LA REVOLUTION EDUCATIVE AU CHILI

LA REVOLUTION EDUCATIVE AU CHILI

 La (re) fondation de l’État 

Le 11 septembre 1973, les militaires renversent le gouvernement de l’Unité populaire par un coup d’État spectaculaire. Les images que nous associons à cette date sont celles du bombardement du siège de gouvernement, du président Salvador Allende sous le feu, casque et mitraillette en main prononçant un discours poignant qui restera dans la mémoire collective, puis sa mort et les années grises qui s’en suivirent. La « voie chilienne vers le socialisme » – cette révolution démocratique suivie de près par les gauches du monde entier – allait s’éteindre, tragiquement étouffée. Dès lors, un régime militaire est instauré, coordonné par les commandants en chef des armées et le général de la Gendarmerie nationale. Ce sera Augusto Pinochet, commandant en chef de l’armée de terre, qui assumera rapidement comme chef du groupe. Sous la doctrine de la sécurité de l’État, un régime sanglant et autoritaire, de répression et de persécutions va se prolonger pendant dix-sept ans, dix-sept années durant lesquels les droits humains seront constamment bafoués ; une caractéristique commune à l’ensemble des dictatures latinoaméricaines qui allaient s’imposer à cette période. La particularité du cas chilien réside dans les transformations structurelles qui commencent progressivement à se mettre en place et qui, à long terme, signifieront la refondation de l’État chilien et de ses institutions. Un nouveau paradigme sera alors mobilisé de façon assez précoce, il s’agit de ce qui, plus tard, sera nommé le « modèle néolibéral »35. Depuis 1975 en effet, un nouveau modèle social est mis en route, qui impose la concurrence et le marché dans tous les domaines. C’est le début de l’État-néolibéral qui sera entériné par l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’application de réformes qui se généralisent dans les différentes sphères de l’État.Le système d’éducation sera lui aussi le scénario d’une révolution néolibérale qui va complétement bouleverser sa structure, ainsi que le développement éducatif du pays. Ainsi, malgré des politiques qui ne cherchent pas particulièrement à élargir l’accès à tous les niveaux de l’éducation, c’est néanmoins la tendance qui va être observée, excepté pour l’éducation supérieure36. En effet, le taux de couverture net du préscolaire va dupliquer entre 1973 et 1990, passant de 6,4 à 15,9%. Pour l’éducation primaire, le taux de couverture ira de 106,437 à 90,4%, alors que dans le secondaire, on observe une augmentation de 17 points de pourcentage, passant de 42,9 à 60,1%. Même si la baisse du taux de scolarisation au niveau primaire s’explique par différents facteurs, elle serait plutôt due à une variation courante qui se produit lorsque le seuil de 90% de couverture est dépassé38. À l’inverse, dans le supérieur, malgré la diversification des diplômes, on assiste à une réduction de l’accès qui passe de 16,4 à 12,8%. Il s’agit d’ailleurs du seul niveau scolaire pour lequel le régime voulait délibérément restreindre la croissance. La nouvelle structure du système éducatif entraîne aussi une nouvelle répartition des élèves selon les différents types d’établissements. Ainsi, alors qu’en 1973, 78,1% des élèves du système scolaire sont inscrits dans des établissements publics et 21,9% dans des établissements privés, en 1990, l’éducation publique – renommée « municipale » – n’accueille plus que 58% des étudiants, accusant une diminution de plus de 20 points de pourcentage. Les établissements particuliers subventionnés vont absorber cette population, en recevant 32,4% des élèves, alors que les privés payants concentrent 7,7% des inscriptions et les nouvelles corporations privées le 1,9% restant (42% du système scolaire sont, de fait, placés sous l’administration de privés). La révolution éducative de la dictature militaire est là, les privés subventionnés représentent le cœur du modèle : gestion privée et financement public. En ce qui concerne le système d’éducation supérieure, alors qu’en 1973, 100% de la couverture est assuré par les universités, seule entité du supérieur, en 1990, elles ne représentent que 53% des inscriptions. Les Centres de formation technique en absorbent 31% et les Instituts professionnels les 16% restants (ce qui signifie que seules 45% des inscriptions sont faites dans l’ancien système supérieur, qui ne dépend pas complètement de l’administration publique, alors que les 55% restants vont vers le nouveau privé). Ces transformations ont lieu dans un contexte de forte réduction des budgets publics, qui passent, rappelons-le, de 4,3 à 2,4% du PIB. Une diminution accompagnée d’une redistribution qui priorise l’éducation préscolaire et primaire. Ainsi, on verra que les dépenses en éducation primaire qui ne représentaient que 43% des dépenses totales en éducation, en 1973, augmentent à 63%, tandis que sur la même période, elles diminuent de 41 à 17% pour le supérieur. Nous allons revisiter ci-dessous la période dictatoriale et les changements survenus dans l’éducation. Les deux grandes étapes que nous avons clairement distinguées vont structurer ce chapitre. Une première phase, qui va de 1973 à 1978, est marquée par des politiques dispersées qui rendent compte d’un manque de définition politique en la matière. Dans un deuxième moment, l’action gouvernementale va devenir plus cohérente et poursuivre un objectif beaucoup plus clair qui donnera lieu à la modernisation éducative, entre 1979 et 1990.

