Espace pathique : Maldiney et Straus au service d’une pensée nouvelle de l’expérience du paysage réel 

Espace pathique : Maldiney et Straus au service d’une pensée nouvelle de l’expérience du paysage réel 

Aller au plus près du paysage grâce à la phénoménologie Comme le rappelle Natalie Depraz dans son livre la phénoménologie, avec la figure fondatrice que fut Husserl, développe une pensée qui opère « un retour aux choses mêmes » 13. Ce retour implique la saisie de notre rapport aux choses dans leur apparaître, et non à travers les diverses thématisations systémiques (sciences, dogmes, métaphysique) que nous pouvons produire a posteriori. Non seulement ces processus impliquent une séparation d’avec le donné sensible, mais en plus ils tendent à générer une forme de cécité des hommes, comme certains scientifiques, qui ne voient le monde qu’à partir des schèmes qu’ils ont eux-mêmes produits. Chez Husserl, cette ambition passe par un travail analytique qui cherche à saisir la variété des opérations de notre intentionnalité, intentionnalité qui est le lieu de notre rapport au monde. Toutefois, celle-ci implique de facto une bipartition entre sujet (défini comme mouvement projectif) et objet (constitué par ce mouvement de saisie). C’est pour cela que la phénoménologie a remis en cause l’intentionnalité telle qu’elle a été définie par Husserl. Au sein de cette branche qui a cherché à sortir de la configuration sujet/objet comme structure inhérente à notre rapport au monde, tout en restant dans une réflexion phénoménologique, on trouve des penseurs tels que Maurice Merleau-Ponty ou Henri Maldiney. Chacun à leur façon, ils ont cherché à penser des niveaux infra-objectifs, régions de notre entrelacement au monde. Cela passe, chez MerleauPonty, par le concept de chair, et chez Maldiney, par la primauté du sentir sur le perceptif. Tout cela rend manifeste l’impossibilité pour nous, qui cherchons à penser le rapport au paysage réel14 , de faire l’économie d’un passage par la phénoménologie. Parce qu’elle cherche à se saisir d’un rapport, disons, primitif avec le monde elle est nécessaire pour nous donner une certaine prise sur des sensations, assez floues, mais que nous ressentons pourtant de façon manifeste dans l’expérience du paysage. Le monde dans lequel nous cheminons se manifeste en nous prenant à la gorge, c’est-à-dire en s’imposant de façon inébranlable. que nous pouvons formuler sur la nature et sa beauté. Quelque chose se révèle et déchire le voile de nos représentations mentales, quelque chose de radicalement autre que, dans en premier temps, nous ne questionnons pas. Sa puissance nous dépossède de tout pouvoir de remise en question, elle nous retire l’envie (et la capacité) de chercher à connaître, à saisir, pour nous laisser être. Nous sommes là – dans le monde, dans l’être qui se révèle et va jusqu’à nous dessaisir de ce qui, habituellement, constitue – pour une bonne part – l’activité de notre subjectivité : l’envie d’agir, de contrôler mais aussi de trouver une vérité qui nous serait cachée

Développer une nouvelle vision des pratiques paysagères avec Maldiney Tiberghien dans Paysage et jardins divers soutient ceci : «Il faut changer de corps pour changer de vision».

