Le paradoxe de la décision en situation de crise sur-médiatisée

Le 11 Mars 2011, au large des côtes nord-est de l’île de Honshū au Japon, un violent séisme d’une magnitude de 9 sur l’échelle ouverte de Richter impacte la centrale nucléaire du site de Fukushima. Ce dernier est réparti entre Fukushima Dai-Ichi (où se trouvent des réacteurs numérotés de 1 à 6, du plus ancien au plus récent) et Fukushima DaiNi (numérotés de 1 à 4).

Le scénario communément admis par la communauté scientifique souligne deux évènements majeurs :

Premièrement, les lignes électriques qui alimentaient le système ont été coupées suite aux dégâts provoqués par le séisme. La procédure prévoyait alors que des groupes électrogènes de secours (plusieurs par réacteurs et fonctionnant au diesel), prennent le relais et assurent le fonctionnement du refroidissement.

Deuxièmement, suite au tremblement de terre, la première vague du tsunami, d’une hauteur de 15 mètres, endommage la plupart des groupes électrogènes. Résultat, plus aucun système de refroidissement ne fonctionne sur les dix réacteurs. Cet évènement majeur conduit à transformer cette situation en crise. En effet, sans possibilité de refroidissement, les cœurs des réacteurs 1, 2, 3 et 4 ont vu leur température augmenter jusqu’à dépasser des valeurs critiques au-delà desquelles la gaine enveloppant les pastilles de combustible se désagrège, puis le combustible lui-même fond.

Les dépressurisations entreprises volontairement par Tepco pour limiter la pression dans l’installation conduisent aux premiers dégagements radioactifs dans l’environnement. Des incendies suivis d’explosions vont contribuer à relâcher des quantités massives d’effluents radioactifs liquides.

Dans cet état d’urgence, les principaux responsables doivent agir et décider à temps, c’est-àdire ajuster leurs décisions et leurs actes au déroulement du temps. L’action en temps réel, l’adaptabilité, la réactivité se posent comme des valeurs centrales pour le décideur.

Il y a urgence, car les scénarios qui se déroulent sont importants et seules une décision et une action rapides peuvent restaurer le sentiment de maîtrise sur les événements. Cette forte pression temporelle impose, en outre, des performances hors du commun. L’intensification de ce régime culmine dans ce que l’on appelle « les situations de crises » (Lagadec, 2009). Définissons ici les principaux concepts que nous emploierons dans notre thèse : crise, situation de crise, processus décisionnel en situation de crise, gestion de crise, expert, décision en situation, sur médiatisation. Lorsque l’on évoque le concept de crise on l’assimile à géopolitique – conflits armés – stratégie financière – catastrophe économique. En effet, cette notion est polymorphe car elle est liée à la nature des domaines touchés par son émergence. Paul Ricœur souligne « qu’il s’agit d’un déplacement de l’idée de crise du plan économique au plan des représentations d’un phénomène social et total ». Cette généralisation de la crise ne va pas sans une dissolution de sens, dans la mesure où le concept ne suffit plus à expliquer ce qu’il désigne dans l’époque moderne. Aussi, pour éviter toute confusion conceptuelle, nous commencerons cette introduction par une revue des usages les moins contestables du concept de crise. Nous n’essaierons pas de définir précisément les frontières de ce concept car, à l’instar de Lagadec (1994), nous considérons que la crise est une dislocation des univers et socles de référence dans un univers en constante mutation. En revanche, nous pouvons nous demander quelle résonance peut avoir l’énonciation du phénomène pour des individus experts. La définition du concept de crise est donc relativement floue, et comme le souligne Paul Ricoeur (1988) « elle est historiquement polysémique et ambiguë ». Compte tenu du fait qu’elle est employée dans de nombreux domaines de recherche, elle est soumise à une grande variété d’interprétations. En médecine, par exemple, la crise évoque la manifestation extérieure et paroxysmique d’une pathologie.

Ce qui s’ensuit est soit une aggravation soit une amélioration de l’état de santé. Elle désigne aussi un épisode très spécifique de la maladie, qui enclenche un processus de mesure, de décision, d’action. En psychologie clinique, la crise désigne le passage douloureux d’un état de vie à un autre. Il s’agit donc moins d’une irruption violente que d’un état de malaise diffus, qui accompagne la mise en place d’un nouvel équilibre. Sans entrer dans le détail des diverses acceptions du concept de crise, nous considérons qu’il désigne, dans bien des cas, l’irruption de l’inconnu total. Il s’agit d’un changement de posture provoqué soit par un évènement catastrophique, soit par l’émergence d’une nouvelle donne : les attentats du 11 Septembre 2001, et aujourd’hui Fukushima. Dans ce cas, il s’agit d’un processus de rupture profond et de son onde de choc dans un temps déterminé.

