La « mise en loi » des Mesures Techniques de Protection

La « mise en loi » des Mesures Techniques de Protection

L’arrêt Mulholland Drive du 22 avril 2005, signal d’alarme des juges au législateur Une situation d’une extrême banalité va exacerber la controverse entre MTP et logique interne du droit d’auteur. Par la radicalité contradictoire de deux jugements en première instance et appel, les juges vont lancer une véritable interpellation au législateur face à la carence législative touchant à la validité de l’exception pour copie privée à l’heure où désormais les formats numériques permettent des copies parfaites. Quels sont les faits ? Un certain Monsieur P. ayant acquis le film Mulholland Drive sur DVD souhaite en faire une copie sur cassette vidéo afin de la visionner « en famille » chez ses parents qui ne possèdent pas de lecteur DVD. Mais une mesure technique de protection l’en empêche. L’usager en informe l’association de consommateurs UFC-Que Choisir ? qui introduit une action devant le Tribunal de Grande Instance visant à faire reconnaître un « droit » à la copie privée prévalant sur les MTP et, d’autre part, une obligation d’information des consommateurs des limitations imposées par ces mesures 102 La « mise en loi » des Mesures Techniques de Protection : les techniques. La décision du Tribunal du 30 avril 2004, abondamment commentée 64, déclare les parties recevables à agir mais les déboute de leurs demandes. Les MTP prévalent donc pour les juges sur l’exception pour copie privée. La Cour d’Appel rend le 22 avril 2005 un jugement exactement inverse en considérant que l’acquéreur d’un DVD doit avoir la possibilité de copier l’œuvre à partir de la source même de son acquisition, sans toutefois reconnaître un « droit » à la copie privée. Cette décision et le raisonnement juridique qui l’accompagne sont commentés comme une « révolution allant au-delà du résultat obtenu» (Bénabou 2005: 1). Dans cette affaire, plusieurs éléments indiquent que les juges de la Cour d’appel ont souhaité adresser un signal fort au législateur français peu pressé de transposer la directive européenne du 22 mai 2001 et qui « se trouve en quelque sorte évincé par la Cour d’appel» (Bénabou 2005: 6). Les juges ont ainsi « en l’état du droit interne applicable » considéré que l’existence effective d’une exception de copie privée est entravée par les verrous « de fait » des MTP. Faute de transposition, il n’appartient pas au juge français de trancher entre deux « intérêts » dont l’un n’est pas invocable car sans base légale. Cependant, la corrélation que fait la Cour entre le droit à la copie et l’acquisition du support, défini ici comme caractère essentiel du « support source », laisse entendre que la liberté de copier trouve sa source dans le droit de propriété du support. La Cour d’appel bafoue l’article L. 111-3 du CPI en ignorant la frontière entre propriété matérielle et propriété immatérielle. Enfin, dans l’esprit du jugement, la MTP semble constituer une faute et non la conséquence pratique du monopole du droit exclusif. Par cette décision qui renvoie à l’introduction future d’une disposition particulière issue de la directive européenne, « les juges ont clairement voulu affirmer la nécessité d’un fondement ad hoc justifiant la mise en œuvre de mesures anti-contournement ». Par ces décisions de justice, les juges invitent donc urgemment le législateur à transposer la directive du 22 mai 2001 dans l’espoir de mettre fin à l’état instable du droit qui ne permet pas à cette époque d’arbitrer en France entre MTP et exceptions au monopole du droit exclusif. Mais la transposition sera-t-elle capable de stabiliser l’encastrement réciproque de la technique dans le droit ?

