La globalisation de la R&D industrielle

 La globalisation de la R&D industrielle

Innover grâce aux proximités 

Les outils de communication à distance de plus en plus sophistiqués facilitent l’échange des savoirs en temps réel et l’organisation de conférences entre des personnes dispersées aux quatre coins du monde (Torre, 2009). Si certains ont pu y voir le prélude à une nouvelle ère affranchie de contraintes spatio-temporelles (Martin, 1996), des observations simples nous permettent d’en douter comme le suggère le titre de l’article de Morgan (2004) : «The exagerated death of geography ». Malgré le développement des outils informatiques et des partenariats de R&D, les firmes continuent d’implanter des centres de R&D en dehors des frontières de leur pays d’origine, dans un marché qu’elles souhaitent mieux connaître ou à proximité d’une source de connaissances qu’elles souhaitent acquérir. Comme contrepartie directe de cette internationalisation de la R&D, les composantes du réseau interne d’innovation des firmes sont dispersées au niveau mondial, rendant la gestion du réseau difficile (Von Zedtwitz et al., 2004)32 . La littérature académique et les témoignages d’entreprises que nous avons recueillis permettent de mieux comprendre pour quelles raisons la géographie continue d’être une question centrale pour le management des savoirs et des organisations. 

L’implantation à proximité des sources de connaissances facilite leur acquisition 

La littérature sur le management des savoirs a identifié deux dimensions au savoir : sa dimension explicite et sa dimension tacite (Polanyi, 1966). Le savoir explicite a la particularité d’être codifiable et communicable grâce à des symboles spécifiques. A l’inverse, le savoir tacite dépend de l’expérience, des savoir-faire, des points de vue, des croyances d’un individu ou d’une organisation et reste donc très dépendant d’un contexte particulier (Nonaka, 1994). Puisqu’il est difficilement codifiable, le savoir tacite est également difficile à copier et constitue ainsi un avantage compétitif convoité par les firmes. Pour acquérir un tel savoir, il est nécessaire qu’il existe un rapport de confiance entre l’émetteur et le récepteur (Nonaka & Takeuchi, 1995) rendu possible par les rencontres en face-à-face (Chen & Huang, 2007, De Meyer & Mizushima, 1989). Morgan (2004) le souligne lorsqu’il affirme que «the most defensible view of tacit knowledge is not that it is immobile and confined to the local, but that it is person-embodied, context-dependent, spatially sticky, and socially accessible only through direct physical interaction» (p.12). Ainsi, considérer que les outils informatiques peuvent remplacer les contacts interpersonnels physiques, c’est oublier l’importance de l’aspect social inhérent au transfert des savoirs : « The most powerful learning comes from […] the use of the body, not just the mind » (Morgan, 2004, p.8) Une firme peut également décider d’implanter un centre à l’étranger pour répondre à des contraintes d’ordre plus pratique. Si trouver un partenaire dans son propre pays demande à faire d’importants efforts, le localiser au niveau international est une tâche encore plus complexe, comme nous l’expliquait un directeur de la R&D de Valeo, dont les partenaires sont pour la plupart implantés en France : « finding out the ideal partner in the home country is already quite difficult and looking for international partners is still expensive». L’implantation d’un centre à l’étranger permet donc non seulement de fluidifier la circulation des savoirs entre la firme et ses partenaires extérieurs mais également d’identifier et de localiser ces derniers. Cette nécessaire proximité géographique permet de mieux comprendre pour quelles raisons la création de technologies et les talents dans un domaine donné se trouvent dans des « poches d’innovation » qui se renforcent continuellement (Chiesa, 1996). De ce fait, l’avantage compétitif des firmes est de plus en plus lié aux savoirs et aux relations locales, que les concurrents distants géographiquement ne peuvent pas répliquer (Porter, 1998). Même les firmes qui prônent l’Open Innovation comme un outil phare de leur politique d’innovation considèrent que les partenariats se construisent au niveau local et continuent d’implanter des centres de R&D à l’étranger. L’exemple des firmes Alcatel Lucent et Procter & Gamble l’illustre bien. Alcatel Lucent fait partie des firmes les plus en avance dans leur volonté d’acquérir une majorité de leurs connaissances en dehors des frontières de la firme. Lors de la conférence annuelle des représentants de l’EIRMA en 2010, le directeur de Bell Labs (les laboratoires de R&D de la firme Alcatel Lucent) expliquait que les partenariats de recherche entre Alcatel Lucent et les entités extérieures se construisent au niveau des centres de R&D eux-mêmes. Voici les propos qu’il tenait : « At the top level, the target is to manage the global solutions. At the intermediate level, the challenge is to manage the product line and the technology. And what is important, at the location level (at the level of the R&D centres), is the management of the competences and –very important – the connexion with the ecosystems. The ecosystem is very rich. It is based on customers, the academics, the start-ups, the competitions, the public affairs. » L’entreprise américaine Procter & Gamble, qui organise la globalisation de sa R&D pour servir sa politique d’innovation ouverte, est également intéressante à cet égard. « We have a mandate in Open Innovation » : voilà ce que précisait le directeur du centre de R&D de P&G à Bangalore lors de notre visite. Les centres de P&G implantés à l’étranger ont pour principale mission d’identifier les meilleurs partenaires locaux afin de travailler sur des projets liés au marché local ou global. La proximité géographique avec les sources de connaissances semble donc encore aujourd’hui nécessaire, malgré le développement des outils de communication performants et des partenariats de R&D. Cette nécessaire multiplication des centres de R&D, qui conduit à un éclatement au niveau mondial du réseau interne d’innovation de la firme, est pourtant à l’origine d’importantes difficultés managériales.

