Le « ballet moderne » en France (1945-1965) un moment néo-classique

Le « ballet moderne » en France (1945-1965) un moment néo-classique

Le néo-classique demande donc à être réhistoricisé : si l’on ne se défait pas si facilement de cette catégorie, c’est qu’elle est constitutive des discours historiographiques et esthétiques sur le ballet du XXe siècle à nos jours. Y eut-il ainsi au sein de cette période des moments à proprement parler néo-classiques, c’est-à-dire au sein desquels cette catégorie s’est articulée de manière opérante aux pratiques et à la création chorégraphique ? Pour répondre à cette nécessité d’historicisation, nous nous sommes penchée sur le moment de l’après-deuxième guerre mondiale à Paris. En effet, dans l’historiographie de la danse au XXe siècle, deux moments sont en général identifiés comme proprement néoclassiques : d’une part, l’époque des Ballets Russes, qui a été largement étudiée1 ; d’autre part, l’après-deuxième guerre mondiale, sur laquelle très peu d’études ont encore été réalisées. Or, c’est à cette période qu’apparaît le terme « danse néo-classique », pour désigner une création chorégraphique prolifique témoignant d’un désir de modernité, mais demeurant ancrée dans la technique classique. De ce moment fécond, très peu de ballets demeurent inscrits au répertoire des compagnies actuelles. Néanmoins, il nous reste beaucoup d’archives de cette période, que ce soit en termes d’ouvrages, de programmes, de photographies ou de vidéos : explorer ces archives de spectacles perdus fut l’une des motivations de notre choix d’étude de cas. Deux aspects attirèrent par ailleurs notre attention sur ce moment. D’une part, le fait qu’il ait été tissé de rencontres entre milieu chorégraphique et milieu philosophique : c’est ainsi par exemple qu’Étienne Souriau, alors titulaire de la chaire d’esthétique à l’Université Paris-Sorbonne, dirige dans les années 1960 plusieurs thèses sur la danse, ou que de nombreux critiques de l’après-guerre en appellent à l’ « existentialisme2 » du ballet moderne3 . Nous nous sommes dès lors demandée quelle fut la fécondité de ces échanges entre ballet et philosophie, et dans quelle mesure ils participèrent à dessiner les contours d’une période « néo-classique » pour le ballet. D’autre part, dans l’historiographie du ballet au XXe siècle,les années de l’après-deuxième guerre mondiale sont présentées de manière très polarisée : le terme « néo-classique » est ainsi tantôt entendu comme synonyme d’une modernité ancrée dans le classique, tantôt comme un classicisme réactionnaire allant à rebours d’une réelle modernité, cette dernière étant portée de manière encore minoritaire par les danseurs modernes. C’est toute l’articulation de la danse classique à la modernité que vient donc interroger ici la notion problématique de néo-classique. Ayant choisi ce moment pour objet d’étude, il nous restait à en déterminer plus précisément les contours spatio-temporels. Dans notre consultation d’archives, nous nous sommes concentrée sur la période 1945-1965 et sur Paris. La fin de la deuxième guerre mondiale marque en effet l’émergence d’une génération de jeunes chorégraphes, tels que Roland Petit et Janine Charrat, dont l’activité chorégraphique se déploie dans les décennies suivantes. Nous sommes allée jusqu’en 1965, année qui correspond au moment où Roland Petit et Maurice Béjart entrent au répertoire de l’Opéra national de Paris, avec respectivement leurs pièces Notre-Dame de Paris4 et Le Sacre du printemps5 , et où paraît la thèse d’esthétique de Marie-Françoise Christout, Le merveilleux et le théâtre du silence en France à partir du XVIIe siècle6 . Si nous nous sommes arrêtée en 1965 c’est que, comme nous chercherons à le montrer, de nouvelles dynamiques commencent à se dessiner dans la deuxième moitié des années 1960. Nous avons choisi de concentrer notre recherche sur Paris, pour une raison d’accessibilité des sources (la plupart des fonds consultés rendant compte de l’activité chorégraphique parisienne), mais aussi parce que c’est à Paris qu’eurent principalement lieu les rencontres entre le milieu intellectuel, en particulier philosophique, et le milieu chorégraphique. Néanmoins, le choix de ce cadre géographique ne doit pas conduire à minorer ce qui se produit ailleurs en France, par exemple dans les Opéras de Bordeaux et Toulouse, ou encore au sein des nombreux festivals organisés dans les villes d’eau7 , ni les circulations internationales dont témoigne l’importance des tournées

Historiographie d’un moment « néo-classique » : ballet « néo- classique » et modernité

