Le soutien à l’engagement paternel et ses impacts sur les pratiques de masculinité

Relégués au rôle de pourvoyeur dans l’imaginaire collectif, les pères eurent longtemps une place assez limitée dans la vie domestique, qui était réservée en grande partie aux femmes. Or, les transformations récentes des sociétés occidentales viennent changer cette division sexuée du travail domestique et appellent à une implication plus importante des pères auprès de leurs enfants. Dans une société qui aspire à plus d’égalité entre les hommes et les femmes, les rôles de genre sont davantage remis en question, ce qui entraîne de nouveaux défis à relever pour les hommes et les femmes. De plus en plus, les pères québécois sont encouragés à s’engager auprès de leurs enfants et les initiatives, telles que le Regroupement pour la valorisation de la paternité (RVP), se multiplient. Forcément, l’engagement paternel recèle le potentiel d’être une expérience transformatrice pour les hommes qui décident de s’y lancer.

La masculinité
Les études sur les hommes et les masculinités prennent naissance au début des années 1980. Elles s’inscrivent en continuité avec les études féministes grâce auxquelles est mis à jour le « degré zéro » de l’homme blanc, hétérosexuel et issu de la classe moyenne qui incarne la norme idéale (Wright, 2005). Elles révèlent également les relations de pouvoir, les positions de privilège et les pratiques sexistes existant dans la sphère domestique qui contribuent aux inégalités entre les femmes et les hommes (Whitehead et Barrett, 2001). Actuellement en pleine expansion, elles appellent leurs propres développements théoriques que l’on peut regrouper en deux grandes familles épistémologiques : les paradigmes essentialistes et les paradigmes socioconstructivistes (Genest Dufault et Tremblay, 2010).

Les paradigmes essentialistes
Les théories qui s’inscrivent à l’intérieur des paradigmes essentialistes conçoivent l’origine des distinctions entre les femmes et les hommes comme innées et immuables (Genest Dufault et Tremblay, 2010). Les inégalités sociales, par exemple la division sexuée du travail entre les femmes et les hommes, s’expliquent alors par un ordre des choses immanent au sexe biologique qui échappe au contrôle des êtres humains et qui trouve sa légitimité en raison de son fondement naturel. Bien que la croyance populaire selon laquelle le genre est le produit du sexe biologique, expliquant par le fait même les différences comportementales, soit encore largement partagée, son utilisation en recherche, en biologie et sociobiologie notamment, a servi principalement à justifier les inégalités existantes et à confirmer les privilèges masculins (McCormack, 2012).

L’obstacle majeur par rapport à ce paradigme est qu’il ne fournit pas les outils conceptuels pour expliquer la diversité observable entre les hommes (Genest Dufault et Tremblay, 2010). En effet, une telle approche théorique fait généralement l’impasse sur les dimensions historiques et culturelles pour rendre compte du genre (McCormack, 2012). Pour surmonter cette aporie, plusieurs auteurs vont adopter une approche socioconstructiviste dans laquelle le genre est considéré comme une construction sociale, c’est-à-dire comme le produit d’une culture donnée. Dans cette perspective, on distingue clairement le sexe biologique et le genre social (Connell, 2002). Bien qu’ils partagent un socle commun, les paradigmes qui s’ancrent dans une approche socioconstructiviste entretiennent également des divergences significatives sur leur façon d’envisager la masculinité.

Le paradigme normatif et les tensions de rôle de genre
Ce paradigme met l’accent sur le caractère normatif du processus de socialisation selon le sexe. Clatterbaugh (1998) définit cette conception de la masculinité comme « un ensemble d’attitudes, de comportements et d’habiletés d’un groupe d’individus qui se conforment à un stéréotype ou à une norme de la masculinité » (traduction libre, p.31). L’accent est alors mis sur les impacts négatifs que peuvent vivre les hommes dans leurs efforts pour accomplir pleinement leur rôle de genre, c’est-à-dire de correspondre à l’idéal masculin ou féminin qu’une société se fait à un moment donné (Bizot, 2011). En intégrant les stéréotypes de genre, fondés sur l’idée que des différences fondamentales et exclusives distinguent les comportements masculins et féminins (O’Neil, 1982), les hommes peuvent vivre des tensions de rôle de genre.

