Esquisse d’une méthodologie de la gratuité du théâtre

Esquisse d’une méthodologie de la gratuité du théâtre

La démocratisation culturelle et le spectacle vivant : enjeux, discours et formes de la gratuité en devenir 

« La convergence de l’auteur, de l’acteur et du spectateur constitue ce qu’on appelle habituellement le théâtre. »36 . Il s’agit alors, en plus du texte, de comprendre tout ce qui accompagne les théâtres et tout ce qui se tisse autour des représentations et des lieux de diffusion dans leurs relations avec les publics. Déjà en Grèce, au cours des VIe et Ve siècle avant J-C., le théâtre, mêlant profane et sacré et visant à célébrer les Dieux en chanson et en danse, pensait à l’intégration de son public. Angela Maria Andrisano, nous explique, dans son article Le public féminin du théâtre grec. A propos de la Lysistrata d’Aristophane37 : « Dans le théâtre grec ancien, la participation du public était très grande, au moins jusqu’à ce que, au IVe siècle, le theôrikon, l’aide qui permettait aux moins aisés de participer au spectacle, soit suspendue. Il s’agissait d’un public varié aux compétences variées, qui avait un rôle actif dans le spectacle, grâce aussi à la structure de l’espace scénique, qui, à la différence des théâtres modernes, comportait un orchestra presque totalement entourée par la cavea où étaient assis les spectateurs. Cet aménagement spatial a été pris pour modèle par les avant-gardes du vingtième siècle, qui ont abandonné dans leurs expérimentations les limites imposées par le “théâtre à l’italienne”, où le spectateur est cantonné dans un rôle passif. » Même si cette considération du public actif, se raccroche plus à la comédie d’Aristophane qu’à la tragédie grecque qui était plus destinée à célébrer les dieux et les héros, on comprend à travers cette citation qu’à cette époque, le peuple constitue les publics du théâtre, et que le lieu lui-même facilite l’expression des populations. Progressivement, ce théâtre laisse place, au Moyen-Age, à un théâtre qui se joue majoritairement en extérieur : sur les parvis des églises en ce qui concerne le théâtre religieux et sur les places en ce qui concerne les spectacles populaires profanes dont les farces. Les lieux de théâtre disparaissent, le théâtre devient quasi-intégralement populaire et se joue dans les rues, sur des parvis ou sur des scènes provisoires moyennant une contribution libre et ne tournant pas le dos à la gratuité. Parallèlement à cela, un théâtre privé, réservé à la noblesse, est joué par les troubadours et 36 LAROUSSE.FR. Histoire du théâtre. Consulté le 19.03.2020 [En ligne] 37 ANDRISANO (Angela Maria). Le public féminin du théâtre grec. A propos de la Lysistrata d’Aristophane, mis en ligne le 05.07.2007. Consulté le 18.03.2020 [En ligne] 23 les trouvères à la cour et dans les grandes demeures, mais celui-ci n’empêche pas le théâtre populaire d’exister. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que le théâtre en s’institutionnalisant rentre progressivement dans des intérieurs prestigieux. Les théâtres à l’italienne se répandent en France séparant petit à petit les publics et la scène et accueillant une population moins nombreuse et plus privilégiée : le théâtre devient alors moins accessible. Même si l’on note au XVIIIe siècle l’ouverture du parterre, notamment à la Comédie Française où l’on propose des places debout moins chères, les places restent onéreuses et les horaires de représentations ne correspondent pas aux horaires des travailleurs comme le fait remarquer Jeffrey S. Ravel en reprenant l’étude de Henri Lagrave dans son étude du parterre des théâtres parisiens du XVIIIe siècle38 . C’est pourquoi Jeffrey S. Ravel, insiste dans son article sur la difficulté à classer le parterre comme étant populaire. En effet, les théâtres sont des lieux où l’on s’observe, où l’on interagit, où l’on se courtise et où la mixité des classes sociales des spectateurs dans le parterre est remarquable et bien réelle. A ce propos Jeffrey S. Ravel note : « Bien que le concept de classe soit un outil important pour toute enquête concernant la réception des représentations théâtrales au XVIIIe siècle, nous devons faire attention aux divisions du parterre lui-même, qui ne suivaient pas les classes sociales, et aux motivations qui ne provenaient pas de critères économiques. ». Malgré cela, le peuple s’éloigne du théâtre et les événements de 1789 tâcheront de le rappeler en introduisant un vœu de changement et de théâtre pour le peuple et pour son éducation comme le note Emmanuelle Loyer : « L’expression “ Théâtre du peuple ” est d’ailleurs forgée par le Comité de salut public en un arrêt du 10 mars 1794, dans un but de “ régénération de l’art dramatique ” visant à assurer l’éducation morale et politique des nouveaux citoyens. »39 Au XIXe siècle, le développement de la classe bourgeoise amatrice de théâtre participe à la multiplication des salles déjà bien implantée à Paris et permet dans un premier temps au théâtre de devenir l’affaire de tous, mais tous ne vont pas dans les mêmes salles et une scission se forme entre théâtre privé et « théâtre officiel ». Afin de pallier à cet éloignement du peuple, on observe, dès la deuxième moitié du XIXe siècle l’implantation des politiques tarifaires dans les théâtres, avec la création de tarifs réduits en fonction des zones et donc des 38 RAVEL (Jeffrey S.). Le théâtre et ses publics : pratiques et représentations du parterre à Paris au XVIIIe siècle, 2002. pp. 89-8. LAGRAVE (Henri). Le Théâtre et le public à Paris de 17 à 1750, 1972. p. 207-258. Bien que le travail de Lagrave se limite chronologiquement aux trente-cinq années au début du règne de Louis XV, ses thèses restent souvent valables pour la plus grande partie du XVIIIe siècle, au moins jusqu’à 1774. 39 LOYER (Emmanuelle). Le théâtre national populaire au temps de Jean Vilar   publics, qui marquent un début d’ouverture même si ces lieux ne restent accessibles qu’à une partie de la population. On remarquera la mise en place, au début du siècle, d’abonnements à l’Opéra de Paris. Cette fin de siècle sera également celle du développement du théâtre populaire dont j’expliquerai les fondements dans la première partie. Cette brève chronologie n’a pas pour objectif de dresser un historique précis du théâtre, mais d’introduire les mouvements à l’origine des politiques entreprises au XXe siècle que je vais vous présenter et de comprendre les dynamiques d’intégration des publics dans un art pensé comme étant un lieu d’échange, de divertissement et de savoir. Il s’agit aussi de prendre en compte les politiques tarifaires comme des éléments centraux dans les réflexions des théâtres et d’étudier les mesures de gratuité mises en place en adéquation avec ce vœu d’ouverture. La première partie de ce mémoire sera consacrée à étudier notre situation actuelle, à analyser l’état de ces lieux de service public qui cherchent à s’ouvrir et à savoir d’où vient cette envie d’ouverture et de démocratisation qui dirige les théâtres aujourd’hui et vers quels publics ces démarches se dirigent actuellement.

