La Bibliothèque de Campagne, ou Amusemens de l’esprit et du coeur

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Les Réflexions nouvelles sur les femmes

L’histoire des premières éditions

Les Réflexions sur les femmes ont connu un succès en librairie similaire à celui des Avis, mais aucun témoignage ne renseigne sur la présence de copies de manuscrits qui auraient circulé parmi les proches de la marquise avant leur publication. Choisy devait certainement posséder un manuscrit, d’après la lettre de Lambert dans laquelle, pour se disculper d’avoir écrit, elle précise que l’écriture de cette composition répond à une commande : « Voilà, mon cher Abbé, le petit ouvrage que vous m’avez fait faire39 ». L’impression aurait été réalisée à partir du texte retrouvé dans les papiers de Choisy, après sa mort, le 2 octobre 1724. Mais l’explication du manuscrit trouvé à la mort d’un ami puis édité sans le consentement de son autrice relève du même procédé de justification que celui de la publication des Avis40 : l’entourage de la marquise est innocenté et elle reste elle-même bienséante. Le libraire François Le Breton reçoit une approbation par le censeur novembre 1727 et il publie les Réflexions nouvelles sur les femmes, par une dame de la Cour, à Paris, en 172741. Malgré l’anonymat de cet ouvrage, Lambert se dit importunée par cette édition et achète tous les volumes pour la supprimer. Elle décrit sa démarche à Bouhier, dans une lettre datée du 8 janvier 1728 : « Le livre dont vous me parlez Monsieur m’a donné bien du chagrin, j’ai fait l’impossible pour qu’il ne fût pas imprimé, il me coûte 100# pour retirer une toute petite brochure42 ». Le 28 janvier 1728, Bouhier, informé de cette action par la marquise elle-même, semble pourtant dire que le texte a circulé : « On me mande qu’il y a une critique du livre de Mme de Lambert intitulée : l’art de faire l’amour métaphysiquement. Si cela est, je vous condamne à la lire, et à me dire ce que vous en pensez43 ». La réponse de Marais, au contraire, suggère que l’ouvrage circule très difficilement à Paris mais il suscite déjà du mépris en raison du titre ironique qui se moque de l’expression « métaphysique d’amour » employée par la marquise :
Je n’ai point vu le livre de l’Art d’aimer métaphysiquement. Je crois que c’est seulement le titre que l’on a donné malignement au dernier ouvrage de la Marquise, où elle a pris le parti des femmes et a prêché l’amour platonique ; c’est un petit livret qui est devenu très rare et qu’elle a retiré des mains du libraire. M. Fleutelot l’a lu, et vous en parlera mieux que moi44.
Si le rachat de toute l’édition des Avis d’une mère à son fils et à sa fille a été un échec, celui-ci semble avoir eu plus de succès. La marquise précise en effet à Buffier : « Tout le monde sait que j’ai acheté toute l’édition d’un autre manuscrit45 ». Dans une lettre datée du 20 février 1728, La Rivière distingue bien les deux parutions car les deux démarches concomitantes de Lambert étaient souvent confondues et il avance une raison qui l’aurait poussée à empêcher l’édition de son ouvrage :
Ce n’est pas pour retirer les exemplaires de ce petit livre, que Madame de Lambert a donné sept cens livres au libraire ; mais pour un autre, qui est intitulé Avis aux femmes : elles se sont gendarmées contre ce petit ouvrage, et ont essayé de lui donner un ridicule ; c’est pour cela que mon amie lui a ôté son cours : elle m’envoya avant-hier le manuscrit, avec priere de le lui rendre pour le jetter au feu, ce qui a été exécuté 46.
En 1736, La Rivière revient encore sur cette entreprise, dans une lettre adressée à l’abbé Papillon : « J’en fis tant de honte à Mad. De Lambert, qu’elle donna deux cens écus à l’Imprimeur pour en retirer les exemplaires47 ». Cette démarche est expliquée par le souci de la réputation de Lambert qui pouvait être souillée par ce « ridicule » et la honte » d’être publiée. Mais l’attitude de La Rivière face aux Réflexions nouvelles sur les femmes est très différente de celle qu’il adopte vis-à-vis des Avis et il se fait ici plus critique envers une œuvre à laquelle il n’a pas participé.
