EISENSTEIN ENTRE LES LIGNE

EISENSTEIN ENTRE LES LIGNE

Un cauchemar soviétique

Un autre « sermon » retient justement notre attention, qui n’est décidément pas l’œuvre d’un « cardinal » se découvrant fortuitement « athée », et encore moins celle d’un propagandiste qui recouvrerait la foi : c’est le rêve de Marfa, plus stupéfiant et instructif encore que les exploits de l’écrémeuse et du tracteur. Une fois l’argent du kolkhoze sauvé, et serré bien fort dans un coffret, la jeune paysanne s’endort dessus, comme sur un trésor, et libère les images les plus étonnantes du film. Le rêve d’abondance et de prospérité auquel on assiste d’abord émerveillé possède son envers, le cauchemar productiviste, qu’on entrevoit progressivement.54 Tout commence sous les auspices d’un taureau qui monte dans le ciel, divinité gigantesque qui peut s’appréhender comme l’image d’un Père protecteur – l’État – mais qui possède aussi une dimension plus inquiétante, qui peut faire songer, comme le suggère Aumont, au Géant de Goya, qui peut même se comprendre comme une allusion au veau d’or. Beaucoup d’éléments permettent d’aller dans ce sens : depuis la référence à la statue biblique dans « La centrifugeuse et le Graal » jusqu’à la séquence qui introduit le rêve, où Marfa insiste, contre le désir de ses camarades, pour ne pas redistribuer l’argent gagné par la collectivité, en somme pour poursuivre la concentration du capital. De là à voir, de la part de S. M. Eisenstein, dans le complexe formé par les deux séquences, une dénonciation du « capitalisme d’État », il n’y a qu’un pas, qui me semble aisé à franchir – nous aurions alors un exemple de plus de ce « cinéma intellectuel », tant appelé de ses vœux par le cinéaste, et pour lequel on cite surtout Octobre. La « pluie d’or » qui précède est déjà significative par cet imaginaire du trésor, de la richesse qu’on range soigneusement dans un coffre, qui en outre, comme l’indique Jacques Aumont, unit l’agronome-Lénine à Marfa.55 Seulement, il faut rappeler que cette collectivité qu’ils défendent, personne n’en veut : La Ligne générale nous l’a assez clairement montré. Seule la magie de l’écrémeuse peut l’avoir fait oublier – écrémeuse qui, au passage, semble rouée de coups par les paysans, autant que Marfa qui se réfugie dessous, au moment du partage de l’argent récolté. La séquence de redistribution du profit est en effet particulièrement éloquente : comme le signale François Albera, c’est une parodie de film de gangsters.56 Autrement dit, si l’on file la métaphore – car métaphore il y a, si l’on tient compte de la mise en scène – les paysans se battent à cause de l’existence d’un butin, volé comme il se doit, et de son partage. Voilà qui est intéressant, surtout en contexte marxiste, où la question du vol de la force de travail, de l’accaparement de la plus-value, est centrale. Or, la bagarre est liée, ici aussi, à la difficulté de savoir à qui appartient le magot ; et il y a bien vol : vol de Marfa, d’abord, mais aussi intention de voler de la part de Marfa, qui s’arroge le droit de décider du bon usage de l’argent de ses camarades et qui finit par s’endormir sur « sa » cassette. S’il y a conflit, c’est donc parce qu’il y a deux exploiteurs au moins, deux types de « capitalistes », de « gangsters » : la collectivité d’une part, qui abuse de Marfa (on l’a vue travailler juste avant, pendant que les autres se partageaient l’argent en son absence), et Marfa d’autre part, qui souhaite priver la collectivité du fruit de son travail, qui semble considérer que cet argent ne leur appartient pas. Inutile de préciser que Marfa ne représente pas seulement ici une pauvre paysanne : à travers elle, c’est le système « soviétique » tout entier qui s’exprime, à l’image du taureau dont elle rêve et de l’agronome qui appuie sa démarche de son autorité. C’est ce qui explique le caractère un peu trop lisse, trop positif de Marfa, souvent relevé mais reproché au cinéaste : malgré les dénégations de celui-ci, qui prétendit en avoir fait un personnage – ce qui n’est pas faux pour autant, en témoigne la fin mélodramatique par exemple – c’est avant tout un type, comme l’agronome, le délégué ouvrier, le jeune komsomol blond… et un type qui permet, grâce à sa relative platitude, de parler de la construction du socialisme, de façon pour le moins équivoque, notamment lorsqu’elle caresse la caisse, qu’elle se couche amoureusement dessus.57 Le film semble d’ailleurs raconter l’histoire d’amour de Marfa (et de la collectivité) pour le taureau : un lien étroit les unit en effet, depuis ce rêve jusqu’à la mort de Fomka, en passant par l’achat du jeune veau et son mariage. S. M. Eisenstein indique dans ses notes préparatoires une structure mythique pour La Ligne générale, et notamment « l’enlèvement d’Europe » à côté des mots « Marfa et le taureau ».58 Mais qui jouerait, dans ce schéma, le rôle de Zeus métamorphosé en bovin ? Fomka ? Cela fonctionnerait à peu près avec le début du rêve, où un taureau-divinité surgit, qui emporte loin l’héroïne : dans le pays des songes… Seulement, c’est Marfa qui enlève Fomka dans le film, et non l’inverse, et c’est surtout elle qui subit une mue, censée entraîner les spectateurs… Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, la référence mythologique dégage une puissante ironie. Et de façon tout aussi cohérente, sinon plus, on peut penser à la suite de la légende : à Minos, qui naquit de cette union entre Europe et Zeus, et à Pasiphaé, sa femme éprise d’un taureau, qui se fit construire un objet en forme de vache pour s’y cacher et pour s’unir à celui-ci – accouplement monstrueux dont naquit le Minotaure, à la faim dévoreuse. On notera que cet amour « contrenature » est, en bonne mythologie, une punition divine et qu’il évoque précisément dans le film le « mariage » du taureau avec l’héroïne – mais aussi, si l’on veut élargir, les sentiments de Marfa pour l’écrémeuse, et les rapports du tractoriste avec son appareil ; c’est même cette passion érotique pour les machines qui en fait les deux figures principales du film, qui les rapproche l’un de l’autre. On trouve à ce propos, sur une affiche du film, une composition étonnante : le fameux taureau y apparaît, surgissant derrière Marfa et le tractoriste, les dominant, et semblant conduire un tracteur à leur place.59 L’ensemble de l’image figure une sorte d’étoile à cinq branches, dont la tête de l’animal serait la pointe supérieure, redoublée par une autre étoile, rouge celle-ci, dessinée en arrière-plan, au centre de laquelle l’animal rayonne (les deux branches horizontales de l’étoile semblent en effet figurer, de part et d’autre de sa tête, des rayons, voire des ailes). Mieux encore : à bien y regarder, on constate que les pattes du taureau – si l’on ose encore parler de pattes – se confondent avec les bras respectivement gauche et droit de Marfa et du jeune homme, qui tiennent chacun un volant différent. Les traits du dessin et les couleurs confirment cette double appartenance des bras. De tous points de vue, l’animal est ainsi représenté comme une sorte de Saint-Esprit communiste, guidant l’action de la paysanne et du tractoriste… 

