FAIRE L’EXPÉRIENCE DU PROVERBE

FAIRE L’EXPÉRIENCE DU PROVERBE

L’EXPÉRIENCE DU RÉCEPTEUR

LA SURPRISE

La première rencontre que l’on fait avec le proverbe est déjà une expérience : il intervient dans le discours de celui qui nous parle et il nous interpelle par sa singularité au cœur d’une certaine logique dont il paraît quelque peu étranger sans l’être vraiment. Faire ainsi l’expérience du proverbe, c’est “sentir” que notre interlocuteur le dit dans le cadre d’un discours sensé tout en rompant le déroulement de ce discours, c’est percevoir un enjeu de sens qui échappe à la logique première du discours, c’est s’éveiller à un questionnement par rapport à un acte de parole posé comme ayant du sens alors qu’il semble, par les mots qu’il emploie, être en dehors du sujet. La première expérience que l’on fait du proverbe est une expérience de récepteur ; il vient à nous, auditeur passif et non-averti parce que ne sachant pas voir les signes annonciateurs, s’il en est, de son intervention. C’est l’expérience que font tous les non-initiés à la langue, tous les débutants : les enfants, les étrangers, ceux qui n’ont pas acquis la réelle maîtrise des jeux de la parole. C’est l’expérience que chacun a pu faire face aux dires d’un vieux paysan ou devant la morale d’une fable à réciter. C’est l’expérience que fait aussi celui qui essaye d’apprendre une langue comme le boomu, et qui se laisse vite distancer dans la conversation quand des histoires de lièvre, de gourmandise, de travail à partager, viennent ponctuer de façon troublante un discours bien difficile à suivre. Alors que, au premier soir de notre présence au village, la veillée s’étirait en longueur et que chacun hésitait à rejoindre sa natte, Matchirè-Antoine se leva et fit bouger tout le monde en disant : « Les jours sont plus nombreux que le bœuf et ses poils ».  wozomà bóní po, nà má mí vàrà // jours / sont nombreux | plus que / vache (n. g.) / avec | pron. réfl. | poils // L’intervention du bovidé avait été efficace, et chacun partit se coucher, nous laissant seule avec ce bœuf dont les poils innombrables avaient su se faire prometteurs des soirées qu’il nous serait encore donné de vivre ensemble. Nous avions appris toutes les formules usitées pour se souhaiter “bonne nuit” et nous ne comprenions pas à quoi ce bœuf pouvait faire référence. Ce n’est que le lendemain, lorsque notre interprète à qui nous demandions des explications nous indiqua que Matchirè-Antoine avait voulu dire que nous avions du temps devant nous, que nous comprîmes que nous avions eu affaire à un proverbe, que nous étions dès ce premier jour entrée dans le vif du sujet.