Le geste de Lambert a provoqué un effet contraire à celui escompté et a suscité un vif intérêt, ce que raconte la Bibliothèque française en 1728 : Cet ouvrage manuscrit étant tombé entre les mains d’un particulier il crut devoir le faire imprimer. Comme il est rempli d’expressions précieuses & de sentiments romanesques, Madame de Lambert a acheté l’édition entiere, ce qui a rendu cette brochure si rare, que les curieux l’ont achetée une pistole.48
L’action de Lambert est donc équivoque : elle surveille de près sa réputation car son statut de femme aristocrate l’oblige à rester modeste et bienséante mais, ce faisant, elle jette la lumière sur son œuvre et avoue dans la même temps la maternité. L’engouement suscité par cette démarche pousse le Mercure de France à publier des extraits de l’ouvrage en annonçant l’édition de François Le Breton49. L’anonymat est préservé car l’auteur y est présenté comme masculin50. L’intérêt pour cet ouvrage entraîne d’autres éditions. En 1729, paraît une Métaphisique d’amour, par Madame la Marquise de L**, la Haye, chez Gausse et Néaulme51, qui rappelle, dans un avis au lecteur, l’édition de 1727 et la suppression de la plupart des exemplaires par « la modestie de l’Auteur ». Il y est, par ailleurs, affirmé que cette édition ne ressemble pas à celle de Paris, qui « a été faite sur une mauvaise copie » mais, qu’au contraire elle s’appuie sur « un manuscrit authentique, qui a été communiqué mystérieusement par un des meilleurs amis de Madame la Marquise de L**, et qui nous a été envoyé52 ». Il s’agit certainement d’une édition pirate sous un faux nom de libraire. En effet, les libraires « Gosse et Néaulme » publiaient beaucoup et étaient fort connus en France : en revanche, jamais le patronyme Gosse » n’est écrit avec le digramme [au]. La même année, une traduction prise en charge par Lockman et qui donne le nom de l’autrice paraît à Londres53. Saint-Hyacinthe, qui vit à Londres à cette époque, a dû envoyer un exemplaire à Lambert qui lui écrit, le 29 juillet 1729 :
Quant aux livres que vous avez eu la bonté de m’envoyer, et dont je vous remercie, j’eus un cruel chagrin lorsqu’on les imprima. Je crus les anéantir en achettant toute l’edition ; cela n’a fait qu’augmenter la curiosité. […] Si j’avois su que messieurs les Anglais eussent honoré un si médiocre écrit de l’impression, je vous l’aurois envoyé tel qu’il est ; craignant moins ce qui se peut dire dans un païs étranger que le bruit qui se fait autour de moi. […] Vous voulez bien, Monsieur, que je vous prie de faire mes remerciemens au Traducteur. Quoique je sois très fâchée que cela soit connu, je ne puis m’empêcher de lui savoir bon gré du cas qu’il paroit faire d’un si médiocre ouvrage.54
Les propos de Lambert semblent valider l’idée que son attitude de modestie et de dépréciation envers la publication est une stratégie de défense, faite pour assurer sa réputation : à Londres, où aucune règle ne l’oblige, elle peut se montrer plus enthousiaste envers la publication.
En 1730, deux éditions paraissent à Londres, sous le nom du libraire Coderc55. Ce nom désigne encore un faux nom et des éditions pirates qui seraient en réalité des éditions parisiennes56. En effet, les seules éditions prises en charge par Coderc, outre ce texte de Lambert, ne portent que sur la religion, thème peu apte à susciter l’approbation des censeurs français57. Une épître destinée à Madame la Marquise de Saint-Aulaire est insérée en début d’ouvrage « pour [la] prier très humblement d’obtenir de Madame la Marquise de Lambert le pardon qu’[il] la supplie de [lui] accorder d’avoir publié ces Réflexions58 ». La préface précise l’histoire des publications précédentes et indique comment l’éditeur a œuvré pour éditer son texte :