Les stéréotypes de la masculinité se construisent autour de cinq thèmes majeurs, souvent interreliés. Tout d’abord, la crainte de la féminité est considérée comme centrale dans le développement de l’identité masculine. Elle consiste à éprouver des sentiments négatifs relativement aux valeurs, attitudes et comportements qui sont traditionnellement associés au féminin (O’Neil, 1982). Les garçons et les hommes vont minutieusement et rigoureusement éviter d’agir de manière « féminine » et utiliser toute occasion sociale pour prouver leur masculinité (Meth, 1990). Le second pilier de la masculinité se rapporte à la restriction de l’expression émotionnelle et de l’affectivité. À cet égard, les prescriptions de la masculinité dictent aux hommes de ne pas exprimer quoi que ce soit qui pourrait être interprété comme une forme de vulnérabilité (Meth, 1990). Intimement liée à la crainte de la féminité, l’homophobie entraîne les hommes à s’abstenir de tous rapprochements physiques avec des personnes de même sexe (Meth, 1990) et désigne les hommes homosexuels comme hiérarchiquement inférieurs (O’Neil, 1982). Ensuite, le besoin de pouvoir et de contrôle représente un aspect crucial de la masculinité. S’incarnant également par l’esprit de compétition, courant chez les hommes, cet aspect peut mener à des comportements de violence (Steinberg, 1993). Enfin, l’obsession du succès, dernier stéréotype majeur de la masculinité hégémonique, place le travail au cœur des préoccupations des hommes et mesure le degré de masculinité en fonction de la qualité et de la quantité des réalisations d’une personne (Steinberg, 1993).

Ce processus de socialisation au travers lequel les hommes se conforment aux normes rigides, sexistes et stéréotypés des rôles de genre peut mener à des conséquences psychologiques négatives pour eux ou leur entourage, telles que la dépression, l’anxiété, l’abus de drogues, des difficultés à vivre des relations intimes ou à exprimer ses émotions (O’Neil, 2013). Pleck (1995) parle d’une tension de rôle de genre qu’il décline sous trois formes :

a) La tension de l’inadéquation : elle désigne l’impossibilité pour la majorité des hommes de correspondre aux normes prescrites par l’idéologie masculine traditionnelle (réussite économique, autonomie, force, etc.). L’inadéquation à ces critères peut produire des conséquences psychologiques néfastes comme une faible estime de soi.

b) La tension de trauma : elle réfère aux traumatismes qui affectent certains groupes d’hommes pour qui le processus de socialisation masculine peut être particulièrement douloureux (par exemple, les personnes homosexuelles, les athlètes sportifs ou les survivants d’abus dans l’enfance). Même lorsque les hommes parviennent à satisfaire aux normes de la masculinité, le processus de socialisation peut produire des conséquences négatives qui surviennent sur le long terme.

c) La tension de dysfonction : lorsqu’ils parviennent à correspondre aux normes de la masculinité, les hommes peuvent aussi vivre des effets collatéraux ayant des impacts négatifs pour eux et leurs proches.

Pour Pleck (1976, 1981), ces tensions se produisent dans un contexte culturel et historique qui se réfère à l’idéologie de la masculinité. L’auteur décrit deux idéologies du rôle masculin : la traditionnelle – caractérisée par l’accomplissement physique, l’absence d’expression émotionnelle, l’antiféminité, l’homophobie et l’obsession de la réussite – et la moderne pour qui les compétences émotionnelles, intellectuelles et relationnelles sont valorisées. Pleck et ses collègues (1991) définissent l’idéologie relative à la masculinité traditionnelle comme l’« endossement » et l’internalisation du système de croyances culturelles relatif à la masculinité et aux rôles de genre que doivent tenir les hommes dans une société donnée, qui est ancrée dans les relations structurelles entre les deux sexes.