Les interventions entre 1973 et 1978 : querelles et balbutiements

La première période des politiques éducatives du régime militaire est une période qui se caractérise en termes généraux par la mise en place de mesures de « lutte contre le marxisme », tandis que l’appareil d’État se réorganise. T. Moulián nomme cette période dictatoriale « la phase terroriste »39, dans la mesure où l’ordre est fondé par la terreur. En avril 1975, se met en place un programme de récupération économique très dur, dans le but de corriger les déséquilibres macroéconomiques que subit l’économie chilienne. Cette « politique économique de choc », fortement monétariste, a lieu dans les sphères financières, fiscales et touche le marché du travail, les relations économiques avec l’extérieur ainsi que la propriété publique des moyens de production40 : diminution des dépenses publiques, augmentation des impôts, élimination du contrôle des prix et des taxes douanières. Ce sont des mesures économiques qui essayent d’instaurer une discipline fiscale et monétaire rigoureuse. La mise en place de ce plan économique, promu par les technocrates néolibéraux, annonce leur installation et l’influence qu’ils exerceront par la suite sur le gouvernement, notamment en matière de politiques publiques sur le secteur productif et dans les programmes sociaux. C’est le début de l’incorporation des « postulats de Chicago » au gouvernement. En 1977, l’ensemble des mesures économiques affichent de bons résultats avec des indices macroéconomiques qui laissent envisager un développement « raisonnablement » optimiste. Cela ouvre la porte à un ensemble de transformations d’ordre institutionnel. Ainsi, le 5 juin 1977, dans le cadre de la fête de la jeunesse réalisée au Cerro Chacarillas, Augusto Pinochet annonce le premier programme de changement politique . Le Chef d’étatmajor des armées précise que le putsch n’a pas seulement eu pour cible le renversement du gouvernement d’Allende, mais la fin du régime politico-institutionnel qui l’accompagnait. Autrement dit, il annonce la fin de la Constitution de 1925 et l’avènement d’un nouveau régime doté d’une nouvelle Constitution, qui donnera forme à une « nouvelle démocratie qui sera autoritaire, protégée, inclusive et technicisée et d’une authentique participation sociale » . Cette annonce marque un premier pas vers les « modernisations », essentiellement la privatisation des bases de ce qu’était l’État développementiste43 . Les entreprises et les services publics vont être progressivement transférés depuis l’État vers le marché, pour devenir des entreprises privées. Ces politiques, accompagnées de politiques de libéralisation économique, de dérégulation et de flexibilité du marché du travail, entre autres, créent une nouvelle infrastructure nationale.

