L’ÉMIGRATION DES BAMAKOIS DIPLÔMÉS, UN ENJEU DE REPRODUCTION SOCIALE

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L’adaptation, une composante de l’intégration ?

Je voudrais maintenant m’écarter des deux définitions proposées par Raymond Boudon pour m’arrêter sur celle d’intégration proposée par Dominique Schnapper. Dans la lignée des analyses d’Émile Durkheim, l’auteure s’interroge sur les « relations qui s’établissent entre les hommes et sur la manière dont ils peuvent former une société 1 ». Pour en analyser les ressorts, elle utilise le concept d’intégration, lequel recouvre deux dimensions : l’intégration de la société et l’intégration à la société.
[Le concept d’intégration] peut caractériser l’ensemble d’un système ou de la société – ce qu’on peut appeler l’intégration de la société ou intégration systémique. C’est alors la propriété du groupe dans son ensemble. Mais il peut aussi caractériser la relation des individus ou d’un sous système à un système plus large – ce qu’on peut appeler l’intégration à la société ou intégration tropique. C’est alors la propriété de l’individu ou d’un groupe particulier à l’intérieur d’un ensemble plus large.2»
Le premier sens du terme, l’intégration de la société, est certainement le plus délicat à comprendre. Dominique Schnapper part du principe que la société dans son ensemble produit une série de normes et de valeurs qui sont a priori intériorisées par ses membres (à travers l’école par exemple). L’intégration de la société repose donc sur l’existence de croyances et de pratiques communes nécessaires au maintien de la collectivité3.
Mais comme le souligne justement Pierre Billion, la difficulté « résulte bien de la généralité d’application du concept et d’un problème d’échelle. À quel « système », ensemble » ou « société » les individus où les groupes sont-ils censés s’intégrer ?4». Dans ses travaux, Dominique Schnapper se réfère clairement à la nation .
On peut analyser en termes sociologiques la nation comme processus d’intégration de la société par la politique – ou intégration systémique -, qui, par définition n’est jamais achevé. L’intégration de tel ou tel groupe de population (par exemple les populations étrangères dans les pays d’immigration) à la société déjà constituée – ou intégration tropique – n’est qu’une dimension particulière de la société dans son ensemble ou de l’intégration systémique.1» c’est-à-dire l’incorporation de schèmes d’action qui transcendent les individualités et qui viennent réguler les comportements à l’intérieur de la société globale2. « Toute société – écrit-elle en ce sens – suppose que ses membres observent une certaine discipline, modèrent leurs passions et fixent des limites à leurs aspirations. Ces dernières ne peuvent pas ne pas connaître de bornes3». L’intégration de la société – telle que je comprends l’expression – désigne la logique de la société globale, les mécanismes par lesquels la société intègre ses membres pour former ce que l’auteure appelle notamment (et dans le cas des sociétés démocratiques) la « communauté des citoyens ».
Le second sens du terme, l’intégration à la société, n’est a priori pas bien différent du premier (il désigne – je le rappelle – « la relation des individus ou d’un sous système à un système plus large »). La distinction entre « intégration de » et intégration à » est néanmoins importante. Pour la comprendre, il m’a fallu trouver une citation qui employait conjointement les deux expressions, la voici :
L’individu et la société ne peuvent se comprendre que dans leur interdépendance, ils sont indissociables. L’intégration du premier à la société est inséparable de l’intégration de cette dernière.4» bien y regarder, l’intégration à la société est très proche du concept d’adaptation sociale. Très schématiquement, et comme je l’ai déjà souligné, elle désigne le mouvement qui va de l’individu vers la société.
En manipulant librement les termes, on peut dire que l’adaptation sociale (selon Raymond Boudon) est une composante de l’intégration (selon Dominique Schnapper) ; ce qui m’amène à la conclusion suivante : l’usage sociologique des notions d’adaptation et d’intégration relève d’un même projet intellectuel. Il s’agit de décrire et d’analyser les processus d’interaction entre l’individu, le groupe et la société. L’important – et c’est bien sur ce point que Dominique Schnapper et Raymond Boudon s’accordent – est de considérer leur interdépendance et donc leur influence mutuelle. Seule la terminologie choisie par les deux auteurs change.

