La haie requalifiée. Enquête sur un dispositif d’écologisation de la Politique agricole commune

La haie requalifiée. Enquête sur un dispositif
d’écologisation de la Politique agricole commune

L’homme des haies, l’homme des bois Vincent

Loiseau est né à la ferme de La Hourdais, à Saint-Hilaire en Mayenne. Il fait partie des paysans qui ont connu l’Occupation et n’ont jamais conduit un tracteur. À l’heure où il tient son monologue, son fils, « le gars », a repris la ferme depuis longtemps déjà. Vincent Loiseau raconte son enfance, son mariage, son veuvage, sa vie sur vingt-deux hectares. Il se souvient des vêlages, des moissons, des fenaisons, du potager, de la basse-cour, de la chasse et de la découverte des engrais. « Retiré du temps », il n’effectue plus que des menus travaux en marge de l’activité productive de la ferme. De juillet à la fin de l’hiver, il prend soin des haies. Plus exactement, il « barbeye », c’est-à-dire taille et coupe les herbes et les branches pour nettoyer les haies. Il « leur fait la barbe », selon l’étymologie patoisante. Et il y a « bien d’qa » (bien des choses) à toiletter. S’entremêlent les « ragoles » (arbres d’émonde) de châtaigniers, les églantiers, le « brou » (lierre), le houx, les merisiers, les « bouées » (touffes) de « bro » (prunelliers), de fusain, de genêts, de « queudes » (noisetiers), de sureau, de fougères, d’« heudins » (ajoncs) et d’« éronces », quelques « mêlieu » 1 (néfliers), quelques aubépines, de rares frênes, un ou deux hêtres, un groseillier sauvage dépourvu de fruits et de la « grant’herbe ». Il opte pour la « fourchette » pour tenir les branches sans se piquer, pour la faucille afin de couper l’herbe qui pousse « au flanc de la haie », pour la serpe « s’il y a des ronces » car son manche allongé limite les égratignures, pour le « volant » au manche plus long encore s’il faut élaguer « les branches basses qui ballent sur le champ » ou pour le « sermiau » lorsqu’il s’agit de fendre. Le bois récolté a maints usages. Les triques de noisetier font de bons manches de « brocs » (fourches), les balais sont en genêts, le hêtre fournissait autrefois la « hort » (lien) des fagots et les châtaigniers font toujours de solides barrières, piquets et échelles. Le vieil homme se remémore 1 Certains termes de patois ne connaissent pas de forme graphique du pluriel (des mêlieu, des bro, etc.). 20 aussi les jouets bricolés. Le sureau était utilisé pour fabriquer la « canne-pétouère », dont la détonation par compression de l’air l’amusait enfant, ou des toupies cloutées. La végétation offre un papier toilette d’appoint à qui se soulage en bord de champ. Vincent Loiseau se rappelle que, facétieux, les écoliers donnaient du houx au camarade qui, pris de cours par son envie, réclamait des feuilles de tilleul. Il y a encore les fruits. Les noix glanées de-ci de-là pour ses petits-enfants, les nèfles qu’il est le seul à manger, les noisettes, les « bloces » (prunelles) qui agrémentent la goutte et, bien sûr, les châtaignes. Même si la haie est, en outre, un abri contre le vent, elle n’est pas qu’une aimable source de ressources. Le paysan s’y griffe, les ronces qui se prennent dans le fusil peuvent déclencher des accidents de chasse, le blé à l’ombre des chênes en bordure est moins mûr que le reste du champ, la renarde s’y fraye un chemin à couvert pour parvenir jusqu’au