Il avoit été imprimé à Paris en 1727, sur une copie du manuscript ; & comme cette edition s’étoit faite à l’insçu de Madame la Marquise de Lambert, elle en fit acheter tous les exemplaires dans le dessein de les supprimer. Mais par bonheur quelques-uns ayant échapé à cette précaution, on en eut un sur lequel on fit une traduction angloise, & je fus assez heureux pour en trouver un autre dans un voyage que je fis l’année derniere à Paris. Mes premiers soins, à mon retour en Angleterre, furent de le faire imprimer. La derniere feuille étoit sous presse lorsque, trouvant M. de S. Hyacinthe, je lui dis que je lui porterai le lendemain un petit livre dont il seroit bien content. […] Dès-que je lui eus nommé le livre, il en parut bien aise par rapport à soi & par rapport au public, & fâché par la crainte qu’il eut que je n’eusse fait une chose désagréable à Madame la Marquise de Lambert. Je répondis à M. de S. Hyacinthe que j’en serois au désespoir, mais je le priai de considerer que puis-qu’on en avoit fait une traduction, il faloit qu’il y en eût d’autres exemplaires que le mien, dont quelqu’un s’en serviroit sans doute pour en donner une nouvelle Edition.59
La préface invente une anecdote avec Saint-Hyacinthe pour suggérer qu’il a pris en charge cette édition et qu’il s’en justifie aux yeux de son amie.
Ces éditions, très convoitées par les lecteurs, ont attiré l’attention des journalistes qui ont commenté les manuscrits publiés. Le Journal des savants, en novembre 1730, présente ainsi les éditions de La Haye et de Londres : « Les deux titres qu’on vient de lire, annoncent le même Ouvrage, avec cette difference, que l’edition de La Haye, quoique défectueuse, est faite sur un manuscrit infiniment moins fautif que celle de Londres60 ». Pourtant, ces éditions sont présentées comme des copies des exemplaires préservés de la première édition que Lambert a rachetée : « Malgré cette précaution deux exemplaires ont échappé à la modestie de Madame de Lambert. L’un a passé à La Haye, l’autre a passé en Angleterre, où M. Lockman l’a traduit en anglois et où Pierre Coderc l’a imprimé dans sa langue primitive61 ». Ce sont sans doute ces nouvelles éditions que commente Marais à l’automne 1730 : « Je ne sais ce que Desmaizeaux veut me dire qu’il m’envoie une brochure de Mme de Lambert62 » et Bouhier essaie d’identifier le texte :
La brochure de Mme de Lambert est apparemment celle qu’on imprima furtivement à Paris il y a deux ans, et dont elle fit racheter presque tous les exemplaires, pour environ cent pistoles, qu’elle donna à l’imprimeur. Mais il y en avait déjà quelques uns de débités. J’en ai une copie manuscrite.63
Marais lui répond en affirmant qu’il s’agit bien des Réflexions sur les femmes et précise : « Le livre de Madame de Lambert se vendait cet été dans les cafés de Paris64 ». Les deux hommes commentent la diffusion des œuvres et informent sur les conditions matérielles de cette diffusion. Les diverses sources rendent compte d’exemplaires différents qui auraient servi l’impression de ces éditions. En revanche, un doute persiste : s’agit-il de manuscrits distincts qui auraient permis d’imprimer plusieurs textes ou sont-ce les exemplaires conservés après le rachat de la première édition par Lambert et qui auraient été imprimés différemment par les éditeurs ? Les diverses versions du texte incitent pourtant à considérer qu’au moins deux manuscrits existaient. En effet, ces différences modifient parfois le sens général du texte et Lambert a commenté elle-même certains changements. Il est donc important de comparer ces différentes éditions, pour essayer de retrouver un texte original et pour comprendre comment elles ont pu conduire à des interprétations fautives sur le texte.