FAIRE L’EXPÉRIENCE DU PROVERBE

Troisième partie : Le proverbe dans le cadre de l’interlocution 164 Quelque temps plus tard, alors que, assis autour du plat en émail, chacun s’apprêtait à faire honneur à la chèvre qui nous avait été offerte, en cadeau de bienvenue, dans un village voisin, Ouamian1 se retint de prendre un morceau de viande en disant : « Le petit lièvre dit que la sécheresse a gâté les traces des gros enfants ». 174. vìohózo lo, hérému yáá:ra zà beré càa: // lièvre + petit / dit que # sécheresse / a gâté acc. / petits | gros | traces // Nous savions pour l’avoir déjà maintes fois rencontré dans nos lectures que “viòhózo” était le petit lièvre, le héros malin des contes et des proverbes. Nous relevâmes donc son propos et, demandant si nous avions bien compris qu’il avait été question du petit lièvre, interrogions Ouamian sur les raisons qui l’avaient amené à faire intervenir ici cet animal farceur. C’était bien un proverbe qui avait été émis, et Ouamian nous expliqua simplement qu’il souffrait d’une dent et préférait ne pas provoquer la douleur avec la viande d’une chèvre qui avait longtemps couru la brousse avant de reposer dans la sauce de notre “tô”. La traduction du proverbe ne nous éclairait pas vraiment sur la pertinence de son emploi et l’on dut nous expliquer le mécontentement du petit lièvre : si lorsqu’il pleut, les traces de ce sprinter sont semblables à celles du lion, quand le sol est sec, il ne lui est plus possible de laisser croire qu’il est un gros animal. Vues les circonstances climatiques, le petit lièvre est obligé de reconnaître sa faiblesse au même titre que Ouamian qui, en temps normal, n’aurait pas négligé la viande, mais devait se résigner à la refuser par crainte de la douleur. Un jour que nous étions assise au soleil, Dabou-Pierre nous conseilla de nous mettre à l’ombre, et comme nous ne bougeâmes pas aussitôt Nouhounzo2 dit, d’un ton moralisateur, ce long proverbe : « Si tu veux conseiller celui qui a mal à la hanche au sujet de sa hanche et qu’il dit qu’elle n’est pas encore grande (qu’elle ne fait pas encore trop mal), au moment où elle devra être transportée avec peine dans des paniers, il sera mis à l’évidence ». 175. ‘ò yí lo ‘ò ɓwέ hìa-so hìa na, ‘á ló lo hò ɓὲέ ‘ìn sìsánna, ho yí sùsá má ‘ànsínná tùmá-nɛ, to lò lé mu ‘ùnpa // tu / si / dis que # tu / conseilles3… / hanche + suff. poss. / hanche / …part. verb. (au sujet de) # conj. coord. (et) / cl.1 rappel (celui qui a mal à la hanche) / dit que # cl.3 rappel (hanche) / nég. | encore | est grande acc. # cl.3 rappel (hanche) / si / transporte avec peine / avec | paniers / à ce moment • démonstr. # alors / cl.1 rappel (celui qui a mal à la hanche) / sortir4… / cl.6 rappel (action précédente) | …nouvelles // Comme toutes les personnes présentes s’étaient mises à rire aux paroles de Nouhounzo, nous en conclûmes qu’il avait dit quelque chose d’amusant, quelque chose de sensé et de percutant qui concernait sans aucun doute notre attitude. Dabou-Pierre nous expliqua alors que la longue tirade de Nouhounzo était un proverbe qui avait pour mission de nous signaler qu’il ne viendrait pas nous plaindre si le soleil nous rendait malade. Le proverbe était un peu obscur, car dans l’emploi du mot “hanche”, on sous-entendait ici pudiquement la maladie hydrocèle qui fait enfler les testicules. Si celui qui est malade ne se soigne pas tout de suite, la maladie ne peut que s’aggraver. En disant ce proverbe, Nouhounzo faisait une comparaison qui portait en fait un jugement sur une attitude qui lui semblait inconsciente.

L’ATTENTE 

L’“auditeur averti”, celui qui a acquis la gymnastique de pensée nécessaire à la compréhension du discours proverbial, fait une tout autre expérience du proverbe. Non seulement l’arrivée brutale des aventures d’un goitreux au cœur de la conversation ne le surprend plus, mais il s’amuse lui-même à prévoir son intervention, à sentir que le moment est arrivé où il ne peut plus en être autrement pour que la parole soit une bonne parole, où, comme le relate J. Paulhan qui en a fait l’expérience2, il “faut” un proverbe. Les signes de cette expression nécessaire, il ne les entend pas seulement dans le discours, sa logique, son rythme, sa façon de “s’accélérer” vers un dénouement ; c’est toute une série d’indices qui, à la périphérie de l’énonciation, lui indiquent que tout est prêt, que l’on n’attend plus que le proverbe intervienne, se pose en acte de discours, que c’est à son tour de jouer.

 Argumentation proverbiale

 La discussion prend parfois une tournure telle qu’il est naturel qu’un proverbe intervienne. Celui qui a entrepris de discuter avec les vieux sur un sujet délicat peut être sûr que ceux-ci, pour avoir le dernier mot, mettront un terme à la discussion en l’assenant de proverbes jusqu’à ce qu’il capitule, vaincu par la solidité de l’argumentation de ceux qui savent “bien parler”. 