poulailler, sans compter que guêpes et frelons y campent farouchement. Pourtant, Vincent Loiseau aimerait que les haies soient plus nombreuses car il prend plaisir à veiller à ce qu’elles « soient de rang » (en ordre). Elles sont le refuge où il épie lièvres, perdrix, « chouans » (chouettes hulottes) et « cônilles » (corneilles). Elles le maintiennent au contact d’un temps disparu, le sien. C’est peut-être pour cette raison qu’il l’envisage comme une dernière demeure idéale : « ce que j’espère c’est qu’ils me trouveront au pied d’une haie, (…) j’aime mieux finir là que dans un lit d’hôpital, sûr ! » 1 . Vincent Loiseau pourtant ne risque pas de mourir : il est un personnage de roman. Il est « l’homme des haies », protagoniste éponyme d’un récit à l’intrigue minimale, soliloque tourné vers le passé, faisant alterner souvenirs autobiographiques et, en contrepoint, descriptions minutieuses du barbeyage des haies. Grâce à la littérature, l’écrivain confirmé et paysan amateur Jean-Loup Trassard, né en 1933, met en mots non pas seulement un récit de vie mais aussi un réseau de relations subtiles et ramifiées entre une façon d’être humain, la paysannerie qui s’est éteinte dans la seconde moitié du XXème siècle, et une nature proche et travaillée, la haie. Paru en 2012, le roman joue d’une ambivalence fondamentale : en même temps qu’il éveille son lecteur au monde étonnant de Vincent Loiseau, il ne cesse de rappeler que ce monde n’existe plus qu’en tant que littérature. Le lecteur constate à chaque page l’écart qui l’en sépare. Les mots-mêmes, inconnus, lui signifient cette distance en le renvoyant inlassablement vers le glossaire en fin  d’ouvrage. S’intéresser aux haies revient alors à réanimer une langue morte parce que « l’homme des haies », tout comme « l’homme des bois », est le représentant d’un ancien monde, incompatible avec et supplanté par la modernité1 . Vu de loin, il s’agit presque d’un roman « sur rien », pour paraphraser Flaubert. Il est pourtant si ethnographiquement riche qu’il est recensé par le sociologue Bernard Kalaora, chose assez rare pour être soulignée, qui s’interroge sur ce qui produit le sentiment de « l’insignifiance de l’objet » qui « en dit long sur le statut de la nature ordinaire dans notre société industrielle et moderne contemporaine »  Or, c’est justement parce que les haies s’avèrent insignifiantes en tant qu’éléments d’une culture dépassée, qu’un roman n’est pas de trop pour les transformer à nouveau en objet digne de curiosité. Curiosité qui est même revendiquée par Vincent Loiseau : « Celui qui barbeye peut s’ennuyer s’il n’observe pas, c’est sûr. (…) Non, pour ne pas s’embêter, il faut être curieux » 3 . « Authentique arpenteur » 4 , habitant du bocage mayennais et écrivain gourmand d’ethnologie5 , Jean-Loup Trassard écrit pour arracher les haies à leur insignifiance, pour les ériger en objets de curiosité, c’est-à-dire de désirs d’apprendre et de préoccupation soigneuse. Bien qu’il soit atténué dans le langage courant, ce double sens est compris dans l’idée de curiosité : en latin, curiosus signifie « avide de savoir » et « qui a du soin ». Les mots courants qui suivent en ont gardé la trace : cure, curer, curatif, curateur, n’avoir cure de, etc. C’est un épisode de ce long processus de requalification des haies en objets de curiosité qu’étudie cette thèse de sociologie. 