Les textes édités : description et comparaison

Le titre

La première édition du texte propose le titre Réflexions nouvelles sur les femmes, repris ensuite par les éditions londoniennes de Coderc et par Lockman, dont la traduction est littérale. En revanche, l’édition à La Haye donne Métaphisique d’amour et explique dans l’« Avis du Libraire » que le titre de l’édition parisienne « n’est pas le vrai titre de l’ouvrage65 ». Or, toutes les éditions postérieures ont préféré le premier titre choisi. Si Lambert emploie bien dans les dernières phrases de son texte l’expression métaphysique d’amour », il semble peu judicieux de la choisir comme titre dans le sens où cette métaphysique d’amour n’est le thème que de la deuxième partie de l’écrit : la première consiste en une défense des femmes et porte sur des domaines plus larges et variés concernant leur vie. Ce titre a d’ailleurs engagé les critiques à concevoir cet ouvrage comme un écrit précieux et sentimental. L’expression étant très connotée, elle dessert de fait l’œuvre.

Composition des éditions, stratégies éditoriales

Les différents éditeurs des Réflexions nouvelles sur les femmes intègrent des pièces liminaires, pour justifier leur démarche d’édition et pour louer le volume qu’ils offrent aux lecteurs, ce qui renseigne sur le contexte de publication de ces divers volumes.
La première édition de 1727 prise en charge par Le Breton n’offre qu’une pièce liminaire intitulée « Au lecteur », qui est en réalité un paragraphe du texte de Lambert, absent dans cette édition. L’édition pirate de 1729 sous le nom de « Gausse et Néaulme » présente un « Avis du libraire » dans lequel il justifie son édition et accuse le texte précédent d’erreurs et de défauts. Cet avis participe d’une stratégie éditoriale qui cherche à présenter son texte comme le meilleur puisqu’il s’appuierait sur un manuscrit complet et juste, mais il ne renseigne pas véritablement sur les manuscrits et les établissements du texte présenté. La démarche de John Lockman dans les pièces liminaires de la traduction anglaise relève d’une stratégie différente dans le sens où le texte en anglais ne convoite pas les lecteurs français. Il présente une épître dédicatoire à la duchesse de Manchester et se place ainsi sous le patronage d’une figure influente. La préface qu’il compose tend à justifier le texte choisi et sa traduction.
Les deux éditions datées de 1730 et publiées sous le nom de Coderc, à Londres, méritent d’être présentées séparément car elles affichent de nombreuses différences. La première apparaît dès la page de titre et permet de distinguer deux versions, bien que ces pages de titre utilisent les mêmes typographies et la même présentation. L’une d’entre elles annonce que « le prix est de douze sols » à la même place que la précision posteriori, cette édition encourage autant l’engouement pour le scandale provoqué par le rachat des volumes par Lambert que celui pour le livre lui-même. Quant à l’autre version qui indique qu’il s’agit d’« une nouvelle édition corrigée », elle offre les mêmes pièces liminaires, auxquelles s’ajoutent une épître de Madame de Vatry à Madame de Lambert, qui loue les mérites de sa destinataire, et un « Envoi », qui est en réalité la lettre que Lambert avait adressée à Choisy en lui envoyant le manuscrit des Réflexions sur les femmes. En revanche, cette édition présente un faux-titre que l’autre édition n’avait pas et les Errata n’y figurent pas67. Cette absence s’explique par le fait que les textes publiés dans ces deux éditions diffèrent.