Le paradigme structurel
Le paradigme structurel conçoit la masculinité comme un phénomène pluridimensionnel, ce qui explique pourquoi l’on parle davantage « des » masculinités que de « la » masculinité pour mettre en lumière la diversité des manières de la vivre. La sociologue australienne R.W. Connell (1995, 2002) a contribué de façon originale à ce paradigme en introduisant une hiérarchie entre les différentes formes de masculinité. Ce que l’auteure nomme la masculinité hégémonique représente la forme sociale dominante de la masculinité analysée sous l’angle des rapports qu’elle entretient avec les autres formes de masculinité qui sont dites subordonnées, complices ou marginalisées. La figure de cette masculinité est celle de l’homme hétérosexuel, blanc et de classe moyenne à supérieure qui jouit des privilèges de sa position sociale. Le reste des hommes qui ne cadrent pas dans ce « décor », c’est-à-dire la majorité, se trouve alors à faire partie de formes de masculinité hiérarchiquement inférieures.

Table des matières

Introduction
Chapitre 1 – Problématique à l’étude
Chapitre 2 – Recension des écrits
2.1. La masculinité
2.1.1. Les paradigmes essentialistes
2.1.2. Le paradigme normatif et les tensions de rôle de genre
2.1.3 Le paradigme structurel
2.1.4. Le paradigme performatif
2.1.5 De la masculinité hégémonique aux masculinités inclusives
2.1.6 Les masculinités en changement
2.2 Paternité et engagement paternel
2.3. Engagement paternel et masculinité
2.4. Intervention auprès des pères et des futurs pères
Chapitre 3 – Question de recherche et objectifs de recherche
Chapitre 4 – Cadre conceptuel
4.1. Éléments du cadre d’analyse reliés à l’identité masculine
4.2. Éléments du cadre d’analyse reliés à l’engagement paternel
4.3. Éléments du cadre d’analyse reliés à l’impact de l’engagement paternel sur l’identité masculine
Chapitre 5 – Méthodologie de la recherche
5.1 Stratégie de recherche
5.2. Population à l’étude
5.3. Stratégie de recrutement des personnes participantes
5.4. Techniques et instruments de collecte de données
5.5. Analyse des données
5.6. Considérations éthiques
5.7. Pertinence de la recherche
5.8. Limites de la recherche
Chapitre 6 – Présentation des résultats
6.1. Portrait sociodémographique
6.2 Conceptions de l’engagement paternel et de la masculinité chez les intervenants psychosociaux
6.2.1 Conception de l’engagement paternel
6.2.2 Conception de la masculinité
6.2.3 La paternité en regard des nouvelles attentes envers les hommes
6.3 Changements chez les intervenants
6.3.1 Changements dans leurs conceptions et attitudes à l’égard de l’engagement paternel
6.3.2 Changements dans leurs conceptions et attitudes à l’égard de la masculinité
6.4 Changements dans les pratiques de masculinité des pères et futurs pères
6.4.1 Rôle de la conception de l’identité masculine des pères sur leur niveau et la qualité de l’engagement paternel
6.4.2 Changements au niveau psychologique
6.4.3 Changements au niveau convictionnel
6.4.4 Changements au niveau comportemental
6.4.5 Portée des changements dans l’établissement de rapports égalitaires
6.5 Facteurs influençant l’intervention
6.5.1 Défis de l’intervention
6.5.2 Conditions favorables à l’intervention auprès des pères et futurs pères
6.6 Synthèse des résultats
6.6.1 Conceptions de la masculinité et de l’engagement paternel des intervenants
6.6.2 Changements chez les intervenants
6.6.3 Changements dans les pratiques de masculinités des pères selon les intervenants
6.6.4 Facteurs influençant l’intervention
Chapitre 7 – Conclusion

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