Une simple clôture Qu’est-ce qu’une haie ?

La question peut paraître trop simple pour être pertinente tant la réponse paraît aller de soi. La réponse est d’ailleurs ancienne, présente dès Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs d’Olivier de Serres (1539-1619), agronome avant la lettre. Les pages consacrées à la haie, cette « muraille verdoiante », font partie de la section « Cloisons » : « Tousjours les Haies sont de grand service, defendans par leurs piquerons, le passage à gens & à bestes : d’autant qu’à travers ne peut-on passer, ne par dessus aucunement monter » 1 . Le sens du latin médiéval – hajja désignait une palissade – est encore présent dans la fonction attribuée à la haie. Au XVIIIème siècle, les auteurs de l’encyclopédie la définissent comme « une longueur de plants servant de clôture à un jardin ou à un champ » 2 . À la fin du XIXème siècle, le Littré reconduit la définition : « clôture faite d’arbres ou d’arbustes ou d’épines entrelacées, et destinée à protéger ou à limiter un champ, un jardin »  . Une définition qu’on retrouve telle quelle aujourd’hui : « Clôture végétale entourant ou limitant un domaine, une propriété, un champ, faite d’arbres ou d’arbustes généralement taillés ou de branchages entrelacés » . Toutefois, s’arrêter à cette définition des dictionnaires reviendrait à se contenter d’un raisonnement fonctionnaliste de premier degré. Dire que les haies sont des clôtures parce qu’elles servent à clôturer un espace n’est pas faux, mais tautologique. Elles sont, en réalité, toujours plus que de simples clôtures, ainsi que le sous-entend le titre antiphrastique de cette sous-section. Pour Vincent Loiseau, d’ailleurs, elles sont autre chose que des clôtures car elles n’en sont plus vraiment. Le vieux paysan « nettoie » ses haies, mais il ne les « plesse » pas, c’est-à-dire qu’il n’entrelace pas horizontalement les branches pour les transformer en barrières efficaces, car les barbelés et le fil électrique ont rendu cela inutile. Qu’est-ce donc qu’une haie d’aujourd’hui, cette clôture qui bizarrement ne clôture plus ? La variété des qualifications qu’elle attire la ferait passer pour un buisson changeant. C’est ce qu’on peut voir, par exemple, dans un livre oublié et préfacé par François Sigaut, dans lequel l’ethnographe Christian Hongrois rapporte une histoire vendéenne d’avant les années 1960. Il y est question de fiançailles qui s’annoncent heureuses car « la jeune femme mentionne les qualités économiques d’une telle union et notamment la mitoyenneté d’une haie » . Pourtant, cette valeur de la haie devient bientôt un stigmate, ainsi que le raconte François Terrasson, naturaliste et essayiste, au moyen d’une autre histoire de mariage datant des années 1970 : Les dépliants, les affiches, les brochures répétaient inlassablement le même thème : « Les arbres c’est la sauvagerie, la sauvagerie c’est le passé, le passé c’est de la m… ». Un reporter de L’Express signalait alors ce drame significatif. La jeune fiancée du jour même visite enfin l’exploitation de son cher et tendre. Et voilà qu’elle arrive dans un domaine où foisonnent les haies et les grands arbres. Crac ! Il n’en faut pas plus pour la rupture. Quel avenir peut-on avoir parmi les arbres ? Comment est-il possible que les mêmes arbres puissent être les gages de la prospérité d’un fiancé et, au contraire, les marques infaillibles de sa pauvreté, et ce à quelques années d’écart ? Ces deux exemples mis côte à côte indiquent que le sort des haies est profondément lié à l’histoire sociale et environnementale de l’agriculture. Pour comprendre à quel moment de cette histoire intervient la requalification des haies que j’étudie, il importe de mettre en évidence que leur insignifiance est, elle aussi, un produit historique. Pour narrer cette histoire, on fait généralement appel à un couple de concepts socio-historiques : la modernisation et l’écologisation. Depuis la fin du XIXème siècle et de façon accrue après 1945, l’agriculture française a été profondément transformée à plusieurs niveaux. Socialement, car la profession d’agriculteur a remplacé l’état de paysan ; techniquement, avec la popularisation des tracteurs ; et politiquement, par l’entrée en vigueur de la Politique agricole commune (PAC) en 1962. En quelques décennies, les rendements de céréales à l’hectare ont été multipliés par deux, voire trois selon les variétés3 , alors même que la population agricole subissait, et subit encore, une forte érosion démographique : 

