La construction sociale de la qualité alimentaire dans un lien producteur consommateur

À l’heure du productivisme agricole et de l’industrialisation de la transformation agroalimentaire, de la succession des crises épidémiques au sein du système agroalimentaire mondial et de l’introduction d’organismes génétiquement modifiés (OGM) dans des produits alimentaires disponibles sur les étals des supermarchés, les circuits courts de distribution alimentaire peuvent apparaître comme une alternative intéressante pour des individus qui veulent être souverains dans la détermination de la qualité des aliments qu’ils produisent ou consomment. Au nombre de ces circuits courts, les marchés publics sont aujourd’hui revendiqués par de nombreuses communautés québécoises qui les voient naître. Sans égard à la capacité de production des artisans, ils viennent supporter le développement de productions régionales dont la croissance a été qualifiée de « révolution tranquille des productions gourmandes» (L’Actualité, 2000). Avec l’engouement actuel, ces marchés se multiplient un peu partout sur le ten·itoire québécois depuis une dizaine d’années et ce, à un rythme important. Or, leur développement même est aujourd’hui menacé par le manque d’information les concernant (Association des marchés publics du Québec, 2008). Un premier tour d’horizon de la documentation produite au Québec sur la question nous a en effet pennis de constater que le champ d’études est largement inexploré et qu’il existe un important décalage entre l’état de la littérature scientifique et le fait que, sur nos territoires, ces marchés existent.

En abordant la problématique de la coordination marchande dans sa complexité et son pluralisme à travers le concept de conventions, notre enquête développera une meilleure compréhension de la construction sociale de la qualité alimentaire au sein de ces marchés en s’ intéressant à deux aspects de leur fonctionnement: la force des relations existantes entre les producteurs et les consommateurs, d’une part, et les dynamiques d’échanges autour des produits et des caractéristiques qui fondent leur qualité, d’autre part. Car, s’il apparaît que le marché public attribue aujourd’hui aux producteurs et aux consommateurs un pouvoir dans la définition de leurs propres standards de qualité, cette dynamique nouvelle impose d’emblée un questionnement général: comment un marché défini par l’incertitude sur la qualité qu’il soulève peut-il fonctionner?

Processus de déqualification du marché public au Québec 

Héritage culturel européen, le marché public a été introduit au Québec au moment de la colonisation française (Bergeron, 1993). À la fois principal lieu de ravitaillement alimentaire, «espace public}) (ibidem: 59) et « théâtre de la culture populaire}) (ibidem: 54), il connaît une apogée au 1ge siècle, aidé par les nouvelles voies de transport et l’urbanisation. Institution municipale par excellence, le marché public vient à se multiplier à l’échelle du Québec au cours de cette période : avec l’urbanisation naissent de nouveaux quartiers et de nouveaux marchés pour les desservir. Aussi, des communautés’périphériques aux grandes villes organisent leur propre marché en même temps que certains villages, d’où les marchés ont traditionnellement été à peu près absents, en réclament un. C’est que la conception même du marché public évolue en ce siècle: il devient le symbole du développement communautaire. Le 20e siècle annonce pourtant le déclin de l’institution avec le «mythique passage» (ibidem: 21) de la Grande noirceur de 1945-1959 à la Révolution tranquille de 1960 qui marque pour le Québec le début d’une période d’importantes transformations économiques et sociales. Cette période apporte avec elle de nouveaux facteurs qui, entre autres choses, contribueront à ce que le marché public tombe en désuétude au cours des an.l’1ées soixante. C’est que la pratique séculaire du marché ne satisfait plus aux exigences d’une société entraînée par la Révolution tranquille.

Déjà, avec les années 1940, on voyait que des consommateurs leur préféraient les nouvelles épiceries et chaînes d’alimentation, mais continuaient à les fréquenter pour leur « atmosphère », leur «folklore », leur «poésie» (Bergeron, 1990). Mais les années cinquante marquent la fin de cette poésie: les derniers marchés n’ont plus rien en commun avec les marchés publics hérités de l’Europe. Défaits de leur salle publique, ils ont perdu leurs producteurs qui les ont pratiquement désertés, tassés par les bouchers et autres commerçants qui s’y sont imposés grâce à leur influence politique. Avec les almées cinquante, aussi, de nouvelles préoccupations des consommateurs se définissent autour des questions d’hygiène et de salubrité alimentaire, et des comités de santé sont formés pour veiller à la question. Bien que le respect des conditions d’hygiène et de salubrité alimentaire dans les marchés soit devenu plus stricte à partir des années 1950, les marchés publics et leurs pratiques parfois douteuses sur ce plan constituent alors une des principales cibles des médias. Appuyés par les chambres de commerce locales, des marchands privés font pression sur les municipalités pour la fermeture des marchés en plaidant l’insalubrité de ces lieux ainsi que l’archaïsme de cette forme de commerce pour des villes modernes. Toute cette mauvaise presse autour des marchés aurait été d’autant plus importante que les producteurs auraient eu comme pratique d’ y écouler leurs produits de qualité inconstante et esthétiquement imparfaits que, pour ces raisons, ils ne pouvaient pas vendre aux nouveaux distributeurs alimentaires qui, eux, gagnaient en popularité (idem).