Comparaison des textes des Réflexions nouvelles sur les femmes

Des variantes du texte des Réflexions nouvelles sur les femmes existent. Le texte de 1727 édité à Paris par Le Breton constitue la première version, à partir de laquelle la traduction et l’édition londonienne de « douze sols » de 1730 ont été établies. L’édition de 1729 de La Haye établit une deuxième version sur laquelle s’est appuyée la nouvelle édition corrigée » de Londres. Les variantes et les différences décelées entre ces textes rendent compte des choix des éditeurs.
La première distinction entre ces deux versions a été dévoilée par Lambert elle-même. Elle ne commente qu’une seule fois le texte tel qu’il a été publié, à propos de la traduction que Saint-Hyacinthe lui avait envoyée. Elle déplore dans une lettre à son ami le fait que cette traduction s’est appuyée sur une version édulcorée : « le manuscrit sur les femmes est si défiguré qu’on ne sait ce que c’est : on a ôté le commencement et la fin68 ». La version sans ces paragraphes apparaît dans l’édition parisienne de 1727, dans la traduction de Lockman et dans l’édition londonienne à « douze sols ». En revanche, ces paragraphes figurent dans l’édition de 1729 de La Haye et dans la « nouvelle édition corrigée » de Coderc de 1730. Le premier paragraphe fonctionne comme une sorte de préambule qui défend les romancières et critique le fait qu’elles sont jugées ridicules. Ce ridicule est le point de départ de l’argumentation de Lambert. Elle veut prouver qu’il est la cause de la dépravation des mœurs, qui ne serait donc en aucun cas à mettre sur le compte des femmes. Or, en l’absence de ce paragraphe dans trois éditions, le texte débute sans cet avertissement et s’ouvre ex abrupto sur des arguments forts. Le dernier paragraphe que Lambert mentionne dans sa lettre est absent de la traduction, mais il est présent sous une autre forme dans l’édition parisienne de 1727 et dans celle de douze sols de Londres : leur « avis au lecteur » constitue en réalité le dernier paragraphe du texte. Lambert revenait à la toute fin de son discours sur sa méthode d’écriture et sur le plan qu’elle avait choisi, ce qui a sans doute poussé l’éditeur à le déplacer au début de l’ouvrage. Comme le soulignait Lambert, l’absence de ces deux paragraphes dénature le texte.
Au-delà de ces différences très visibles aux seuils du texte, les deux versions connaissent de nombreuses variantes. Outre l’utilisation de nombreuses tournures de phrases ou d’expressions différentes69, l’édition de La Haye et la nouvelle édition de Londres comportent des phrases ou des propositions absentes des autres versions. Il s’agit notamment d’éclaircissements : « Elles ont senti que les hommes ne les honoraient plus comme autrefois : car la pudeur a des droits naturels sur le respect des hommes ; pour leur plaire ; elles ont pris tous leurs goûts ; mais elles se méprennent…70 », « il l’a placé sur les femmes, et non sur les hommes, il en rend raison71 », « galanterie qui ôte tout ce lustre, et cette fleur d’innocence qu’il est si doux d’arracher »72, « enfin tout se plaint, elles manquent à l’amour et sont infidèles à la gloire73 », « les passions délicates s’accroissent et s’augmentent toujours74 ». Ces formules sont parfois des interventions engagées : « (car il faut un peu penser à leur défense.)75 ». Néanmoins, la nouvelle édition de Londres de 1730 s’éloigne parfois de son modèle, souvent à propos des noms ou des patronymes : « Lybie » est écrit à la place de « Lydie », « Don Guichot », au lieu de « Don Quichotte »76. Il pourrait s’agir d’erreurs ou de maladresses de la part de l’éditeur. En revanche, cette édition fournit plusieurs anecdotes à la suite d’une citation du Tasse, qui ne figurent dans aucune autre édition :
Une dame qui a paré la Cour par son esprit et par ses grâces alloit plus loin ; elle ne passoit pas à ses amans de désirer, & quand elle s’en appercevoit, elle disoit : Il désire, il ne m’aime plus, & cessoit de les voir.
Une ambassadrice d’Espagne en France disoit ; « les Dames Françoises sont bien malheureuses, elles ont peu de temps à jouïr du plaisir d’aimer, & d’être aimées. On leur demande pour plaire, ce qui ne dépend plus d’elles, qui est la jeunesse & les graces. Ce n’est pas la même chose à présent en Espagne, disoit-elle, nous sommes assez heureuses ayant épuré l’amour, de jouïr long-temps de ses douces illusions. Ce ne sont pas les corps qui aiment, ce sont les ames. Saint-Evremond connaissoit bien ces sortes d’unions, l’amour, disoit-il, dans les commencemens se nourrit de peu, rien de si épuré qu’une passion naissante, leur plaisir approche de ces joyes que l’on nous fait espérer en l’autre vie. Ces langueurs sécrettes, ces mouvemens, ces extases des ames passionnées, & ces détachemens de la matière, & les sens ne font leur fonction que par habitude. Les esprits qui les animent sont tous dans l’objet, notre ame a une vie séparée, elle joüit seule de ces véritables plaisirs, la personne aimée emporte avec elle tout ce que nous avons de spirituel. C’est alors que les volontés & les pensées se concertent, & que les âmes s’unissent & se confondent. Les deux sexes seroient bien heureux, si ayant conduit ces sentimens à leur perfection, ils pouvaient en joüir tout le temps de leur vie »77.
Il est intéressant d’insérer ces réflexions car elles participent de la définition des sentiments et de l’amour que Lambert développe dans ce discours. Ce paragraphe supplémentaire prouverait-il la présence d’un troisième manuscrit, néanmoins très proche de celui fourni pour la publication de La Haye ?
Ces variantes semblent rendre compte de l’existence d’au moins deux manuscrits distincts. L’éditeur de La Haye qui affirme dans sa préface que son texte s’appuie sur un « manuscrit authentique », fourni par un ami de Lambert, et les dires de la marquise à propos de la version erronée de la traduction vont dans le même sens, à savoir que l’édition de La Haye, complétée de la « nouvelle édition corrigée » de Londres doit être préférée pour retrouver, au plus près, le texte de Lambert.

