La délégation technique

 La délégation technique

Le concept de délégation technique, le second des deux termes qui donnent leur nom à ce travail, se distingue en profondeur des métaphores de l’ordinateur que nous avons présentées plus haut ; il ne tire pas son origine d’une image ou d’une idée précise de la machine, mais de la morphologie du rapport entre l’être humain et la technique, soit plus précisément ici les objets que nous avons nommé les métatechnologies. En ce sens, le concept de délégation est essentiellement relationnel. Ce n’est sont pas seulement les entités mises en relation qui déterminent le caractère de cette relation. Les êtreshumains et les dispositifs sont également affectés par la morphologie des relations qu’ils entretiennent.65 Encore une fois, il ne s’agit pas de trouver la « bonne » ni même la « meilleur » façon de décrire le rapport homme-machine ; chaque concept, modèle ou métaphore produit des zones de visibilité ainsi que des marges, chacun permet de penser – et peut-être par la suite de construire – l’objet en question différemment des autres. Particulièrement en sciences humaines, la diversité est à la fois un capital, un bien précieux et un talon d’Achille ; on ne gagne rien à tenter de réduire la multiplicité des regards par un geste d’impérialisme conceptuel. Nous développerons la notion de délégation plutôt comme un supplément, une sorte de « méta-métaphore », comme une façon de regarder et de questionner les autres métaphores, de les examiner sous un angle différent, de modifier la distribution des centres et marges. Considérant que métaphore et modèle soulignent toujours certains caractéristiques au prix d’en cacher d’autres [Lakoff / Johnson 1980, p. 141], le concept que nous allons introduire dans ce chapitre servira surtout à mettre en évidence des éléments, des aspects et des questions qui ont été négligés. Ce travail de déplacement ne doit pas nécessairement s’opposer aux espaces métaphoriques existants et établis, il peut y ajouter une dimension transversale. Chaque travail scientifique doit se justifier par une volonté de savoir, un problème ou un déficit ; si les connaissances et les appareils conceptuels en place répondaient déjà à toute question, il n’y aurait pas de raison de vouloir les modifier, déplacer ou élargir. Notre propre justification partira d’une citation de Philip E. Agre, qui travaille depuis longtemps à un changement de paradigme en intelligence artificielle : « Un programme technique basé sur une métaphore génératrice particulière va rencontrer des difficultés sur ses marges. » [Agre 1997, p. 46] Agre avance un argument en faveur d’une reforme de l’intelligence artificielle qui est directement lié à la force qu’ont les métaphores d’orienter les représentations. Selon l’auteur, les métaphores de base de la discipline – essentiellement cognitivistes et ciblées sur la rationalité des comportements – ne permettent plus de faire avancer la recherche parce qu’elles ne peuvent pas capter l’intelligence en tant que phénomène localisé et situé dans un pratique quotidienne et routinière. Les marges des métaphores, les éléments qu’elles cachent et rejettent à leur périphérie, viennent hanter leurs centres. Pour transposer ce principe dans le cadre de ce travail de thèse, on doit avant tout constater que la place de l’ordinateur dans les sociétés, et par conséquent celle de l’objet technique lui-même, évolue 65 « La réalité est dès lors autant dans le lien que dans la distinction entre le système ouvert et son environnement. » [Morin 2005, p. 32] Métatechnologies et délégation – 90 – en permanence. Les éléments logiciels et matériels, les pratiques d’usage, les relations hommemachine ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient il y a dix ans. L’Internet et surtout le Web ont introduit l’ordinateur dans l’intimité du quotidien d’un très grand nombre de personnes. La recherche d’information par ordinateur n’est plus le domaine des experts et des universitaires. Les moteurs de recherche se sont tellement banalisés66 qu’on parle, en anglais courant, de « to google something » pour chercher quelque chose sur le Web (Merriam-Webster). Les techniques de communication comme le courrier électronique, la messagerie instantanée et surtout le chat par vidéo appartenaient au domaine de la science fiction il n’y a pas longtemps alors qu’aujourd’hui, chaque lycéen les utilise. Le numérique fait désormais partie d’une grande partie de nos activités culturelle ; et rien ne laisse penser que cette fuite en avant s’arrêtera bientôt. Les concepts à travers lesquels nous essayons de penser cette liaison intime ont du mal à suivre. Généralement, ils se divisent d’une part en un regard micro, celui porté sur le rapport homme-machine toujours conçu comme le rapport d’un être humain à une machine, et d’autre part en un niveau macro, celui de la réflexion sociologique et philosophique qui oppose société et technoscience sur un plan abstrait. Le niveau méso où on rencontre les pratiques de groupe et les usages, stabilisés dans le temps, est pourtant le domaine de préférence des SIC67 ; il existe cependant une certaine hésitation quant à l’applications de certains concepts issus de l’analyse des média traditionnels aux dispositifs informatiques et à leur contexte [cf. Jeanneret 2005]. Nous n’avons pas de réticence à examiner un journal comme un acteur politique, mais nous limitons notre analyse des moteurs de recherche, par exemple, en ce qui concerne leur fonctionnement interne, aux critères de performance (precision et recall) et de facilité d’usage (usability), et, concernant leur encadrement extérieur, à leur réception par ceux qui les utilisent. Mais au moment où les usages des NTIC s’étendent à la société toute entière et que les outils sortent du contexte de travail, prétendument réservé aux fonctions utilitaires, les marges viennent hanter les centres et nous nous rendons compte qu’« observer ce qui se passe autour des médias ne suffit jamais à tenir de quoi ils procèdent » [Jeanneret dans Robert 2005, p. 9]. Or, la « teneur du politique » [ibid.] des NTIC se fait en même temps à l’intérieur, dans le travail technique qu’elles réalisent, qu’à l’extérieur, les relations qu’ils entretiennent avec leur contexte social et culturel. La compréhension de ce constat doit forcement en passer par la métaphore. 