Formation d’un oligopole au sein de la grande distribution 

Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’amorce au Québec un mouvement vers un capitalisme organisationnel régulé par des politiques keynésiennes de l’État (Dupont, 2006). Les élus de l’époque portent alors un projet modernisateur pour un Québec cherchant à acquérir sa souveraineté, et ils engagent certains changements dans l’organisation de l’économie, notamment agraire. S’inscrivant dans la logique fordiste, l’agriculture sera redéfinie en secteur économique plutôt qu’en mode de vie et en forme d’occupation du territoire. Nommée les Trente glorieuses, la période de prospérité économique qui suit la guerre sera ainsi celle du fordisme et verra l’agriculture québécoise s’inscrire dans une économie productiviste marquée par l’utilisation des plus récentes technologies permettant des gams importants en productivité, malS demandant investissements et entraînant un fort endettement.

Ainsi le modèle fordiste incite les agriculteurs à faire un choix qUI se résume grossièrement entre investir ou abandonner. Pour plusieurs, cette situation conduit à un abandon; il faut dire que les opportunités de salaire rendent attrayante la ville où les salaires grimpent. Les autres prennent le virage de l’époque et cumulent de nouvelles dépenses. Cette situation participe à un mouvement de fond dans le monde rural qui veut que beaucoup d’agriculteurs changent de vocation et que nécessairement se concentre la production au sein de moins d’entreprises. C’est qu’au sortir de la guerre, la chute des prix des vivres oblige l’agriculteur à produire davantage pour maintenir un revenu correct; ainsi se spécialisent des exploitations autour des productions qui sont les plus lucratives compte tenu de leur situation respective.

C’est que la nouvelle organisation de l’économie agraIre repose sur la marchandisation de l’alimentation, c’est-à-dire sur l’idée selon laquelle les aliments seraient des marchandises au même titre que tout bien de consommation , et que cette nouvelle logique amène un nouveau rapport à la compétitivité et à la rentabilité. Pour correspondre au marché, les exploitants doivent vendre à petits prix et, pour ce faire, produire à faibles coûts. Cela suppose pour l’agriculteur de se concentrer sur une seule production et de la travailler non pas manuellement, mais avec l’aide de la machinerie et des nouvelles technologies. S’accentuent la spécialisation des exploitations et la concentration de la production agricole: une agriculture marchande diversifiée prend racine sur le territoire. Au sein des exploitations, quelques productions satellites demeurent, tantôt pour satisfaire la production principale (moulée pour l’alimentation du bétail, semences, etc.), tantôt pour assurer un revenu d’appoint ou la consommation domestique.

Pour les agriculteurs, cOITespondre au marché implique de faire des affaires avec les entreprises satellites (transformation et distribution) qui sont alors en pleine croissance. À partir du milieu du 20e siècle, l’agriculteur est de moins en moins seul dans le monde alimentaire. [ … ] D’un côté le recours croissant des agriculteurs en machinerie et autres intrants hautement spécialisés contribue au développement des services en amont. De l’autre, la distance des marchés et la transformation alimentaire pavent la voie au déploiement des secteurs en aval (Dupont, 2006 : 88).

La production agricole est écoulée par le secteur de la transformation alimentaire. Avant de se rendre aux mains des consommateurs, les marchandises passent par celles des transformateurs qui sont de véritables usines. Les manipulations effectuées en usine rendent les aliments faciles et rapides à préparer ou à utiliser, ce qui stimule un certain rapport à la consommation chez la nouvelle classe moyenne montante. À la production en masse de biens standardisés permis par le mode de développement fordiste vient correspondre cette consommation de masse qui caractérise la société dite de consommation: « D’un point de vue qui ne prendrait en considération que la seule croissance des biens matériels, on peut affirmer que la société dans son ensemble y gagne fortement» (Dupont, 2006 : 92).

L’évolution de notre système agroalimentaire depuis la Deuxième Guerre mondiale a eu des avantages indéniables sur l’approvisiOlmement alimentaire des Québécoises et des Québécois ainsi que sur le coût des aliments. [ … ] C’est ici que le prix du panier d’épicerie serait le moins élevé au sein des pays occidentaux (Équiterre, 2004 : 16).

