Lectures numériques : entre héritages et modernité

Lectures numériques : entre héritages et modernité

Comme cela a été vu précédemment dans le contexte des bibliothèques, il n’est pas possible de déduire mécaniquement du développement des technologies numériques l’émergence d’une « pratique culturelle de plus », obéissant à ses propres règles et bousculant le paysage des autres pratiques. Il faut néanmoins constater la profusion d’écrits, de textes et de documents mis en circulation via les réseaux informatiques depuis une vingtaine d’années. Ainsi, Internet et son protocole d’édition et de publication hypertexte http ont quitté les milieux de la recherche et des entreprises de hautes technologies (avionique, militaire, aérospatiale, etc.) pour l’éducation et le marché au début des années quatre-vingt-dix aux Etats-Unis, et à partir de 1995 en Europe. Se faisant, le nombre de serveurs, de sites web hébergés et de documents mis en ligne et échangés a augmenté de façon exponentielle99. Il reste cependant que le tableau dressé par cette profusion d’écrits ressemblerait davantage à un gigantesque bureau en désordre plutôt qu’aux étagères bien rangées d’une salle de lecture. De fait, la quantité de feuillets épars, de notes, de prospectus, de brochures, de notices bibliographiques, bref, d’écrits de toutes sortes et de toutes origines mis à disposition sur le web excédent de loin le nombre d’ouvrages intégraux offerts à la lecture. Si la question de la lecture numérique préoccupe les acteurs du milieu de l’édition et de l’éducation, les chercheurs ou les hommes politiques, il faut convenir que plus de vingt ans après sa généralisation, Internet ne constitue encore qu’un « marché naissant » pour le livre, comme le qualifient Françoise Benhamou et Olivia Guillon100. En 2010, le marché du livre numérique (c’est-à-dire des ouvrages numériques vendus pour être consultés sur les écrans de différentes plateformes électroniques) ne représente qu’1% du marché traditionnel en Allemagne, pays d’Europe dans lequel le livre numérique est pourtant le plus développé. Même si la croissance sur ce marché est très forte101 et que les plateformes de consultation se multiplient (PC, Mac, téléphones mobiles, Kindle, Ipad, etc.), les ouvrages spécifiquement conçus et vendus pour être consultés sur écran sont donc loin d’être majoritaires parmi les documents mis en ligne sur Internet. Les pages web présentées sous différents formats (html, xml, flash, java, etc.), ou les documents bureautiques plus ou moins adaptés à leur mise en ligne sur Internet (formats propriétaires microsoft word ou adobe, ou ouverts openoffice ou epub, etc.) constituent l’énorme majorité des documents donnée à lire aux internautes. Les cédéroms ont, quant à eux, quasiment disparu au profit d’applications disponibles en ligne, qui en reprennent les contenus et bien souvent les dispositifs hypermédias.

 Pourtant, la plupart des études portant sur les « effets des technologies de l’information et de la communication sur les pratiques de lecture », sur « la lecture numérique » ou sur « les écrits d’écran », semblent considérer implicitement que la part analysable des contenus présents sur le web est majoritairement constituée de documents scientifiques, littéraires ou bibliographiques. De fait, s’interroger sur le statut de « l’auteur numérique », sur l’« autorité » ou l’ « auctorialité » dans les documents, ou bien encore sur le devenir de l’éditeur dans un contexte de mutation numérique, ne présente pas précisément la même pertinence si l’on considère, par exemple, le web sous l’angle de ses possibles utilisations scientifiques, littéraires, pratiques, commerciales, ou de loisirs. Quelles que soient les origines des médias informatisés, les premiers cercles de leurs usagers ou le poids relatifs de telle ou telle dimension de leurs usages dans la détermination de l’ensemble de production et d’édition, il est bon de se souvenir que les sites web les plus consultés ne sont pas de nature littéraire ou scientifique, pas plus qu’ils n’ont pour objectif de concourir à la production ou à la médiation de savoirs. La plupart sont relatifs à la messagerie électronique en ligne, aux actualités (portails de type yahoo ou msn), à la pornographie, ou bien encore aux réseaux sociaux et aux informations pratiques (météo, horaires de train, banques, etc). Il n’est pas question ici d’indiquer que de telles études sur les fonctions des technologies numériques en termes de médiation des savoirs ne sont pas heuristiques, mais il convient d’en limiter la portée. L’essentiel des consultations mobilisent des corpus de textes et d’images hétérogènes et induisent des pratiques complexes de lecture propres aux logiques documentaires102 ou pratiques, nettement moins étudiées. Ces pratiques de lecture (moins légitimes que les lectures savantes ou cultivées) et cette impression de « dispersion » documentaire caractérisant le web se combinent aux effets d’une politique de démocratisation culturelle doutant de ses résultats pour renforcer le sentiment de « crise » de la lecture évoqué dans le chapitre précédent (1.1.3). Le ministère de la Culture s’en fait par exemple l’écho lorsqu’il commente, par le biais de publications comme ses bulletins Culture prospective ou Culture études, les relations à la lecture entretenues par les digital natives103.

 

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