Une situation de crise désigne un phénomène constitutif du développement d’un organisme crisogène, il s’agit alors d’un processus de déséquilibrage-rééquilibrage. La crise vient témoigner de la dynamique interne de l’organisation à pouvoir répondre en temps réel. La crise est un acte d’accomplissement qui désigne la transformation d’un système, c’est un modèle de pensée qui désigne un fait générateur en évènement de crise.

Edgar Morin (1976) a constaté tôt l’ampleur de ce phénomène et a estimé que trois principes pouvaient le caractériser : « le premier est systémique, le second cybernétique, le troisième néguentropique » (Denis-Remis et al., 2013 p. 149). Ces caractéristiques de réorganisation permanente et de développement de la complexité s’expriment pleinement aujourd’hui. Ils conduisent à devoir repenser le comportement des acteurs confrontés à ces situations. Lagadec (1991) considère la crise comme le passage d’un état stable à un état instable, par le biais d’un événement déclencheur. Pour cet auteur, la crise représente un « triple défi ». Selon lui, elle est une situation d’urgence qui déborde les capacités (i.e., phase de déferlement), une menace de désagrégation du système (i.e., phase de dérèglement) et une menace de désintégration de l’univers de référence (i.e., phase de rupture). Selon Roux-Dufort (2004), la crise s’inscrit « en dehors des cadres opératoires typiques de l’organisation et bouleverse son cadre de référence » (p. 15).

Pour d’autres, l’évènement crée la crise. Ceci fonde l’une des grandes différences entre la situation de crise et la situation extrême. En effet, dans une situation extrême, c’est la constance des tensions qui crée l’extrême, tandis que dans une crise, c’est la survenance d’un évènement qui crée la situation de crise. Aussi, dans une situation extrême, un manager évolue dans son cadre de référence, ce qui n’est pas le cas en situation de crise.

Selon Wybo (2004), les risques de crise peuvent émerger lorsque « des incidents d’origine externe ou interne affectent la situation, les personnes réagissent en premier lieu en identifiant la nouvelle situation et en appliquant des procédures ou des plans, s’il en existe. Si la situation sort de ce cadre, soit parce qu’il n’y a pas de procédure adaptée (l’incident n’a pas été envisagé et n’est jamais arrivé auparavant), soit parce que les défenses prévues n’ont pas fonctionné, alors l’organisation entre en crise. Elle s’oriente vers une gestion fondée sur l’expérience et l’innovation, dans laquelle les différents acteurs vont faire de leur mieux pour ramener le système dans un état connu et stable, tout en limitant les dommages et l’extension de l’accident ». Wybo illustre ici le glissement entre ce qui est prévu et ce qui va « sortir du cadre » pour amener à la crise. Dans une situation extrême, l’acteur reste dans son cadre. En situations extrêmes de gestion, le décideur ne se retrouve pas forcément face au « trou noir » dont parle Lagadec, à savoir saturé et totalement dépassé par l’évènement.

Forgues (1993 ; 1996), quant à lui, a observé les processus de décision en temps de crise. En proposant un modèle de l’évitement, il soumet à la réflexion plusieurs éléments importants du comportement organisationnel en temps de crise. Parmi les comportements les plus fréquents, il relève le rejet des responsabilités, le conformisme aux procédures existantes, les gains de temps, la décision de ne pas décider ou le déni de la réalité. Pour lui, l’évitement est une explication du comportement des décideurs qui cherchent à éviter le risque en basculant leur responsabilité sur des experts externes, qui temporisent beaucoup avant de prendre des décisions et qui rejettent souvent les possibilités d’action évaluées en présentant sans cesse des objections à la décision.

Table des matières

Introduction Générale
Première partie : Le cadre conceptuel de la recherche
Chapitre 1 : Approche naturaliste de la décision
Chapitre 2 : Approche en cascade de l’information et sur-médiatisation
Conclusion de la première partie : Apports de la littérature et formulation de la question de recherche
Deuxième partie : La méthodologie de la recherche
Chapitre 3 : Méthodologie de la recherche
Chapitre 4 : La méthodologie des cartes cognitives : Un outil pour identifier et analyser les représentations des individus experts
Troisième partie : Analyses et discussions des résultats
Chapitre 5 : Analyse des résultats
Chapitre 6 : Discussion
Conclusion Générale

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