHU (2,2/h ±1,6) et les autres structures (entre 0,5±0,3 pour les structures privées et 0,6±0,6 pour les structures publiques non universitaires) a été retrouvée. La source de l’interruption était majoritairement soignante (44 % venant des infirmiers : 22 % des IDE du service, 15 % des IADEs et 7 % venant des IBODEs) et médicale (21 %). 20 4) Impact des interruptions de tâches L’impact potentiel ou avéré d’une interruption de tâche est difficile à analyser dans la littérature. En effet, dépendant du type d’interruption, de son origine, du moment de survenue, du professionnel soumis à l’interruption, elle ne peut avoir aucun effet, un impact positif ou au contraire entrainer potentiellement des effets délétères sur la prise en charge. Concernant les impacts négatifs, dans un rapport récent recensant en Pennsylvanie 1015 évènements indésirables déclarés liés aux ruptures de tâche, 59,6% concernaient les médicaments et 27,8 %, la procédure de prise en charge. Sur l’ensemble des événements, 13 ont eu un préjudice pour le patient [17]. L’interruption de tâche durant la préparation ou l’administration de médicaments et son impact potentiellement négatif sur le circuit du médicament sont maintenant bien connus. L’interruption de tâche dans ce contexte est fréquente. Son taux de survenue, retrouvé dans une métanalyse, est de 6,7 par heure et par infirmière [18]. Dans un autre travail sur plus de 4000 administrations, une interruption était retrouvée dans 53 % des cas [12]. Chaque interruption était associée à une erreur clinique dans 12,7 % des cas. La gravité des erreurs augmentait avec la fréquence des interruptions. Sans interruption, le risque estimé d’une erreur majeure était de 2,3 % alors qu’avec quatre interruptions, celui-ci doublait pour atteindre 4,7 % (IC à 95 % [2,9 %—7,4 %] ; p < 0,001). Dans le contexte de l’anesthésie, l’erreur médicamenteuse survient entre 1 pour 900 jusqu’à 133 procédures [19,20]. Il est très probable que ce chiffre soit sous-estimé puisqu’un travail prospectif récent a montré que, sur 277 procédures (3671 administrations), une erreur survenait dans 5,3 % des cas [21]. Enfin, dans une très récente enquête brésilienne, l’erreur médicamenteuse était très largement rapportée par les MAR comme liée à une interruption ou à la fatigue [22]. Un autre impact est celui lié à la prise en charge globale du patient. En effet, un travail randomisé sur des internes d’anesthésie-réanimation a montré que le bruit altérait le raisonnement médical évalué par des tests de concordance de script et plus particulièrement chez les jeunes internes [23]. Ces résultats sont concordants avec un autre travail qui a montré que des stimuli acoustiques négatifs, comme la musique dichotique (musique différente dans chaque oreille), pouvaient affecter la concentration, la performance et la vitesse non seulement chez les experts, mais aussi chez les chirurgiens novices [24]. De plus, Feuerbacher et al. ont montré une augmentation importante du risque d’erreur technique commise par les chirurgiens novices travaillant sur des simulateurs avec distraction (bruit, conversations, etc.) 21 par rapport aux chirurgiens travaillant dans des atmosphères calmes [25]. Dans l’étude de Stevenson et al., le bruit dans la salle d’opération a affecté la capacité à détecter par les internes d’anesthésie les changements de saturation en oxygène, ce qui pourrait donc augmenter potentiellement le risque d’erreur [26]. Un autre travail avait montré que le bruit affectait l’efficacité mentale et la mémoire à court terme des internes d’anesthésieréanimation [27]. Enfin, les interruptions n’altèrent pas que les compétences cognitives. Dans une revue sur la performance chirurgicale, tâche technique complexe, les distractions avaient un impact négatif non seulement sur la vitesse mais aussi sur le nombre de mouvements nécessaire à la réalisation du geste chirurgical [16]. L’interruption n’est pas toujours délétère pour la prise en charge du patient. En effet, quand celle-ci concerne un élément du dossier ou un événement en cours d’apparition, elle peut être au contraire bénéfique. Savoldelli et al. observaient dans 21,5 % aucun impact de l’interruption et même dans 7,2 % un impact positif [13]. De même, Campbell et al. retrouvaient à peu près les mêmes chiffres avec un impact neutre dans 22 % des cas et positif dans 3,3 % des cas [14]. Par ailleurs, dans les périodes où il y a moins d’activité, les distractions pourraient améliorer le niveau de vigilance et donc améliorer la sécurité de prise en charge [28]. La communication avec le patient, qui est bien évidemment génératrice d’interruption, est fondamentale pour la qualité de la prise en charge dans la phase d’induction et de réveil (voire dans la période périopératoire lors d’une anesthésie loco-régionale) .

Table des matières

I. Introduction générale sur les ruptures de tâche
1) Définition des tâches en anesthésie réanimation
2) Définition des interruptions de tâche
3) Fréquence des interruptions de tâche
4) Impact des interruptions de tâche
5) Prévention des interruptions de tâche
II. Étude des ruptures de tâche et de leurs conséquences affectant
l’équipe d’anesthésie au bloc opératoire
1) Introduction
2) Matériel et Méthodes
3) Résultats
4) Discussion
5) Conclusion
III. Annexe
1) Questionnaire de mise en situation des observateurs
IV. Références bibliographiques
V. Lexique

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