Un paysage dominé par le ballet (néo-)classique. Si les années d’après-guerre se caractérisent en France par un foisonnement chorégraphique et un fort engouement du public (notamment d’un public jeune) pour la danse, dont témoigne la parution de nombreuses revues spécialisées – telles que la Revue de la danse, publiée en 1947-1948, Art et danse qui paraît à partir de 1951, ou encore Toute la 166 danse qui paraît de 1952 à 1962 –, c’est le ballet de filiation classique qui domine alors très largement le paysage chorégraphique. À l’Opéra de Paris, George Balanchine prend brièvement la succession de Serge Lifar, condamné pour collaboration en 1944 et suspendu des scènes françaises pour un an, et y monte plusieurs œuvres importantes, notamment Palais de cristal en 1947. Durant deux ans, Lifar part au Nouveau Ballet de Monte-Carlo, où le suivent de nombreux danseurs, tels qu’Yvette Chauviré, Renée Jeanmaire, Janine Charrat ou Wladimir Skouratoff. Dès 1947, malgré de vifs débats dans la presse et des tensions à l’Opéra, il revient cependant diriger la troupe de l’Opéra de Paris, où il demeure maître de ballet jusqu’à son départ forcé en 1958. Durant cette décennie, il programme essentiellement ses propres créations, comme Les Mirages en 1947 (qu’il avait chorégraphié dès 1944), ou Les Noces fantastiques en 1955. C’est à l’Opéra-Comique, réuni avec l’Opéra de Paris au sein de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux (RTLN), que peuvent davantage s’exprimer de jeunes chorégraphes tels que Peter van Dyk, qui y crée la Symphonie inachevée en 1957. Au départ de Lifar, lui succèdent George Skibine de 1958 à 1961, puis Michel Descombey de 1962 à 1969, qui ouvrent le répertoire de l’Opéra de Paris aux chorégraphes américains d’une part, avec George Balanchine et Jerome Robbins, aux chorégraphes français ayant émergé dans l’après-guerre d’autre part, avec Roland Petit et Maurice Béjart. En 1960, Skibine invite également Wladimir Bourmeister à monter la première version complète du Lac des cygnes. Jusqu’en 1958 donc, et même au-delà, Lifar continue à exercer une emprise réelle non seulement sur l’Opéra de Paris, mais plus généralement sur le milieu chorégraphique français, dont nous étudierons plus tard les modalités et l’influence décisive qu’elle a eue sur la pensée du néoclassique en France

La danse moderne refoulée

Une consultation des revues et programmes de la période donne à voir ce que la chercheuse Mélanie Papin nomme une réelle « hégémonie13 » du ballet de filiation classique. Outre les compagnies que nous avons citées, et un engouement notable pour des troupes dites « folkloriques » venues d’Europe du sud et de l’est, les programmations des théâtres parisiens accordent très peu de place à la danse moderne proprement dite, c’est-à-dire aux danseurs s’inscrivant dans la filiation des courants modernes du début du XXe siècle. Si quelques ballets de Martha Graham ou de José Limón sont programmés à Paris, le clivage entre danse classique et danse moderne est dans les pratiques bien réel. Que ce soit dans le domaine pédagogique ou chorégraphique, cette dernière s’exerce au sein de réseaux plus confidentiels, dans des salles, des studios et à travers des stages que ne fréquentent pas, ou très peu, les classiques. Elle ne recueille pas de subventions14 et, à l’exception des Ballets Modernes de Françoise et Dominique Dupuy fondés en 1955, se voit peu programmée et considérée par la critique. Rares sont les journalistes qui, à l’instar de Dinah Maggie, portent intérêt à ce genre chorégraphique. Dans son ouvrage L’aventure de la danse moderne en France (1920-1970), la danseuse moderne Jacqueline Robinson parle ainsi de cette période comme d’ « années de semailles » pour les danseurs modernes, ces derniers devant œuvrer en souterrain dans un contexte de domination de la danse classique : C’est le règne, la grande époque de Lifar à l’Opéra (suite du chapitre précédent, avec quelques spasmes), des Ballets des Champs-Élysées de Roland Petit ; du Ballet du Marquis de Cuevas, des Ballets de France de Janine Charrat, des Ballets de l’Étoile de Maurice Béjart. C’est encore le « chic parisien » qui donne le ton et le néo-classicisme constitue l’aune principale à laquelle est mesurée toute manifestation de danse15 . C’est que la danse moderne, dont la filiation est en France principalement allemande, se voit entachée de la collaboration entre l’Ausdruckstanz et le régime nazi, phénomène que l’on retrouve également en Allemagne ou en Angleterre. Alors même que le milieu du ballet classique s’est également compromis avec le nazisme, c’est la danse moderne qui « dans l’imaginaire de l’immédiat après-guerre, reste associée avec la pathos nationaliste de l’ère nazie16 », quand la technique classique, du fait de son formalisme, apparaît comme dotée d’une plus grande neutralité politique. 

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