L’accessibilité : une valeur et un enjeu inscrits dans les politiques de démocratisation et de décentralisation culturelles 

Le théâtre populaire et la naissance des idéaux de démocratisation

 À la fin du XIXème, les théâtres sont déjà bien implantés dans Paris et les publics s’y rendent massivement, considérant les spectacles comme le loisir premier du moment. On remarque rapidement que cette augmentation du nombre de salles participe à l’opposition, dans la capitale française, entre le « théâtre officiel »de l’Etat et d’autres formes de théâtre qui fonctionnent sur un modèle économique libéral. Ces nouveaux théâtres privés, attirant la population bourgeoise en masse, sont alors vus comme plus rentables, novateurs et séduisent grâce à une nouvelle tendance, que l’historien Christophe Charle décrit dans son ouvrage : celle de la vedette principalement londonienne. L’auteur note également que ce renversement dans la hiérarchisation du théâtre, liée à des « sociétés du spectacle» qui utilisent les théâtres comme des lieux de représentation, amène également au « développement de la presse et de la publicité » et à la « sophistication de la relation spectacle/spectateur »   Ces changements amènent les publics populaires à s’éloigner de ces lieux de culture qui leur deviennent inaccessibles. Une division sociale se laisse alors entrevoir dans un contexte historique difficile qui présente une France scindée et « secouée par des crises internes et externes, comme nous le fait remarquer Marion Denizot, maîtresse de conférences en Études théâtrales, dans son article Retour sur l’histoire du théâtre populaire : une « démocratisation culturelle » pensée à l’aune de la nation (XIXe-XXe siècles)42 . Dans sa recherche, elle parle de cette période de tension et de crise, entre la fin de la Guerre de Prusse et l’Affaire Dreyfus, comme le moment dans lequel émerge, puis se développe et se théorise le théâtre populaire dont les aspirations puisent dans la Révolution. Décrivant ce tournant des XIXe et XXe siècles, l’auteure présente le théâtre populaire : « Ce mouvement, initié par des artistes et des intellectuels, répond à une double ambition : d’une part, se démarquer des pratiques théâtrales de l’époque, caractérisées par le mercantilisme, le divertissement et l’exclusion sociale d’une large partie de la population, et, d’autre part, élargir l’assise du public, vers les fractions de la société qui ont difficilement accès aux lieux officiels de représentation théâtrale, en cherchant à réunir dans le lieu de la représentation théâtrale l’ensemble de la société. » Né dans une période de tension nationaliste et voulant se détacher de la binarité du théâtre de l’époque, le théâtre populaire souhaite devenir le divertissement, le moyen éducatif et l’outil d’émancipation du peuple. En cherchant à « revenir sur les fondements idéologiques de la notion de « démocratisation culturelle », au cœur de la naissance du service public pour la culture, et, en particulier, du théâtre de service public »43, Marion Denizot montre les idéaux de ce théâtre novateur qui inspirera, de manière partielle et distancée, les actions et les idéaux des mouvements de démocratisation qui arriveront dans les années 50. En effet, le théâtre populaire partage, avec eux, cette envie d’accessibilité du théâtre et de développement des relations avec les publics populaires. Cette envie d’accorder de l’importance à une culture qui s’adresse à tous met en avant une « pensée intégratrice de la nation » comme nous le fait remarquer Marion Denizot. Dans une idée de rassemblement des citoyens en une nation, Romain Rolland ouvre, en partie, cette idée de théâtre populaire avec, notamment, son ouvrage théorique Théâtre du peuple écrit en 1903 et dédié « à Maurice Pottecher, premier fondateur en France du Théâtre du Peuple » 44. En effet, cet auteur et metteur en scène, est le créateur d’un théâtre « par l’art, pour l’humanité » à visée éducative pour « le peuple ».  DENIZOT (Marion). Retour sur l’histoire du théâtre populaire : une « démocratisation culturelle » pensée à l’aune de la nation (XIXe-XXe siècles), mis en ligne le 31.03.20.  