Le délai de grâce : Une enquête historique

Le délai de grâce, loin d’être un terme innovateur, a existé à travers le temps sous différentes formes et appellations. En effet, il apparaît déjà en droit romain sous Papinien qui reconnaît au magistrat le pouvoir d’accorder un délai de paiement . En France, il émerge sous la forme de lettres d’État et lettres de Répit . A l’heure actuelle, ce mécanisme est consacré à l’article 1244 alinéa 2 du Code civil (Ciaprès « Code ») et s’énonce comme suit : « Le juge peut […], nonobstant toute clause contraire, eu égard à la situation des parties, en usant de ce pouvoir avec une grande réserve et en tenant compte des délais dont le débiteur a déjà usé, accorder des délais modérés pour le paiement et faire surseoir aux poursuites, même si la dette est constatée par un acte authentique, autre qu’un jugement ». Ce travail a pour but d’analyser le conflit civiliste ayant mené à l’article précité. Dès lors, avant d’étudier son évolution litigeuse, un retour dans le temps nous paraît judicieux. Théoriquement, le concept de « grâce » revêt deux facettes. Dans son aspect pénal, il s’agit de la compétence exclusive du chef d’État de dispenser le condamné en tout ou en partie d’exécuter sa peine. L’aspect civil, quant à lui, vise essentiellement la compétence du juge d’accorder au débiteur des délais pour exécuter son paiement . Celui-ci n’a pas détenu cette prérogative de manière continue comme nous le verrons. Ce dernier aspect retiendra notre attention dans ce travail. De plus, gardons en mémoire qu’en faisant exception au droit, « la grâce trouve son fondement dans la bienveillance du magistrat » . Prévue par le Code civil de 1804, ce mécanisme a fait l’objet de plusieurs remaniements successifs dont nous allons faire l’étude . Il est également indispensable d’indiquer que la conservation du Code Napoléon par la Belgique malgré son accès à l’indépendance explique que le droit français soit particulièrement mis en lumière.

Au départ, l’Antiquité romaine se caractérisait par une certaine sévérité à l’égard des mauvais payeurs, la loi des XII Tables en constitue une parfaite illustration . Néanmoins, les romains ont rapidement admis que des circonstances telles que la justice et l’équité peuvent exiger une certaine souplesse à l’égard du débiteur . En effet, certains comme le célèbre sénateur Marcus Valerius n’hésitent pas à affirmer que « la pauvreté mérite de susciter la compassion plutôt que la haine ». Il plaide alors en faveur du pardon des dettes en s’appuyant sur l’exemple d’autres villes telles que Solon et Athènes qui ont prôné cette philosophie. Bien entendu, tout le monde n’y était pas favorable, Appius Claudius Sabinus, quant à lui, était partisan des créanciers.

Dès lors, les empereurs romains avaient pour coutume d’accorder un délai de grâce aux débiteurs malheureux. Ce délai leur permettait d’arrêter l’action de leurs créanciers par une exceptio moratoria. L’Empereur les concédait soit en tant que juge au profit d’un débiteur en particulier , soit en tant que législateur en faveur d’une catégorie de débiteurs . Plusieurs textes ont d’ailleurs démontré l’existence de ce mécanisme tels que le rescrit des empereurs Gratien, Valentinien et Théodose de l’an 382 (Loi IV du Code) ou encore celui de Justinien en 531. S’ensuit des sursis accordés par l’Empereur ou bien par le juge . En outre, le terme de grâce se manifeste également lors de l’époque classique comme en témoigne un texte de Papinien sur la compensation . Il était question d’un délai modéré accordé par le juge. Afin de bénéficier, la situation malheureuse du débiteur ne devait pas lui être imputable et la majorité des créanciers devait y consentir. L’intéressé donnait alors caution qu’il paierait à l’expiration du terme . Partant, la durée des délais était flexible et mettait le débiteur à l’abri de toute poursuite de ses créanciers. Néanmoins, les intérêts continuaient à courir . Nous notons également que certaines dettes faisaient exception à ce terme . Ainsi, il résulte de ces développements que le droit romain a bel et bien connu le délai de grâce. Celui-ci a pour particularité qu’il devait recevoir approbation des créanciers. Dans l’hypothèse où l’ensemble de la nation était touchée par un événement malheureux, l’Empereur avait pour tâche d’octroyer des réductions de dettes ou des sursis. On peut alors parler d’un mécanisme identique à celui des moratoires (cfr. infra).