Publication commune des Avis et des Réflexions nouvelles sur les femmes

Face au succès des différents ouvrages publiés, Pierre Humbert, libraire à Amsterdam, entreprend leur publication commune sous le nom Réflexions nouvelles sur les femmes et Lettres sur la Véritable éducation, par Mad. La Marquise de Lambert78.
La date de cette édition semble être 1732, selon toutes les éditions consultées. Néanmoins, le périodique intitulé la Bibliothèque germanique, ou Histoire littéraire de l’Allemagne et des Pays du Nord rend compte en 1730 des « Livres nouveaux et autres qui se trouvent à Amsterdam, chez Pierre Humbert » et il y mentionne les « Réflexions nouvelles sur les femmes et Lettres sur la véritable éducation par la Marquise de Lambert. 12. 173079 » puis, dans la même rubrique, en 1732, il annonce les « Réflexions nouvelles sur les femmes ; et Lettres sur la véritable éducation par la Marquise de Lambert. Nouvelle édition revue avec soin, & a laquelle on a ajouté ce qui manquait aux Editions précédentes. 12. 173280 ». Le périodique, publié chez le même éditeur que cet ouvrage, semble indiquer que deux éditions ont vu le jour en 1730 et en 1732 ; cependant, l’édition de 1730 n’est mentionnée nulle part ailleurs ni référencée dans les bibliothèques et l’édition de 1732 n’indique pas qu’il s’agirait d’une deuxième édition.
L’avertissement du libraire participe de la stratégie éditoriale habituelle en faisant valoir les mérites de sa propre édition sur les précédentes, louant le texte des Réflexions sur les femmes qu’il publie et en mentionnant une « personne de mérite » pour servir de caution à son édition :
Quelque imparfaites qu’ayent été les editions précédentes, elles ont été extrèmement bien reçues du public : ainsi on a lieu de se flater que celle-ci le sera encore davantage, puisqu’on a eu le bonheur de recouvrer le commencement & la fin de cet excellent petit ouvrage, qui manquoient aux autres editions. On en est redevable à une personne de mérite, à qui j’en témoigne ici avec plaisir ma reconnoissance.81
Il précise également qu’il ajoute les Lettres sur la véritable éducation « pour en faire un volume raisonnable », son édition favorise donc le texte des Réflexions sur les femmes. En effet, les pièces liminaires ne renvoient qu’à ce texte. La Préface de l’édition de douze sols » de Londres y est reproduite, ainsi que la lettre de Lambert à Saint-Hyacinthe. La lettre de cette dernière à Choisy y figure également et l’avertissement au lecteur souligne le fait que « cette lettre paraît ici pour la première fois ». Or, la nouvelle édition corrigée » de Londres l’avait aussi insérée dans ces pièces liminaires. Cela semble donc signifier que Humbert ignorait cette édition et que, de ce fait, sa première édition, antérieure ou contemporaine à la « nouvelle édition corrigée » de Londres, peut dater de 1730. Pour l’établissement du texte des Réflexions nouvelles sur les femmes, le texte choisi est celui de l’édition de 1727 de Le Breton ou l’édition de douze sols » de Londres, auxquelles ont été ajoutés le premier et le dernier paragraphe du texte des éditions de La Haye de 1729 ou de la nouvelle édition de Londres de 173082. En ce qui concerne les Avis, le titre choisi Lettres sur la véritable éducation renvoie à la version de Jean-Frédéric Bernard à Amsterdam en 1729. Le texte est d’ailleurs copié sur cette version qui avait elle-même repris le texte des Avis d’une mère son fils et à sa fille publiés par Ganeau en 172883.
En dépit du refus manifeste de publier ses œuvres, trois écrits de la marquise sont édités de son vivant et circulent activement dans le monde en raison de l’intérêt que leur portent les contemporains. Adrienne Le Couvreur s’enquiert auprès d’un correspondant anonyme M. B***, le 18 octobre 1728 : « N’avez-vous pas eu la bonté de vous charger du livre de Mad. De Lambert ?84 ». La curiosité envers les œuvres de la marquise est toujours aussi importante, même après sa mort, car Françoise de Graffigny, dans une lettre du 19 octobre 1738 adressée à Devaux, raconte ses occupations et ses ennuis pendant son séjour à Commercy85 et énonce en passant qu’« il y a cependant un gros cahier de Md. De Lambert que je voudrais bien voir. Elle [Mme de Stainville] dit qu’il n’est pas imprimé. Ce n’est peut-être pas vrai, car en honneur elle ne sait rien ni ne connaît rien86 ».
Mais les démarches et les réactions de la marquise vis-à-vis de la publication sont ambiguës et son statut reste singulier : elle refuse catégoriquement d’être considérée comme une autrice ou une femme de lettres mais elle entretient l’intérêt que ses contemporains portent à ses productions et elle encourage sa réputation d’intellectuelle. Ce faisant, elle promeut implicitement un autre type d’autrice, relevant davantage de la femme de plume. Les choix éditoriaux, auxquels Lambert ou ses amis ont pu participer sans aucune certitude, entretiennent cette ambiguïté. Le succès évident
Le dernier paragraphe de ces éditions ne correspond pas à l’identique à l’« Avis » au lecteur des éditions de 1727 et de 1730. Ce sont bien les variantes des éditions de La Haye et de Londres qui ont été choisies.
Les textes publiés par Ganeau en 1729 comportent quelques variantes minimes par rapport à ceux de 1728 : les textes édités à Amsterdam en 1729 s’appuyaient essentiellement sur la version de 1728 et les textes publiés par Humbert correspondent tout à fait à cet établissement des textes. Il est donc certain que l’éditeur n’a pas consulté la deuxième édition de Ganeau, plus récente, ce qui valide encore une publication dès 1730.