Un réseau interne d’innovation dispersé rend sa gestion plus difficile 

En 1989, De Meyer et Mizushima notaient que l’internationalisation de la R&D générait des problèmes managériaux majeurs pour les firmes. Ils soulignaient en particulier la difficulté pour les firmes de créer une structure managériale et organisationnelle équilibrée – ni trop centralisée et dirigiste, ni trop décentralisée et lâche – et d’optimiser les flux d’informations au sein du réseau interne d’innovation. On retrouve aujourd’hui les mêmes questions dans le monde académique et professionnel. En 2001, Asakawa s’interrogeait sur le niveau de contrôle optimal que la firme devait exercer sur le centre notamment via la quantité d’informations échangées. La dispersion mondiale des centres de R&D d’une même firme met celle-ci face à de nombreux défis qui touchent à la fois à la gestion de ses ressources humaines, à la création d’un réseau interne d’innovation cohérent et à l’échange des savoirs (von Zedtwitz et al., 2004). Le développement des TIC, même s’il a simplifié le management des réseaux dispersés (Talbot, 2008a), ne peut pas remplacer la communication et les contacts interpersonnels, que ce soit dans les relations que le centre tisse avec son environnement local, comme nous le notions plus haut, ou dans celles qu’il entretient avec la firme (von Zedtwitz et al., 2004). Le directeur de la R&D de Siemens en Inde le soulignait lui-même en parlant des relations de son centre avec le reste du réseau interne d’innovation: « Formalization is not good. What is important is to introduce a relation of confidence. […] We prefer face-to-face communication. Email is the worst ». Pour faire face à ce besoin de contacts interpersonnels entre les différentes composantes de leur réseau interne d’innovation malgré la distance physique qui les sépare, les firmes ont recours à ce que Torre (2009) appelle la « proximité géographique temporaire ». Comme l’explique Torre, il s’agit de déplacements temporaires dans différentes localisations pour favoriser les échanges de proximité physique. L’ensemble des firmes que nous avons visitées en Inde utilisait cette méthode principalement dans le cadre de projets regroupant des experts de plusieurs centres de la même firme. Chez ABB par exemple, les experts internationaux impliqués dans un même projet se regroupent pour la durée du projet dans le centre leader de celui-ci. Ces déplacements temporaires peuvent aussi avoir lieu dans le cadre de la formation interne des employés, comme c’est le cas chez AkzoNobel. Cette proximité géographique temporaire n’est pas seulement utile aux grandes firmes au réseau interne très dispersé. Le directeur de la R&D d’une petite entreprise anglaise qui ne dispose que de deux centres de R&D à l’étranger nous expliquait à ce sujet : « In a small size company, dispersed R&D centres can become quickly quite insular. Very rapidly, they don’t feel global and you have to work hard to keep them included. For us, it means lots of travel to these sites.» Gérer la distance géographique des composantes d’une même structure n’est donc pas une tâche facile, même pour des entreprises leader dans leur domaine (Von Zedtwitz et al., 2004), conduisant certaines à se replier sur une structure globale plus centralisée, comme l’ont fait Ford ou General Motors par exemple (Gerybadze & Reger, 1997).

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