Notes sur les écrits d’Eisenstein

L’art doit-il mener à la révolution, ou défendre jalousement son autonomie ? Une écrémeuse est-elle pathétique en elle-même, ou faut-il la rendre expressive par des moyens extérieurs ? La forme d’un film doit-elle être « plus révolutionnaire que le contenu », ou est-il normal qu’elle soit « classique », voire en retrait par rapport à celui-ci ? Le lecteur un peu pressé s’étonne de trouver, sous la plume de S. M. Eisenstein, des réponses parfois très différentes à ces questions – qui engagent toutes, d’une certaine façon, les métaphores.93 Il est même souvent tenté de relever ce qu’il appellera des « contradictions », non seulement entre les différents textes du cinéaste, mais aussi entre ses écrits et ses films, et plus largement encore entre son œuvre, qu’elle soit écrite ou filmique, et tel ou tel point de l’orthodoxie politique du moment, voire du matérialisme dialectique. Un tel écheveau de questions, de débats, souvent non tranchés – ou trop rapidement – invite à la prudence, et parfois à la fuite, alors que le besoin d’un éclaircissement se fait sentir.94 Jacques Aumont a déjà effectué dans Montage Eisenstein, on l’a relevé, bon nombre de ces mises au point : il souligne par exemple combien, malgré les apparences, on ne peut distinguer deux ou trois Eisenstein, notamment celui des années 20, le théoricien du montage et des « attractions intellectuelles », et celui des années 1940, l’homme du pathétique et de l’extase. C’est dans cette perspective-là que je voudrais m’inscrire ici. Sans prétendre dégager une « ligne » eisensteinienne, il me semble possible de poursuivre cette réflexion et de souligner la cohérence de ces « contradictions », et notamment de faire apparaître combien le problème est avant tout politique, c’est-à-dire dire déterminé par le contexte historique et les options idéologiques du cinéaste comme du pouvoir. Autrement dit, je voudrais poursuivre et accentuer l’hypothèse qu’un certain malentendu concernant les écrits d’Eisenstein tient de façon insistante à la faible prise en considérations des deux premières déterminations relevées par Jacques Aumont, et en particulier à celle d’une « guérilla politico-idéologique » dont le bilan « est extrêmement difficile à évaluer », les reprises et les infléchissements du cinéaste étant systématiquement pris « dans des considérations tactiques » où la part de la sincérité est impossible à établir avec certitude. 95 Même la question du style de S. M. Eisenstein, cette complexité qui frappe tant et dont il riait le premier, son goût pour la digression ou sa pratique de l’ellipse, par exemple, semblent devoir être compris comme une conséquence de son rapport au pouvoir et à la révolution. Mais, plus communément, c’est au niveau de sa réception que cette dimension politique a pu faire écran : l’obstacle majeur semble résider dans le soupçon, dont les effets perdurent, d’opportunisme, voire de collaboration, fût-elle inconsciente. Or, pour peu que l’on s’émancipe de cette hypothèse, l’auteur de La Ligne générale et d’Ivan le terrible apparaît rapidement comme très critique vis-à-vis du régime, très tôt, dès les années 20, et ensuite sans discontinuer – mais, évidemment, de façon souvent détournée. Ses textes font apparaître de nombreuses tentatives pour user de son autorité et, sinon infléchir l’évolution du régime, du moins susciter des résistances idéologiques et artistiques. Seulement, pour bien percevoir cela, il convient de se pencher de près sur les écrits d’Eisenstein, pour en étudier le fonctionnement et les stratégies. Autrement dit, à quelles conditions peut-on se servir de ces textes ? Quelle méthode est-on en droit de leur appliquer ? Quels soupçons cultiver ?

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