Sciences humaines du végétal : état de l’arbre

On voit que, derrière un petit objet insignifiant, se tiennent de grands enjeux. La haie est à la fois rétrograde et à la mode : elle participe en cela d’une forme d’enrichissement fondé sur la mise en valeur du (paysage) passé4 . Cette intense activité de requalification se manifeste par le succès éditorial du végétal en général et de l’arbre en particulier. On peut commodément dater le phénomène avec la parution, en 2015, du best-seller mondial de Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres. Dans les années qui suivent, d’autres dendrologues et ingénieurs forestiers publient plusieurs ouvrages proches : Les arbres, entre visible et invisible (2016) par Ernst Zürcher, À quoi pensent les plantes ? (2016), Penser comme un arbre (2018) par Jacques Tassin, ou encore La vie des arbres (2019) par Francis Hallé. Une fois n’est pas coutume, cet enthousiasme du grand public est partagé par les sciences humaines et sociales. En philosophie, la thématique prend racine : Emmanuele Coccia publie en 2016 La vie des plantes, en 2017 Jean-Baptiste Vidalou fait paraître Être forêt puis, en 2018, la revue Cahiers philosophiques consacre deux numéros au « végétal » et la revue Critique analyse la « révolution végétale ». Ajoutons qu’un ouvrage collectif intitulé Philosophie du végétal para chez Vrin en 2019 et que Florence Burgat signe en 2020 Qu’est-ce qu’une plante ? Le végétal, ligneux ou non, est alors l’occasion pour les philosophes d’appréhender l’altérité dans une version plus radicale encore que l’altérité animale et, ce faisant, de renouveler les questionnements éthiques sur la « nature ordinaire » dans le prolongement des travaux de Catherine et Raphaël Larrère. On peut vraisemblablement penser que l’intérêt philosophique pour les arbres a été nourri par les développements des sciences sociales. En sociologie des sciences et des techniques, les travaux de Bruno Latour et Michel Callon ont, dès les années 1980, mis en avant l’étude du rôle des « non-humains » dans l’action2 . La sociologie pragmatique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot a également contribué à remettre sur le devant de la scène la place des objets dans la vie sociale3 et, de son côté, Philippe Descola a développé une anthropologie de la nature qui invite à dépasser les catégories de l’entendement occidental (nature versus culture) pour proposer la mise en lumière de différentes structures ontologiques4 . La publication en 2017 de la traduction française de Comment pensent les forêts (2013) d’Eduardo Kohn a d’ailleurs donné lieu à des dialogues entre Latour, Descola et l’auteur5 . En 2017 encore, Anna Lowenhaupt Tsing publie Le champignon de la fin du monde qui, s’il ne partage que peu de choses avec l’ouvrage de Kohn, contribue à diriger la focale sur des entités naturelles afin de repenser des concepts contemporains (scalabilité, précarité, capitalisme…) .

Table des matières

Introduction
Chapitre 1 – Le fossile, le fétiche et le bien public – Revue de la littérature en sciences sociales sur les haies (1984-2019)
1. Remarques préliminaires à une revue de la littérature
2. La serpe et le fossile. L’ethnologie des techniques contre la disqualification des savoirs paysans
3. Le fétiche du touriste. Critiques de la mythification du paysage bocager
4. La production d’un bien public. Requalifications plurielles des haies
Chapitre 2 – Unité linéaire de végétation ligneuse – Histoire d’une catégorie juridique en forme de compromis
1. Qualifications et définitions juridiques de la haie
2. La genèse de l’arrêté du 24 avril 2015
Chapitre 3 – Buissonnants polygones – Coulisses d’un chantier numérique
1. Compter les haies : une curiosité scientifique et politique
2. Un « énorme chantier » administratif
3. Ethnographie du travail de numérisation
Chapitre 4 – Bureaucratie végétale – Critiques agricoles de la requalification des haies
1. Introduction2
2. Les futurs agricoles contrariés
3. La « déconnexion » objectivée par le travail administratif
Chapitre 5 – L’écologisation spectrale et la diplomatie agroécologique – Ressorts de l’application de la BCAE
1. L’écologisation spectrale de l’État
2. Les artisans agréés de la requalification effective
3. La diplomatie agroécologique
Conclusion générale
Annexe n°1 – Matériaux de l’enquête
Annexe n°2 – Positionnement du chercheur
Bibliographie

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