L’époque impériale voit apparaître les concepts de clémence et miséricorde. Celles-ci font davantage référence à l’aspect pénal de la grâce néanmoins certaines précisions sont utiles à notre étude. La clémence a fait l’objet du traité de Sénèque «De clementia » qui la définit comme un usage rationnel de pardonner. Cette vertu inspirant la pitié et la compassion s’est vue opposée à la miséricorde comme usage immodéré du pouvoir de pardonner. Quelques siècles plus tard, Saint augustin érigera cette dernière notion en véritable vertu chrétienne . Ainsi, l’indulgence et le pardon régnaient de façon prédominante. Par la suite, cet esprit va s’accroitre au Moyen Age où la justice se voulait essentiellement pacificatrice. C’est à cette époque que naissent les « lettres de grâce » ou « lettres de justice » dont les formes divergent . En pratique, elles permettaient de gracier autant un criminel qu’un débiteur. La lettre de rémission, ancêtre du droit de grâce, était accordée par le Roi pour gracier un criminel . Au même moment, celui-ci usera de la grâce envers ses sujets en d’autres matières donnant naissance au « répit », lui permettant de concéder un délai de paiement au débiteur d’un créancier. On les nommera les « lettres de chancellerie » . Partant, cette époque témoigne d’une absence de distinction précise entre le civil et le pénal, droit de grâce et délai de grâce étaient octroyé tous deux par la puissance royale. En réalité, aucune frontière stricte n’avait été tracée entre les mécanismes à cette époque . Concrètement, l’observation à mettre en exergue ici est que le délai de grâce autant que le droit de grâce sont basés sur la possibilité de faire preuve de clémence et d’indulgence à l’égard d’un condamné ou d’un débiteur, au lieu d’appliquer strictement le droit en vigueur. Ceci démontre à bon escient que la miséricorde et la clémence constituent les fondements antiques de la grâce.

Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE 1. LE DELAI DE GRACE A TRAVERS LE TEMPS JUSQU’A SON INSERTION DANS LE CODE CIVIL DE 1804
CHAPITRE 1. Retour à l’époque romaine
Section 1. Le terme de grâce en droit romain
Section 2. La clémence et la miséricorde
CHAPITRE 2. Retour à l’ancien droit
CHAPITRE 3. L’article 1244 alinéa 2 du Code civil et ses contours
PARTIE 2. L’ADOPTION DE L’ARTICLE 1244 ALINEA 2 DU CODE CIVIL ET SES CONTROVERSES
CHAPITRE 1. Le délai de grâce comme mesure d’exception
Section 1. L’indivisibilité du paiement
Sous-section 1. Le principe
Sous-section 2. La controverse
Section 2. La force obligatoire des contrats
Sous-section 1. Le principe
Sous-section 2. La controverse
CHAPITRE 2. Le champ d’application de l’article 1244 alinéa 2 du Code civil
Section 1. Le sentiment d’humanité comme ratio legis
Section 2. La portée de l’article 1244 alinéa 2
Sous-section 1. L’intervention de la Cour de cassation
Sous-section 2. L’avis des auteurs
Section 3. L’ordre public
Sous-section 1. La controverse
1. Les arguments en faveur de la renonciation
2. Les arguments en défaveur de la renonciation
Sous-section 2. Les réformes
1. Le droit français
2. Le droit belge
Section 4. Les effets
Sous-section 1. Le débat
Sous-section 2. Les réformes
Section 5. La déchéance
Section 6. Les exceptions
CONCLUSION

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