Ancré dans les histoires et les traditions locales, ce théâtre, créé suite à une visite décevante des théâtres parisiens, est destiné à réunir différentes classes sociales du village de Bussang. A cette époque, des compagnies itinérantes, voulant également s’adresser « au public provincial », se créent, comme le Théâtre National Ambulant de Firmin Gémier, futur directeur du Théâtre national populaire, ou Les Copiaus. En effet, hors de Paris, on remarque l’initiative de Jacques Copeau qui, souhaitant poursuivre l’expérience du Théâtre du VieuxColombier, se retire en Bourgogne pour s’isoler du monde parisien et pour se rapprocher des publics populaires. Si son but n’est originellement pas le même que pour Maurice Pottecher, l’un voulant un art festif et foisonnant, lui un art épuré pensant à la rénovation du théâtre classique, Jacques Copeau s’intéresse aux légendes locales, à la ruralité et à l’art populaire. Par la suite, il reviendra sur Paris, deviendra, « paradoxalement » par rapport à ses anciens idéaux, administrateur de la Comédie Française et écrira sous l’occupation Théâtre populaire. Ces idéalistes, principalement Romain Rolland et Maurice Pottecher, à la vision assez paternaliste, veulent alors réunir et éduquer par le théâtre un peuple que Romain Rolland décrit, d’une façon teintée du machisme et de la prétention de l’époque, comme irraisonné : « Un peuple est femme ; il ne se conduit pas seulement par sa raison : davantage par ses instincts et ses passions ; il les faut nourrir et diriger »46. Pour être au plus près du public, il s’agit alors de montrer ce peuple dans ces pièces et de le placer en position d’acteur, « il s’agit d’élever le Théâtre par et pour le Peuple. Il s’agit de fonder un art nouveau pour un monde nouveau » comme l’écrit Romain Rolland. Dans ses écrits, Romain Rolland précise en parlant d’union républicaine que ce théâtre est « sa machine de guerre contre une société caduque et déchue » et qu’il ne s’agit pas de reprendre un ancien texte de théâtre, mais dans écrire un nouveau. Il explique alors pourquoi les textes de théâtre écrits dans le passé ne peuvent pas être accessibles aux publics en présentant diverses raisons qu’il énumère dans son premier chapitre : « il ne se donne la peine, ni de penser, ni d’apprendre, ni d’observer ; il n’a ni vérité, ni honnêteté »48 à propos du drame romantique ou encore « il semble que l’on ne puisse rien retenir de la tragédie du dix-septième siècle que pour la lecture et non pour la représentation » 49 à propos de la tragédie classique. Pour Romain Rolland, il s’agit d’oublier les textes passés, qu’il affectionne pourtant en partie, d’écrire des textes pour les publics populaires actuels et d’ouvrir, pour jouer ce théâtre, des lieux dans lesquels le peuple pourrait   « goûter cette ivresse fraternelle, ce réveil de la liberté »50 en participant à des fêtes qui clôtureraient les représentations et qui célébreraient l’union et la souveraineté du peuple. « Le théâtre populaire dont la fête civique est l’emblème le plus convaincant, vise donc à la communion, communion entre les spectateurs et le spectacle, communion entre les spectateurs eux-mêmes. »La question du prix est également importante dans ce vœu de s’adresser à la population dans son ensemble. Il s’agit, en effet, de créer un théâtre qui financièrement serait accessible à tous. En effet, l’auteur dénonce les prix des places du Trianon en remarquant : « Si tout cela est populaire, j’en suis heureux pour le peuple : car c’est la preuve qu’il est fort à son aise »52 . Il évoque également les initiatives en termes de tarifs et d’actions de la Comédie Française et de l’Odéon qu’il trouve remarquables, mais insuffisantes. En effet, à l’époque les prix de certaines zones de l’Odéon sont bien bas et la Comédie organise quelques représentations dans les quartiers, les publics sont alors mélangés, mais demeurent majoritairement bourgeois. En remarquant cela, Romain Rolland décrit un modèle économique de théâtre qui lui semble intéressant : celui d’Eugène Morel. Ce dernier base son projet de théâtre populaire sur l’abonnement hebdomadaire, pour lui « Ce n’est qu’en voyant constamment de belles choses, que le goût se forme ; l’éducation exige la répétition » Cet abonnement à 25 francs pour 25 représentations est également renouvelable à 10 francs. Ainsi Eugène Morel note pour ce modèle économique de théâtres indépendants : « […] Nous n’établissons pas la gratuité ; mais nos dispositions sont telles que bien peu de familles seront trop pauvres pour aller au théâtre. ». En conclusion du portrait méthodique du théâtre populaire dans son essai « populiste », Romain Rolland reconnaît pourtant le talent du théâtre passé et imagine l’échec futur de son projet : « “ Et le terme de théâtre populaire est-il l’anéantissement du théâtre et de l’art ? ” – Peut-être. Mais qu’ils se tranquillisent, c’est là un idéal où il est douteux que nous arrivions jamais, car il supposerait un bonheur dans la vie, que nous ne pouvons-nous flatter d’atteindre. ». Ce théâtre novateur, dichotomique, utopique se référant à un idéal antibourgeois, et non pas toujours aux attentes du public, n’aura pas le résultat attendu par ses défenseurs. Il sera repris, réutilisé en partie, mais ne donnera pas de suite concrète à grande échelle. Cependant, voulant pousser les initiatives déjà mises en place par le « théâtre officiel » et s’apercevant de ce constat de rejet des populations populaires de nouvelles idéologies se sont installées.