Signes extérieurs à l’énoncé 

Certains de ces signes sont inhérents au discours lui-même : – Le rythme du discours prend parfois une allure telle que l’on s’attend à un dénouement : il ne peut plus en être autrement, cette accélération ne peut mener qu’à l’apogée d’une bonne parole, à un proverbe. – Les phrases du locuteur prennent une certaine tournure sentencieuse et chacun comprend vite qu’il va bientôt faire appel, à travers un proverbe, à une “morale universelle” inspirée par des images vivantes retenues par la tradition. – Coupant court à une conversation qui n’en voudrait plus finir, le proverbe vient comme une conclusion attendue après un échauffement excessif. D’autres signes sont exposés par l’émetteur du proverbe qui, par des gestes ou des expressions, capte l’attention de ses auditeurs et signale ainsi à tous qu’il dit quelque chose d’important, les obligeant à être vigilants vis-à-vis de ses propos. Quand il s’apprête à énoncer un proverbe, le vieux Dibi ne manque jamais de pointer un doigt indicateur vers le ciel, et le plaisir débordant de ses yeux rieurs accompagne ce geste pour signaler à chacun qu’il faut prêter attention, que ce n’est plus seulement Dibi qui parle, mais la tradition et tous les Ancêtres avec lui. Nous avons pu observer souvent un émetteur de proverbe faire ce simple geste démonstratif en prononçant la formule de poids qu’il voulait mettre en valeur. Si elle garde les mains posées sur ses genoux, la bouche de la vieille Dembélé, déjà prometteuse en temps ordinaire, s’épanouit dès qu’advient le proverbe, et ce seul signe suffit à ses interlocuteurs pour comprendre qu’il va se dire quelque chose d’important, qu’elle ne va pas tarder à émettre un de ses fameux proverbes et qu’il faut être attentif. C’est quant à lui avec une mine réjouie que, du coin de la bouche, Élie énonce ses proverbes. Si aucun geste excessif ne vient ostensiblement appeler à l’attention, l’expression hilare qui illumine son visage suffit seule à faire comprendre que le proverbe est en chemin et que l’on va bientôt en prendre connaissance. Chacun a sa façon particulière d’introduire un proverbe au cœur d’un discours et, selon les individus ou selon le sujet de la discussion, les signes remarquables pourront varier. Il est cependant intéressant de noter qu’une émission proverbiale ne peut guère se faire dans l’indifférence et qu’elle est généralement portée par un geste, une mimique, ou seulement un changement de ton de voix qui, non seulement indiquent le proverbe, mais en plus lui donnent un poids supérieur à celui qu’il pourrait avoir s’il était seulement dit comme est dit le reste du discours. 

Signes portés par l’énoncé 

D’autres signes nous indiquent qu’un proverbe a été prononcé, que l’énoncé choisi par l’émetteur est un énoncé proverbial. Ces signes sont des indices propres à la formulation même du proverbe : il est en effet possible, au sein d’un corpus de cinq cents proverbes, de relever une série limitée de constructions récurrentes. La plupart de nos proverbes sont en effet construits sur un des schémas suivants : Troisième partie : Le proverbe dans le cadre de l’interlocution 170 De nombreux proverbes présentent une proposition causale suivie d’une proposition consécutive, sous la forme de : “Si… alors…” (si tu vois que A, alors B ; si A, alors B… ; même si A, B…). Prenons pour exemple ce proverbe dénonçant l’ingratitude : « Si tu enlèves un veau d’un trou à noix de karité, une fois sorti, il te donnera des coups de corne ».

RECEVOIR UN PROVERBE

Un proverbe est souvent émis avec l’intention explicite de s’adresser plus particulièrement à quelqu’un, si l’on veut le mettre en garde, l’inciter à une certaine prudence par exemple, ou bien comme un jugement que l’on porte sur la personne ou sur un geste qui lui revient. En ce cas, le proverbe n’est plus seulement une sentence signifiante rythmant le discours, ponctuant de son jugement intemporel une conversation quelconque, mais il est lui-même un acte véritable. Il s’agit alors, pour celui à qui il s’adresse, de savoir le recevoir, de l’identifier d’abord comme proverbe, d’en comprendre le sens, puis d’admettre qu’il puisse s’appliquer à soimême afin de percevoir quelle valeur l’émetteur a voulu donner à son propos en parlant de manière ainsi voilée. De cette façon, celui qui prononce le proverbe se retire derrière une formule qui ne lui appartient pas vraiment, qu’il a empruntée au corpus commun au corps social pour l’occasion, parce qu’elle lui semblait bien correspondre au cas présent, sans qu’il ne prétende pour autant lui-même émettre un jugement profondément négatif ou méchant à l’égard de la personne concernée. Du fait que l’avertissement ou le jugement soit émis de cette façon, le récepteur se garde par ailleurs le droit d’être dupe, de ne pas comprendre, si celui-ci blesse son amour-propre, le message qui lui est adressé. Chacun, émetteur comme récepteur, garde sa liberté face à la parole qui n’est ainsi jamais trop directive : le conseil reste un simple avertissement et non un ordre impératif ; la critique se voile de sous-entendus  si bien que, si le récepteur peut prétendre ne pas avoir compris, l’émetteur peut, quant à lui, prétendre ne rien avoir dit ou avoir été mal interprété. 

Des proverbes en guise de conseils 

Les griots du village étaient allés aux funérailles d’une vieille femme dans un village voisin, et pendant les quatre jours et quatre nuits de louanges, de mimes, de musique, le jeune Paouènè1 avait fait la cour à une griotte déjà mariée. Ils s’étaient vite mis d’accord et Paouènè était revenu avec elle au village, la retirant à son mari légitime. Quelque temps après, de nouvelles funérailles furent annoncées dans ce même village et les griots préparaient leurs gros tambours et s’apprêtaient à partir, quand le vieux grand-père rappella Paouènè pour lui dire : « Si tu as eu un cheval grâce à un vent de pluie, tiens-le bien quand souffle un vent de pluie semblable ». 

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