Table des matières

Introduction
Un statut paradoxal
Une attitude ambiguë
Une « femme auteure »
Une femme de salon
Redécouvrir Lambert
Des méthodes nouvelles efficaces
Mondaine et écrivaine, une double qualité fondatrice
Lambert, une intellectuelle au sein d’un contexte stimulant
Perspective d’études
Première partie. Une réputation en héritage
Chapitre 1. Une autrice sans oeuvre, une oeuvre sans autrice ?
I. L’expérience de la publication
A. Les Avis d’une mère à son fils et à sa fille
1. Une publication suspecte
2. Description des éditions
B. Les Réflexions nouvelles sur les femmes
1. L’histoire des premières éditions
2. Les textes édités : description et comparaison
a. Le titre
b. Composition des éditions, stratégies éditoriales
c. Comparaison des textes des Réflexions nouvelles sur les femmes
C. Publication commune des Avis et des Réflexions nouvelles sur les femmes
II. La fabrique d’une oeuvre
A. La publication dans des recueils
1. Le rôle de Saint-Hyacinthe
2. La Bibliothèque de Campagne, ou Amusemens de l’esprit et du coeur
B. Les OEuvres complètes
1. La genèse des éditions
2. Les différentes éditions
a. Les éditions de Marc-Michel Bousquet
b. Les éditions de Ganeau
c. Les éditions pirates
3. La concurrence des libraires
C. Les traductions, un succès à l’étranger
III. Un corpus hétérogène
A. Des oeuvres abouties et assumées par Lambert
B. Des textes de la mondanité
C. Des ouvrages personnels
D. Une oeuvre de fiction
Chapitre 2. Le crédit de la marquise en son temps
I. Des témoignages précieux
A. Variété et partialité des sources
B. Un réseau mondain important
II. Une réputation solide
A. Une femme du monde
1. Une aristocrate dans le monde
2. Une mondaine influente et puissante
3. L’hôtesse du Mardi, un cercle réputé
4. La protectrice des académiciens et des Modernes
B. Une femme auteure
1. Un style précieux et mondain
2. « Un coeur de mère », une morale féminine
III. Une reconnaissance littéraire dans les périodiques
A. Les enjeux éditoriaux des périodiques
B. La présentation des oeuvres de Lambert
C. Les représentations de Lambert
1. Lambert, « spirituelle dame », « d’une rare vertu »
2. L’image paradoxale de la femme auteure
3. Une écrivaine reconnue
Chapitre 3. L’invention de Lambert par la critique
I. Lambert au service de l’histoire littéraire
A. L’histoire de la critique
1. Une femme auteure reconnue au XVIIIe siècle
2. Le déclassement de la « femme-auteur » au XIXe siècle
3. Une écriture « du manque » au XXe siècle
4. Une femme subversive et féministe aux XXe et XXIe siècles
B. Le filtre des catégories
1. Une femme auteure, nouvelle précieuse
2. La mère éducatrice
3. La moraliste
II. L’Hôtel de Nevers, un salon recomposé par l’histoire
A. L’histoire des salons : l’invention d’un mythe historiographique
1. La création d’un héritage civilisateur
2. L’art de la conversation ou l’invention de la littérature dans les salons
3. Les salons du XVIIIe siècle : un nouvel espace politique
B. Le salon de Lambert, la création a posteriori d’un objet d’étude
1. Le mythe de la parfaite hôtesse
2. Un salon remarquable ou l’art de la chronologie contrarié
Conclusion. Lambert aujourd’hui : un paradoxe fondateur
Deuxième partie. Le masque et la plume
Chapitre 4. Une femme peut en cacher une autre
I. L’ethos ne fait pas la femme
A. L’art et la manière : une bienséance spirituelle