Cette phrase nous interpelle si on la fait résonner de toute la puissance de la pensée de Maldiney. En effet, par la mise en avant de la dimension pathique de l’espace, il nous permet d’élaborer les modalités d’une expérience renouvelée du paysage. Nous ne sommes plus dans la vue, mais dans la vision globale. Le terme vision a ceci de singulier qu’il a un double apport. D’une part, il permet de penser le rapport au paysage comme dynamique, processus de projection de soi dans l’espace vécu. La vision, contrairement à la vue, ne convoque pas le passé de l’expérience accumulée, mais le présent de l’expérience qui, par ailleurs, ne se fait pas uniquement par le regard. Si nous parlons de vision globale, c’est parce que nous ne la pensons pas ici comme une faculté mais plus comme un être-au-monde dans lequel nous présentons notre subjectivité. De plus, nous sommes habitués à une utilisation du mot vision dans un sens qui prend des distances avec le perceptif. Le poète, le mage, le peintre ; tous ont, à leur façon, des visions. Bien qu’elles ne soit pas perceptibles, elles les frappent de façon parfois plus concrète et forte que les objets qui les entourent et qu’ils peuvent saisir. Il y a quelque chose en plus qui, au moment même où il s’informe, se dérobe au tracé, au visible. La vision s’adresse toujours à un individu, parce qu’elle se donne à lui, et pas à un autre, elle le spécifie. Il en va de même pour notre expérience du paysage. Elle nous fait résonner de tout notre être, mais a quelque chose qui, a priori, ne peut être partagé et communiqué. C’est pourquoi nous avons pensé, et nous continuerons à le faire, le rapport au paysage en terme de vision. Nous entendons que ce terme a le double avantage de renvoyer à un être-au-monde (qui mobilise l’ensemble de notre corps) et à quelque chose qui dépasse le purement perceptif, voire s’y dérobe. Revenons aux mots de Tiberghien ; il faut changer de corps pour changer de vision. Comment changer de corps, et donc complexifier notre expérience du paysage ? Il semble qu’une des réponses soit le geste. Cela implique de penser avec le concept phénoménologique de corps vécu ; par le développement de nouvelles gestuelles, nous modifions la façon dont nous vivons notre corps et donc le monde. Il apparaît donc tout à fait intéressant, dans le cadre d’une réflexion sur le paysage réel, de s’intéresser aux différents gestes et pratiques que nous pouvons développer afin de le saisir de façon plus large et complexe. Le fait que Henri Maldiney pense la création comme un geste, au sens fort, et insiste largement sur ce point dans son œuvre, nous permet d’approfondir certaines problématiques qui ont vu le jour tout au long de notre analyse de la pensée du phénoménologue. En effet, cette thématique du geste créateur, mise en rapport avec celle de l’espace du paysage comme l’ouvert, nous permet de remettre en question la passivité qu’on pourrait projeter illégitimement sur l’expérience du paysage telle qu’elle est pensée par Maldiney. Quand nous disons, pour la qualifier, que l’expérience du paysage est une ouverture pour accueillir le monde qui se révèle, on peut penser que la passivité suffit, et que, même, plus on est passifs, mieux c’est, moins on transforme le monde et donc plus on a un rapport authentique avec lui. Toutefois, ce n’est pas le cas. Maldiney le rappelle lui-même à plusieurs reprises ; l’expérience de l’ouvert n’est pas 27 expérience absolument passive, elle implique aussi, dans une certaine mesure, une forme d’activité. Du jeu s’instaure entre le rythme de l’espace et notre propre être au monde ; nous sortons de la passivité dans la mesure où le sentir ouvre un espace dans lequel les phénomènes nous obligent à remodeler notre être en permanence, à réagencer notre Stimmung. En d’autres termes, nous avons à unifier les phénomènes que nous sentons en une Stimmung qui leur offrira une forme de cohérence. Nous entrons dans une inter-relation dynamique avec le monde. Nous concentrons, dans l’espace d’une Stimmung (qui est un être au monde toujours singulier), une forme de cohérence générale de ce que nous percevons, une signification diffuse. Nous opérons donc un premier pas vers la signification, et ce par un mouvement de condensation. Le geste du créateur opère un pas de plus. Il prend la signification écartelée dans la Stimmung pour la condenser en une œuvre. Il dépasse infiniment ce mouvement de concentration dans la mesure où l’œuvre est toujours un événement surprenant qui oblige l’artiste à opérer un saut par rapport au commun. Toutefois, pour notre réflexion c’est l’étape de rassemblement des significations qui va surtout nous intéresser car, semble-t-il, cette définition du geste comme opération de rassemblement des choses et de soi même, des choses en soi même, nous permet de jeter un regard neuf, et très riche, sur les gestes simples que nous pouvons accomplir au quotidien. C’est par exemple le cas de l’illustration, donnée par Maldiney pour incarner son propos sur le paysage, du paysan qui pose ses outils, se redresse, et observe l’alentour48. Une simple posture du corps, un petit frémissement, une extension des muscles du dos, des jambes et des bras ; tout cela devient une opération de tentative de rassemblement du monde en soi, élaboration d’une respiration commune dans laquelle, en structurant l’apparaître, nous nous structurons nousmême. Cependant, nous pouvons faire un pas de plus dans la compréhension de ces gestes du quotidien, et aller vers des comportements que, avec Maldiney, nous aurions peut être tendance à trop vite placer du coté du paradigme de l’action et de l’espace géographique. Tout d’abord, nous pouvons intégrer à ces gestes, qui nous donnent corps (c’est-à-dire strictement qui nous rendent consistant et nous permettent de nous approprier notre corps), des opérations d’un niveau plus complexe, opérations sur lesquelles Maldiney ne s’attarde pas : bécher la terre, semer, désherber, construire un abri, etc. Toutes ces tâches peuvent, si on s’y attarde, donner naissance à un être au monde inédit, structurer une rythmique nouvelle de coprésence au monde.

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