L’Autorité de Régulation des Mesures Techniques et l’interopérabilité

Sans entrer ici dans les péripéties de ce projet de loi, on peut cependant noter d’une part l’important délai – 3 ans – entre sa présentation et sa promulgation. D’autre part, les pouvoirs publics ont cru pouvoir se saisir de l’opportunité de la transposition d’une directive européenne centrée sur le respect des MTP pour y greffer d’autres dispositifs de lutte contre le téléchargement illégal, comme le principe de « contraventionnalisation » qui consiste à transformer le délit de contrefaçon en infraction susceptible d’être punie d’une simple amende sans recours à l’autorité judiciaire. Le 28 juillet 2006, au lendemain de la censure d’une large partie de la loi par le Conseil constitutionnel, le Ministre de la culture s’adresse directement aux internautes par voie de presse sous la forme d’une lettre ouverte. Renaud Donnedieu de Vabres, percevant les interrogations de l’opinion publique sur un projet de loi à la fois complexe et largement censuré, va tenter de faire œuvre de pédagogie. Tout d’abord, le Ministre se félicite de la garantie du maintien de la copie privée65. Inconnue dans le droit anglo-saxon, « l’exception pour copie privée » était remise en cause, comme expliqué précédemment, en raison de sa contradiction avec le principe de mesure technique de protection. Le Ministre se félicite, d’autre part, que la France soit un des premiers pays à avoir admis le principe d’interopérabilité dans son droit constitutionnel. Il s’agit en effet de permettre au consommateur de pouvoir lire toute œuvre légalement achetée sur n’importe quel lecteur afin de combattre la tentation de « quelques grands groupes de confisquer l’accès aux œuvres sur Internet ». Plus que jamais, les droits des créateurs et des titulaires de droits voisins sont affirmés avec force par les plus hautes instances publiques mais ils entrent en tension avec les droits reconnus aux utilisateurs, désormais maîtres de technologies qui risquent de vider les premiers de leur force, de leur sens et de leur capacité d’opérer dans la réalité. Dans la saisine de juillet 2006, le Conseil constitutionnel a eu à examiner les dispositions de la loi votée au regard des « exceptions au droit d’auteur ». Inscrites dans la loi de 1985 sur les droits voisins, les exceptions au droit d’auteur ne concernent que les seuls droits patrimoniaux, les droits moraux étant eux par nature inaliénables. La plus connue des exceptions au droit d’auteur concerne donc l’exception de copie privée qui autorise une reproduction pour un usage privé et la représentation de l’œuvre dans le cercle familial. D’autres exceptions concernent la possibilité de citer une courte partie d’une œuvre dans un but d’illustration, d’imiter une œuvre à des fins de parodie, pastiche ou caricature, de reproduire et représenter une œuvre à des fins d’information, à des fins d’archive par les bibliothèques, établissements d’enseignement ou musées, de représenter des œuvres et les adapter pour un public handicapé, ou encore d’invoquer l’exception pédagogique. La difficulté est donc importante, nous l’avons dit, pour concilier l’interdiction de contourner les MTP avec l’ensemble des exceptions aux droits d’auteur, adoptées par le législateur pour équilibrer les droits des créateurs et ceux des utilisateurs. Dans les faits, les MTP risquent donc de faire obstacle aux usages parfaitement normaux et légaux de reproduction et de représentation privées. Pour garantir les droits des utilisateurs, le Conseil constitutionnel va valider le concept d’interopérabilité pour lequel la loi DADVSI instaure un nouvel instrument de l’action publique sous la forme d’une autorité administrative indépendante : l’Autorité de Régulation des Mesures Techniques (ARMT). Cette autorité est chargée par la loi de veiller à ce que les MTP « n’aient pas pour conséquence, du fait de leur incompatibilité mutuelle ou de leur incapacité à interopérer, d’entraîner, dans l’utilisation d’une œuvre, des limitations supplémentaires et indépendantes de celles expressément décidées par le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre »(art. L 331-6 du CPI). Un nouvel article, inséré dans le code de la propriété intellectuelle, stipule que « les mesures techniques ne doivent pas avoir pour effet d’empêcher la mise en œuvre de l’interopérabilité, dans le respect du droit d’auteur Le régime des exceptions et les tensions entre ordre juridique et ordre technologique En matière de gestion des illégalismes par l’État de droit, les MTP et leur processus automatique délégué au secteur privé conduisent à une dépolitisation de l’action publique, comme l’a souligné Olivier Borraz (2000: 37-60). La transposition de la directive européenne semble être une occasion paradoxale pour les pouvoirs publics de re-politiser le débat en forgeant un instrument dont la mission est de veiller au respect des exceptions au droit d’auteur et à l’interopérabilité des MTP avec pour objectif de réguler les risques de verrouillage. Malgré son rôle annoncé comme fondamental dans l’adaptation du droit d’auteur à l’ère numérique et ses importants pouvoirs d’injonction, l’ARMT ne sera jamais saisie et n’exercera aucune régulation dans les faits. Certes, sa création officielle le 6 avril 2007, à quelques jours de l’élection présidentielle, et la préparation d’une nouvelle phase d’envergure concernant la régulation