La grâce, essence de la danse classique Genèse d’un lieucommun.

La grâce, essence de la danse classique Genèse d’un lieucommun.

Un lieu commun des discours et des pratiques. 

Stéréotypes et fantasmes : transsubstantiation du corps de la ballerine

Si la grâce constitue l’une des notions les plus couramment associées à la danse classique, en quel(s) sens dit-on de la danse classique qu’elle recherche ou incarne la grâce ? En appelant l’image d’une ballerine en pointes et tutu blanc, l’imaginaire de la grâce en danse classique paraît d’abord perpétuer certains stéréotypes, l’associant de manière privilégiée à un idéal de féminité éthérée hérité du ballet romantique. Objet de fantasmes, la ballerine gracieuse nourrit les nombreuses productions culturelles (films, dessins animés, livres pour enfants, beaux-livres à tendance hagiographique, publicités…) dont la danse classique fait l’objet, notamment au sein de la culture occidentale1 . En France par exemple, où le ballet a longtemps occupé une position prééminente dans le paysage chorégraphique2 , et où l’Opéra national de Paris conserve un poids symbolique et économique fort, cet archétype iconographique et discursif de la ballerine gracieuse se spécifie sous la forme du « petit rat » aspirant à devenir « danseuse étoile » sur la scène du Palais Garnier. Si la réduction du ballet classique à des stéréotypes témoigne en réalité d’une « exception culturelle chorégraphique3 » affectant plus généralement la danse, c’est donc bien la notion de grâce qui semble cristalliser les lieux communs de l’imaginaire du ballet. En cela, elle constituerait l’équivalent de la notion floue de duende, dont la chercheuse Anne-Sophie Riegler4 a montré qu’elle condensait les stéréotypes et les mythes grevant les représentations communes du flamenco, au sein du grand public comme chez les afficionados. Plus encore, la grâce vient alimenter de nombreux fantasmes sur le corps de la ballerine (autour des tensions douleur/beauté, corps sublimé/corps abîmé, sensualité/spiritualité…), suscitant des critiques virulentes du ballet tout autant qu’une réelle fascination, longtemps reconduite au sein des discours universitaire eux-mêmes. C’est ainsi que dans sa préface aux actes du colloque La danse, art du XXe siècle ?, qui se tint en 1990 à Lausanne, Jean-Yves Pidoux justifie philosophiquement, au nom d’une supposée essence de la danse classique, le forçage des articulations alors largement pratiqué au sein des écoles de danse. « Écartelée entre des courants chauds et des courants froids », la danse classique s’élaborerait « non seulement grâce à l’intervention des corps mais aussi au moyen de leur transformation, de la transsubstantiation de la chair en signe – de leur désincarnation ». Sans être explicitement nommée, la grâce est partout présente en filigrane dans ce discours : En ce sens, les danseurs semblent bien être animés par la « passion d’être un autre », pour reprendre le beau titre, souvent cité, de Pierre Legendre, mais cet autre est une figure idéale et qui le reste – l’idéal de l’incarnation d’un idéal. […] le forçage des organismes, les mouvements violents demandant à la fois extrême tension et extrême souplesse, les soins prodigués au corps et la violence à lui infligée, sont un emblème des injonctions contradictoires qui tissent et trament la danse en tant qu’art du signe et du vivant. Le corps des danseurs évoque la machine parfaite mais fragile, la séparation entre l’esprit et le fonctionnement physiologique, en même temps qu’une sensualité, une plénitude et une identité de l’individu à son corps.

Du corps glorieux à l’idéalisme de la grâce

L’on retrouve une telle conception de la grâce, portant la trace du sens théologique de la notion, dans le rapport esthète6 à la danse classique qu’entretiennent aujourd’hui encore plusieurs critiques de ballet ou balletomanes : ainsi le cinéaste Dominique Delouche parle-t-il du Corps glorieux7 des étoiles, ces « êtres humanoïdes [défiant] l’espace et la pesanteur, beaux comme des anges8 », animés par une « quête exemplaire de perfection […] entre souffle et matière, transpiration et élégance9 ». Plus encore que l’éclat particulier d’un « moment de grâce » chorégraphique, la grâce désigne alors une forme d’aura propre à certains interprètes exceptionnels, dont l’aisance à danser transcenderait les difficultés de la technique classique, jusqu’à opérer une transsubstantiation de leur corps lui-même. Elle occupe une place ambiguë entre don et travail : d’un côté, elle serait une caractéristique innée ou un supplément d’âme marquant l’extrême unicité des « étoiles » ; de l’autre, elle résulterait d’une discipline acharnée confinant à un ascétisme sacrificiel. Mais même alors, la grâce à proprement parler ne s’apprendrait pas : on « a la grâce », ou on ne l’a pas, et il faut distinguer les danseurs simplement techniciens ou virtuoses des véritables « étoiles », capables de transmettre une poésie intérieure, ou une idée du beau. Indicible, la grâce n’en posséderait pas moins une forme d’évidence. Empreint d’idéalisme, cet usage de la notion de grâce trouve plus ou moins d’écho chez les danseurs et les chorégraphes. Dans la Troisième symphonie de Gustav Mahler10 de John Neumeier par exemple, le personnage de l’ange, androgyne dans son académique11 rouge, incarne le sens métaphysique du ballet : sa grâce peut apparaître comme le fruit d’une transfiguration du corps de la danseuse, d’autant plus spiritualisé qu’il est géométrisé, souple et léger. Lorsque Maurice Béjart définit la danse classique comme « très bonne [discipline] pour des corps d’occidentaux qui ont un peu perdu le sens originel de la danse et le retrouvent grâce à une abstraction mathématique12 », il fait lui aussi de la technique classique un processus d’abstraction permettant de revenir par des voies détournées à une origine sacrée, ou spirituelle, de la danse. En ce sens, la grâce en danse classique résulterait d’une idéalisation, non seulement du corps des danseurs, mais peut-être également de l’espace et du temps, via le travail de la figure – idéalisation du réel dont Hegel fait la marque de l’art, en particulier de l’art classique : l’art élève, à travers cette idéalité, des objets qui seraient autrement dépourvus de toute valeur et, malgré leur contenu insignifiant, il les fixe pour eux-mêmes, les constitue comme fins, et oriente notre intérêt vers cela même qui, autrement, ne nous intéresserait pas. L’art effectue le même travail, ici encore de manière idéale, relativement au temps. Il fixe dans la durée ce qui, dans la nature, reste transitoire et passager13 […]. La grâce du danseur, et en particulier de la ballerine classique, émanerait ainsi d’une triple spiritualisation de la matière corporelle, temporelle et spatiale, par la technique d’abord, à laquelle s’astreint quotidiennement la ballerine, par son usage chorégraphique ensuite, par l’aura de l’interprète enfin, manifestation sensible d’idéalités transcendantes comme l’âme ou le Beau. 

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