B. La modestie : une scène inventée pour soi
II. Jeux de pouvoir et réseau politique avec Fénelon
A. La création d’un réseau par la correspondance
B. Des rivalités entre les lignes
C. La mort du duc de Bourgogne : des enjeux politiques ?
III. Mondaine et moderne dans la Querelle d’Homère
A. Une dispute mondaine
B. Réorienter la polémique
C. Une pensée résolument moderne
IV. Un entre soi mondain et littéraire : Lambert et Montesquieu
A. Séduire Lambert
B. Morville, protecteur de l’Académie de Bordeaux
C. La conquête de l’intime
V. Cour de Sceaux et Hôtel de Nevers : un conflit de préséance
A. Le jeu de la mondanité
B. Une bataille d’initiés
C. Une dispute esthétique
Chapitre 5. Quand écrire, c’est faire
I. La précaution utile
A. Une oeuvre à soi
B. Une gazette mondaine
II. Une pensée en dialogue
A. Une oeuvre en partage
B. Une dispute fondatrice
C. Des ouvrages d’actualité
III. La cause des femmes
A. Les Réflexions nouvelles sur les femmes, un plaidoyer féminin
B. La Femme Hermite, le pouvoir de la fiction
Troisième partie. Être à soi, être dans le monde : une pensée de la sociabilité
Chapitre 6. « Je prends le monde comme il est et non comme il devrait être »
I. Douleur et gloire
A. La « tyrannie de l’opinion »
B. Les richesses : faux biens, vrais maux
C. Le héros ou le grand homme : qu’est-ce que la vraie gloire ?
II. « Qu’est-ce que c’est qu’une femme ? »
A. On ne naît pas femme, on le devient
B. Des injonctions paradoxales
C. La vieille femme, une femme qui n’en est plus une
D. La femme ermite, ou les malheurs de l’amour
III. Se libérer de « l’ouvrage de la politique »
A. « Juger par la raison et non par la force »
B. S’affranchir des préjugés
Chapitre 7. « La morale n’a pas pour objet de détruire la nature mais de la perfectionner »
I. Une méthode morale
A. Rendre raison à la raison
B. « L’esprit n’a point de sexe »
C. Le sentiment moral
II. Concilier l’être et le monde
A. L’amour-propre réévalué
B. La vertu repolitisée
C. L’amitié
III. Un art du plaisir et de la civilité
A. L’art de la politesse
B. L’agrément et le je ne sais quoi
C. Le coeur, l’amour et le plaisir
D. Des relations sublimes
Épilogue. Un nouveau paradigme : la considération
Conclusion
Annexes
I. Liste des lettres de et à Lambert
A. Lettres isolées
B. Correspondance régulière et suivie
C. Correspondance présentée comme un ensemble
II. Lettre de Fénelon à Lambert , le 10 août 1704
III. Lettre de Lambert à Bouhier, le 08 janvier 1728
Bibliographie
I. Sources, oeuvres littéraires
A. OEuvres de Lambert
1. OEuvres séparées, publiées avant 1733
2. OEuvres complètes et posthumes de Lambert
3. OEuvres de Lambert publiées dans des recueils ou anthologies et avant la publication en oeuvres complètes
4. Traductions des oeuvres de Lambert antérieures à 1800
5. Correspondances
a. Correspondances suivies
b. Lettres isolées
B. Témoignages des contemporains
C. OEuvres littéraires et philosophiques avant 1800
D. Journaux
E. Archives
II. OEuvres critiques
A. Études sur Lambert
1. Lambert dans les dictionnaires, encyclopédies et anthologies
2. Études biographiques : Lambert dans son siècle et son salon
3. Études critiques
4. Études sur la réception des oeuvres de Lambert
B. Critique générale
C. Matérialité des livres et logiques éditoriales
D. Analyse du discours
III. Outils
Index
Table des matières
Résumé

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