Mais les investissements sont énormes et le risque encouru par les investisseurs est grand. Pour réduire l’incertitude liée à cette situation, les industriels développent une nouvelle stratégie d’incorporation qui consiste en l’élimination des intermédiaires par l’intégration verticale. Ainsi peuvent-ils contrôler la circulation de grosses quantités de marchandises depuis l’agriculteur jusqu’au consommateur. Des coopératives agricoles vont imiter ces firmes en ayant recours à la même stratégie d’intégration verticale qu ‘ elles. Par voie de conséquence, la production et la distribution en viennent à se concentrer au sein d’un nombre limité de gros établissements. Structurée en filières, l’industrie agricole et agroalimentaire québécoise prend forme.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 PROBLEMATIQUE
1.1 ÉTAT DE LA SITUATION
1.1.1 PROCESSUS DE DEQUALIFICATION DU MARCHE PUBLIC AU QUEBEC
1.1.2 FORMATION D’UN OLIGOPOLE AU SEIN DE LA GRANDE DISTRIBUTION
1.1.3 PROCESSUS DE REQUALIFICATION DU MARCHE PUBLIC AU QUEBEC
1.2 ÉTAT DE LA RECHERCHE
1.3 PROBLEMATISATION
1.4 JUSTIFICATION DE LA RECHERCHE
1.5 OBJECTIFS DE RECHERCHE ET RETOMBEES POTENTIELLES
CHAPITRE 2 CADRE THÉORIQUE
2.1 THEORISATION
2.1.1 NEOCLASSIQUES ET INATTENTION A LA QUALITE
2.1.2 CONVENTIONNALISTES ET QUALITE
2.1.3 ÉCONOMISTES DE LA QUALITE
2.1.4 RENCONTRE DE L’ECONOMIE DE LA PROXIMITE ET DE LA SOCIOLOGIE ECONOMIQUE
2.1.5 ApPROCHE PRECONISEE
2.2 CONCEPTUALISATION
2.2.1 CONCEPTS PRINCIPAUX: PROXIMITE RELATIONNELLE, QUALITE ALIMENTAIRE ET CONVENTION DE QUALITE
2.2.2 AUTRES NOTIONS: NEGOCIATION DE LA QUALITE, MARCI-IE PUBLIC, PRODUCTEURS ET CONSOMMATEURS
2.3 QUESTIONS SPECIFIQUES ET HYPOTHESES DE RECHERCHE
CHAPITRE 3 METHODOLOGIE
3.1 METHODES D’ECHANTILLONNAGE
3.1.1 MARCHE PUBLIC DE RIMOUSKl COMME TERRAIN DE RECHERCHE
3.1.2 PRODUCTEURS ET CONSOMMATEURS COMME POPULATION ETUDIEE
3.2 PROCEDURES D’ENQUETE ET D’ANALYSE
3.2.1 ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AUPRES DES PRODUCTEURS
3.2.2 QUESTIONNAIRE D’ENQUETE AUPRES DES CONSOMMATEURS
3.2.3 OBSERVATION DIRECTE DES ECHANGES ENTRE PRODUCTEURS ET CONSOMMATEURS
3.3 ASPECTS ETHIQUES
CHAPITRE 4 RESULTATS
4.1 MODES DE DISTRIBUTION FAVORISANT LA RENCONTRE ENTRE PRODUCTEURS ET CONSOMMATEURS
4.1.1 MODES DE DISTRIBUTION: PLACE DES CIRCUITS COURTS ET DU MARCHE PUBLIC
4.1 .2 RAISONS MOTIVANT LES PRODUCTEURS A CHOISIR LES MARCHES
4.2 CONSTRUCTION DE LA PROXIMITE RELATIONNELLE ENTRE LES PRODUCTEURS ET CONSOMMATEURS
4.2.1 DUREE ET FREQUENCE DE LA RELA TION
4.2.2 CONFIANCE
4.2.3 SERVICES RENDUS RECIPROQUEMENT
4.2.4 FAMILIARITE
4.3 NEGOCIATION DE LA Q UALITE ENTRE LES PRODUCTEU RS ET CONSOMMATEURS
4.3.1 INFORMATIONS ECHANGEES
4.3.2 D ESACCORDS EXPRIMES
4.3.3 DISPOSITIFS DE JUGEMENT PRIVILEGlES
4.4 QUALITE ALIMENTAIRE DISTINCTIVE : MISE EN VALEUR ET RECHERCHEE
4.4.1 CARACTERISTIQUES MISES EN VALEUR PAR LES PRODUCTEURS INTERROGES
4.4.1.1 CARACTERISTIQUES ECONOMIQUES
4.4.1.2 CARACTERISTIQUES LIEES AU PRODUIT
4.4.1.3 CARACTERISTIQUES LIEES A L’ENTREPRISE
4.4.1.4 CARACTERISTIQUES LIEES AU TERRITOIRE
4.4.2 CARACTERISTIQUES RECHERCHEES PAR LES CONSOMMATEURS SONDES
4.5 MISE EN RELATION DES RESULTATS D’ENQUETE
CHAPITRE 5 DISCUSSION
CONCLUSION

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