 La délégation en politique et organisation

Le travail de production d’une perspective scientifique commence ordinairement par une série de stabilisations préalables, c’est-à-dire des définitions. Nous en avons proposé quelques-unes qui concernent des objets techniques. Pour la notion de délégation, il sera également nécessaire d’avancer en plusieurs étapes. Bien que le terme connaisse déjà une certaine utilisation dans le contexte des recherches sur les interfaces – nous en discuterons plus loin – il nous semble qu’il faut laisser ce débat de côté pour l’instant afin d’isoler le cœur de l’idée que nous souhaitons exprimer, qui ne se réduit pas à la question de l’interaction dans son sens restreint. Le Robert définit « délégation » comme la « commission qui donne à quelqu’un le droit d’agir au nom d’un autre » et l’acte de déléguer de façon analogue comme l’acte de « charger quelqu’un d’une fonction, d’une mission, en transmettant son pouvoir ». Ces définitions indiquent qu’en employant ce terme, nous nous trouvons tout de suite dans la question de l’organisation du rapport entre les êtres humains, c’est-à-dire dans le monde du social. Il convient pourtant de séparer deux sphères où le terme trouve des significations plus spécifiques et quelque peu différentes. La première est celle de l’organisation de l’État qui prend habituellement en démocratie la forme du système représentatif ; la délégation y est un concept de politique. La seconde est celle de l’organisation sociale du travail ; la délégation y est d’abord un concept sociologique, puis un principe de gestion et de management. Politique La dimension politique et juridique du terme « délégation » n’est pas seulement indiquée par les mots « droit » et « pouvoir » dans les définitions du Robert, mais l’étymologie du mot même nous impose cette piste : on y retrouve le mot latin « lex » qui se traduit par « contrat » ou « accord » et par « loi ». Le verbe « delegare » signifie « transférer », « charger » ou « mandater », mais aussi « envoyer ». A partir de ces indications, nous pouvons déduire que l’acte de délégation implique, du moins sur le plan politique, le transfert du pouvoir de conclure un accord, un contrat et, en fin de compte, d’établir la loi. Nous retrouvons cette notion en français actuel dans le terme « délégation » entendu comme groupe d’envoyés qui ont le pouvoir de négocier un contrat avec une entité extérieure (un groupe ou un État). De façon plus générale, notre système de démocratie représentative se base entièrement sur cette idée de transfert du pouvoir législatif : à intervalles déterminés, le souverain – le Métatechnologies et délégation – 92 – peuple – élit ses représentants qui se chargent pendant une période législative d’établir la loi à sa place. Sur un plan plus abstrait, il s’agit du transfert du pouvoir décisionnel [cf. Sfez 2002] de choisir parmi les options et directions de développement qui se présentent à une communauté ou société. Dans le cadre du travail conceptuel entamé ici, nous devons attacher la plus extrême importance au fait que le rapport entre celui qui délègue et celui qui devient mandataire n’est pas de l’ordre de la relégation. L’idée de délégation telle qu’on la trouve au centre de la démocratie représentative ne consiste pas à transférer le pouvoir puis à oublier ou à couper toutes les liaisons entre les partenaires. Bien que cela soit trop souvent le cas dans nos sociétés de consommation, cet esprit de « set it and forget it » n’est pas celui du citoyen actif sans lequel le principe démocratique se trouve vidé de sens. Or, la démocratie représentative fonctionne – idéalement – sur la base de la double notion de contrôle et de responsabilité ; celui qui délègue a le droit de questionner sur ce qui est fait et décidé en son nom et celui qui détient le mandat à le devoir de répondre. La délégation n’est donc pas un acte singulier mais une relation continue, basée sur un aller-retour perpétuel et fondée sur un acte de confiance. Cela ne veut pas dire qu’il existe une symétrie entre les deux partenaires impliqués dans la délégation. La question générale de l’asymétrie du pouvoir et plus précisément celle de sa distribution spécifique y jouent un rôle fondamental. Bourdieu les thématise quand il écrit que le transfert de pouvoir porte implique un retour sur la relation entre celui qui délègue et le mandataire : « [S]’il est vrai que déléguer, c’est charger quelqu’un d’une fonction, d’une mission en lui transmettant son pouvoir, on doit se demander comment il peut se faire que le mandataire puisse avoir du pouvoir sur celui qui lui donne pouvoir. » [Bourdieu 1987, p. 185] Ce paradoxe se tient au cœur de la question de la délégation et la théorie politique essaye depuis longtemps de donner des réponses pratiques au problème du cumul de pouvoir de ceux qui gouvernent. Les fameux checks and balances (contrôle