Mémoires éducatives : la tradition républicaine

La période dictatoriale constitue ainsi un moment de refondation du système éducatif, dans laquelle l’imaginaire républicain sur lequel reposait jusqu’alors le développement de l’institution scolaire est complètement bouleversé. Pour cette révision historique, nous allons nous appuyer sur les écrits de Carlos Ruiz45 qui analyse l’évolution des idées éducatives au Chili. Depuis ses origines en 1810, alors que le pays devenait indépendant de la couronne espagnole, l’État se définit comme le responsable du développement éducatif ; la première conception de politique éducative est imprégnée des principes républicains. En effet, le système d’éducation est considéré comme le berceau de la formation citoyenne, sans qu’il prétende pour autant développer pour toute la population la subjectivité de la citoyenneté. Aussi, aux débuts du système d’éducation construit par l’État émergent, celui-ci est réservé à la classe dirigeante, à l’élite économique qui devait gouverner et conduire le pays vers le développement. Quelques années plus tard, sous la prédominance du républicanisme autoritaire, le développement éducatif se doit aussi de répondre à une volonté de conserver l’ordre social hiérarchique, à empêcher l’insurrection des masses. Il s’agit d’un schéma oligarchique d’empreinte républicaine, fort peu soucieux des inquiétudes démocratiques. De longs débats sur l’éducation primaire vont caractériser l’époque, car pour les classes dirigeantes la consolidation de l’État-nation requiert de l’instruction et de la moralisation des classes populaires46. De ce fait, depuis la moitié du XIXe siècle, l’État cherche à élargir le système public d’éducation et à développer une politique publique d’instruction primaire. Avec la loi générale d’instruction primaire adoptée en 186047, l’État s’engage à éduquer les futures générations et à développer l’enseignement primaire, consolidant ainsi son rôle actif en termes d’éducation. Les premiers signes de l’État enseignant apparaissent alors. Dès lors, un modèle éducatif à deux niveaux se développe, chacun en fonction des intérêts et des besoins éducatifs des élites dominantes. Des écoles primaires publiques sont créées pour les travailleurs ; gratuites, elles s’articulent autour de la religion et de la moralité et cherchent à contrôler, légitimer les hiérarchies sociales ainsi qu’à augmenter l’efficacité productive. D’autre part, l’éducation pour l’oligarchie continue d’avoir pour mission le développement de la citoyenneté, avec des classes préparatoires à l’enseignement secondaire ainsi qu’un système d’éducation supérieur qui lui est réservé, dans lequel la valeur républicaine d’égalité est soulignée. Cette structure duelle restera pratiquement intacte jusqu’aux réformes de 1960. En outre, le développement éducatif répond à une structure administrative centralisée, pilotée par le ministère de l’Éducation publique. Les privés participent aussi du développement du système national d’éducation, ils ont d’ailleurs un rôle très important et complémentaire de la mission de l’État. Ces institutions sont en général liées à un groupe religieux. Que ce soit l’Église catholique ou les francs-maçons, ils ont été protagonistes et moteurs du développement de l’éducation. En 1920, face aux difficultés de la législation pour massifier l’éducation primaire, une nouvelle loi est promulguée : la loi d’Enseignement primaire obligatoire48. Cette dernière affirme que l’État garantit l’accès de tous les enfants à l’enseignement et qu’il veillera à faire respecter la loi. Elle stipule ainsi l’obligation d’assurer le fonctionnement d’une école de filles et d’une école de garçons pour chaque population de 1000 habitants. Depuis 1951, l’État s’engage à aider économiquement les établissements d’agents privés qui contribuent à la mission publique et éduquent gratuitement. Pour ce faire, les institutions étaient contraintes d’appliquer les plans et les programmes officiels et de se soumettre à la surveillance du secteur public.

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