Table des matières

Remerciements
Introduction
1. La démocratisation culturelle et le spectacle vivant : enjeux, discours et formes de la gratuité en devenir
1.1. L’accessibilité : une valeur et un enjeu inscrits dans les politiques de démocratisation et de décentralisation culturelles
1.1.1. Le théâtre populaire et la naissance des idéaux de démocratisation
1.1.2. Le lancement des grandes politiques culturelles et le théâtre de service public
1.2. Les publics en devenir : démocratiser mais à quel prix ? 
1.2.1. Les publics de la culture et la notion de non-public(s) 
1.2.2. La fréquentation des théâtres et la question du prix
1.3. La gratuité : un élément de réponse à l’ouverture des lieux culturels
1.3.1. Les gratuités dans l’offre culturelle
1.3.2. La gratuité au cœur des débats
1.3.3. Les gratuités dans le théâtre
2. Les CDN à l’épreuve de la gratuité : deux terrains en miroir
2.1. Un contexte de crises pour les CDN
2.1.1. Un contexte économique hostile
2.1.2. Une réaffirmation identitaire des CDN
2.2. Des théâtres au service des publics
2.2.1. Les projets des CDN en relation avec les publics (potentiels) et les nouvelles pratiques
2.2.2. Les actions culturelles et la gratuité pour les publics des CDN
2.3. Une étude des actions de gratuité dans les CDN
2.3.1. Des actions pour favoriser l’accessibilité : étude de cas de la gratuité au Théâtre du Nord
2.3.2. Le « prix » gratuit : étude du cas du CDN d’Orléans / Centre-Val de Loire
3. Favoriser une culture commune de la gratuité : esquisse d’un livret d’usage pour les CDN
3.1. La gratuité, mode d’emploi : enjeux et missions d’un livret méthodologique
3.1.1. Les représentations symboliques de la gratuité aujourd’hui
3.1.2. Le livret méthodologique ou le guide d’utilisateur
3.2. La contextualisation du livret : positionnement et objectifs
3.2.1. Un contexte propice à la réalisation du livret
3.2.2. Un livret à visée professionnelle
3.3. Le livret pas à pas : de sa conception à sa réalisation éditoriale
3.3.1. Une charte graphique et éditoriale au service du contenu
3.3.2. La diffusion du livret papier et les questions de son éditorialisation
Conclusion
Bibliographie
Filmographie et Podcast
Table des annexes
Résumé et mots-clefs

projet fin d'etude

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