des échanges de biens culturels sur internet, peuvent expliquer qu’elle soit morte-née. Malgré cet échec apparent, l’institution de l’ARMT aura permis d’affirmer deux principes fondamentaux pour la suite des événements vis à vis des autorités européennes et des industries culturelles : le principe d’interopérabilité et l’exception pour copie privée. Alors que, selon Renaud Donnedieu de Vabres, « la commission européenne pourrait en contester le principe », la loi DADVSI et son bras armé, l’ARMT, ont permis de re-politiser le débat et de réaffirmer le droit très important des utilisations légitimes face à un excès potentiel de la protection du droit d’auteur. Le consensus dégagé en 1985 par le législateur entre l’exception au droit d’auteur pour copie privée et l’établissement d’une redevance sur les supports de stockage (supports vierges et disques durs), contrarie les modèles économiques des géants de l’Internet commercial. De la même manière, la loi DADVSI, pourtant largement décriée, avait aussi pour objectif de réguler les situations de rente et l’organisation artificielle de la rareté des biens culturels à l’ère numérique en inscrivant dans la loi le principe d’interopérabilité. En effet, l’une des raisons du développement du téléchargement illégal a pour origine la réticence des producteurs et distributeurs à développer une offre légale massive en ligne en raison d’une évaluation très incertaine du risque encouru, au regard des modèles économiques passés, eux mêmes chancelants. Comme le précise solennellement le Ministre lors du discours d’installation de l’ARMT en avril 2007, « tout le monde reconnaît l’interopérabilité comme un facteur important de l’attractivité des nouvelles offres en ligne. L’Autorité 107 [l’ARMT] sera donc un élément clé pour renforcer cette attractivité. Ce mécanisme unifié permet à la fois la souplesse pour s’adapter aux évolutions technologiques rapides, l’égalité pour que la copie privée soit la même pour tous » 66 . Concrètement, l’ARMT, du fait de sa seule institution et de l’affirmation de l’exception de copie privée traduite par le concept « d’interopérabilité », oblige progressivement les distributeurs à revoir leur stratégie de conquête économique basée sur l’implémentation universelle de MTP appuyée sur un dispositif juridique lui-même universel garanti par les traités de l’OMPI et transposé dans les droits nationaux. Si la loi DADVSI punit bien, conformément à la directive européenne, le fait « de porter atteinte sciemment, à des fins autres que la recherche, à une mesure technique efficace […] afin d’altérer la protection d’une œuvre par un décodage, un décryptage ou toute autre intervention personnelle destinée à contourner, neutraliser ou supprimer un mécanisme de protection ou de contrôle », elle renforce et traduit par la notion technique juridiquement admise « d’interopérabilité » le principe d’exception au droit d’auteur. La loi DADVSI tire néanmoins sa contradiction interne de la volonté de concilier deux mécanismes correcteurs jouant d’une part sur les équilibres du droit d’auteur, de l’autre sur les effets des MTP. L’instauration de l’ARMT veillant à l’effectivité des exceptions est, de l’avis général, la décision la plus cohérente prise par le législateur français. Ce dispositif original rend compte de la logique de l’article 6.4 de la directive européenne qui insiste sur la nécessité de la régulation privée. L’idée de placer un arbitre comme ultime recours pour régler les situations de blocage a sans doute joué en faveur de l’assouplissement de l’usage des MTP par les ayants droit. L’obligation d’inclure des mentions sur la mise en œuvre des MTP dans les contrats entre auteurs, artistes-interprètes et exploitants est aussi révélatrice de la manière dont les MTP deviennent un sujet central pour l’ensemble de la matière. Sur le plan de la régulation des MTP, la loi est en revanche plus confuse. Certains voyaient dans le projet de loi le risque « de faire de la loi sur le droit d’auteur, dont un objectif primordial est de promouvoir la diffusion de la culture, une loi générale de la sécurité informatique » (Dussolier 2000). La loi DADVSI suit en effet cette pente, le premier livre du Code de propriété intellectuelle fourmille de termes issus de la sécurité informatique : interopérabilité, secrets industriels, codes sources, traces de l’œuvre… Certes, le législateur ne pouvait faire autrement que d’entrer dans les détails techniques face à l’inflexibilité de l’automatisme des MTP qui impose de ne pas en rester à des considérations générales. Mais bien des dispositifs créés par la loi DADVSI pouvaient être pris en charge par le droit de la consommation ou celui de la concurrence. C’est sans doute la réaffirmation répétée dans la loi de la nécessité de respecter les droits de propriété intellectuelle sur les MTP mêmes, qui confère une construction vertigineuse au texte (Latreille 2002: 38). La réception des MTP dans le champ de la propriété littéraire et artistique est ainsi loin d’être neutre par le jeu de miroir entre ordre technique et ordre juridique : « le droit protège l’œuvre, la technique assure l’effectivité du droit, le droit parfait l’herméticité de la protection technique, la technique modifie la physionomie du droit, et le droit, enfin, se réapproprie la mesure technique en tant qu’œuvre» (Maillard 2009). 

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