et équilibre) aux États-Unis par exemple installent, à l’intérieur de la séparation des pouvoirs, un système de contrepouvoir où chaque branche est limitée par et limite les autres. Tout système démocratique connaît de tels mécanismes ; ils ne peuvent pourtant pas éliminer le risque d’un abus de pouvoir parce que cette possibilité fait partie du principe de délégation même. L’ambivalence consécutive en est une qualité fondamentale. Dans Consequences of Modernity (Les conséquences de la modernité), Anthony Giddens [1990] constate de plus que le passage à la modernité est avant tout marqué par une croissance continue de la dépendance de l’individu aux systèmes sociaux et techniques qui l’entourent. Dans ce contexte, la délégation n’apparaît plus comme le libre choix des citoyens, mais comme un processus historique qui nous place dans une situation où l’exigence de faire confiance à nos mandataires (individus et systèmes) est une condition sine qua non. Pour que le système fonctionne, nous sommes forcés de déléguer. La question du pouvoir politique se joue donc dans l’écart qui s’ouvre entre, d’un côté, les structures de force et de domination qui se sont installées au fil des siècles et, de l’autre, l’idéal d’un système politique où le peuple soit de fait le souverain. Métatechnologies et délégation – 93 – Nous ne pouvons pas entrer plus dans la question complexe et ambivalente de la représentation politique mais nous y reviendrons dans la deuxième partie. L’organisation sociale du travail Sur le plan de l’organisation sociale, la notion de délégation reprend certains éléments du plan politique, en y introduisant cependant des changements et des extensions. Bien que cela semble banal, il faut constater que la condition préalable de la délégation est la différenciation. Ce concept fut introduit en sociologie par l’allemand Georg Simmel68 qui l’utilisait pour décrire un processus de réduction d’homogénéité à tous les niveaux sociaux. Il constata donc que dans l’époque moderne, les métiers se subdivisent, que les modes changent toujours plus rapidement, que les coutumes et même les habitudes alimentaires connaissent une variété croissante. Si Adam Smith [1999] faisait déjà l’éloge de l’efficacité de la division du travail, c’est Simmel qui étendit le principe de différenciation et spécialisation sur tout le domaine du social et de la culture. Nous verrons plus tard que cet élargissement hors du monde de travail est essentiel pour l’application du concept de délégation au monde des techniques. La différenciation donne lieu à l’organisation ; au moment où les individus se spécialisent, il faut une structuration organisatrice qui intègre les sous-parties pour en faire un tout qui continue à fonctionner. La plupart des formes qui se mettent ainsi en place, intègrent un élément de hiérarchie. L’organisation pyramidale domine la vie de groupe puis celle des sociétés au long de l’histoire de l’être humain. Nous y retrouvons une forme de délégation qui caractérise surtout le monde de l’entreprise jusqu’à nos jours : le transfert d’une responsabilité ou d’une tâche vers un subordonné pour qu’il la prenne en charge à la place de celui qui délègue. Les motifs de ce transfert sont d’un côté la volonté de se décharger, de l’autre la maximisation69 de sa propre portée et efficacité à travers un autre plus spécialisé dans le domaine visé. Cela ne va pas sans coût : le contrôle direct qu’on porte sur une tâche qu’on accomplit soi-même se transforme en contrôle indirect qui passe par un contrôle d’ordre social de celui qui devient mandataire lorsqu’il est chargé d’une mission. L’image la plus claire de cette forme d’organisation reste l’organisation militaire et le principe de la chaîne de commandement. Bien qu’il soit de plus en plus critiqué, l’idéal militaire inspire jusqu’à présent un grand nombre des formes d’organisation – surtout en entreprise. Il garantit le fonctionnement sans faille des principes de contrôle et de responsabilité parce que l’équilibre entre délégant et mandataire est inversé par rapport au système de représentation qui prévaut en démocratie. Le transfert de pouvoir ne se fait plus du bas vers le haut, mais dans la direction inverse : ce ne sont pas les citoyens qui choisissent un mandataire, mais un dirigeant / officier / manager qui distribue des tâches. La question paradoxale de savoir comment assurer la continuité de la chaîne de commandement dans une société fondée sur le principe de liberté fait partie des préoccupations centrales des théories du management. Et il faut aussi ajouter une nuance en remarquant que d’une part, le système de la représentation est sillonné d’éléments autoritaires et, d’autre part, que le monde de l’entreprise connaît des tentatives de démocratisation70. Nos sociétés apparaissent comme des amalgames des deux modalités. 

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