Le sens de l’adaptation sociale

Je ne discute jamais du nom – écrit Blaise Pascal – pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne », mais « bien souvent, la discussion sur le mot révèle le fond du débat1 ». Le fond du débat est peut être celui qui oppose deux courants de la pensée sociologique : l’individualisme et le holisme, selon que le primat soit accordé à l’individu ou bien au collectif. Il est sûrement idéologique : alors que l’adaptation est associée au darwinisme social, l’intégration recouvre un sens politique dont il semble difficile de se défaire. Il se pose alors une question : comment recourir de manière rigoureuse et neutre aux mots chargés idéologiquement ?
Les mots se discutent, y compris dans le champ des sciences sociales. « Aucun concept – écrit Dominique Schnapper – n’est à l’abri des critiques, puisque aucun n’est indépendant de l’utilisation qui en est faite dans les débats publics. […] Il importe de garder à l’esprit qu’un concept n’a pas de définition en soi, c’est un instrument d’intelligibilité : il doit être jugé sur sa valeur heuristique 2 ». Ainsi me reste-t-il à expliquer pourquoi j’ai choisi de privilégier une problématique de l’adaptation sociale. Il s’agit également de donner à ce concept une définition minimale.
Au cours du travail de terrain, mon attention s’est portée sur la subjectivité des enquêtés et sur les manières dont ils investissent leurs champs d’inscription à Paris (le travail, la famille et les tiers-espaces1). J’ai donc privilégié un sens, celui qui va de l’individu à la société, celui de l’adaptation sociale. Cela ne veut pas dire que je déconsidère l’intégration sociale. Au contraire, on a vu que les concepts d’intégration et d’adaptation ne pouvaient pas s’envisager l’un sans l’autre. Mais le cap suivi durant l’enquête a donné naissance à ce que l’on pourrait appeler une « logique d’enquête ». Cette logique – me semble-t-il – doit être respectée parce qu’elle a orienté de façon significative ma pratique de la recherche au cours de ces cinq dernières années.
Au regard des considérations évoquées jusqu’à présent, et dans le cadre de cette enquête, j’ai donc retenu la définition du concept d’adaptation sociale proposée par Véronique de Rudder : [Elle désigne] les processus d’interaction entre l’individu ou le groupe d’individus et le milieu social plus large auquel il a affaire pour s’y conformer mais aussi – ce que l’on oublie souvent – pour le transformer.2»
Cette définition présente l’avantage d’accorder la priorité à l’individu (ou au groupe d’individus) sans pour autant négliger l’importance des déterminismes sociaux. En d’autres termes, elle prend acte des contraintes sociales qui conditionnent les (ré)actions individuelles ou du groupe considéré.
Que le concept d’adaptation sociale soit associé au darwinisme social m’a longtemps fait hésiter à l’utiliser de façon systématique. Mais ma position sur ce point est claire : mon étude n’est ni biologique, ni évolutionniste. Elle questionne l’expérience migratoire d’individus à travers trois axes de recherche : leurs dispositions sociales d’avant la migration (le capital pré-migratoire), leurs conditions socioéconomiques d’immigration, et leurs relations « aux accueillants ». L’adaptation sociale est donc un outil d’investigation « programmatique ». Il vise à rendre intelligible les façons dont les Bamakois diplômés rencontrés dans l’enquête vivent et se représentent leur immigration en France.
Les tiers-espaces désignent les lieux d’activité sociale qui sont en périphérie du travail et de la famille (un bar, une discothèque, une salle de sport, etc.). Les activités qui s’y déroulent ne sont « ni de l’ordre de la nécessité comme le travail, ni de l’ordre des obligations comme les devoirs familiaux ou sociaux».
J’ai bien conscience du caractère général que présente cette acception du terme. Mais il faut se souvenir que l’adaptation sociale est un concept-horizon. « L’usage le plus adéquat des concepts sociologiques – écrit Erving Goffman – consiste à les saisir au niveau même de leur meilleure application, puis à explorer le champ complet de leurs implications et les contraindre de cette façon à livrer tous leurs sens1 ». Je referme donc cette parenthèse théorique avec une question : quelle est la meilleure application d’un concept si ce n’est celle d’être au service de l’empirie ?
De 2007 à 2012, je me suis employé à établir des relations avec des migrants bamakois et diplômés résidant à Paris ou en proche banlieue. Mon but était d’enquêter sur leur expérience de migration et de reconstituer leurs itinéraires biographiques de Bamako à Paris. En joignant les deux bouts de la chaîne migratoire, j’ai voulu montrer comment mes interlocuteurs s’adaptent à l’intérieur de l’espace parisien.
Le plan de cette thèse se divise en trois parties. La première est consacrée à la présentation des personnages et des lieux d’enquête (chapitre premier) ainsi qu’à la manière dont s’est construite la relation enquêté/enquêteur (chapitre 2). La seconde partie propose une analyse de la socialisation scolaire et familiale de mes interlocuteurs à Bamako (Chapitre 3) et des raisons qui les ont poussées au départ (chapitre 4). La troisième partie étudie d’abord le processus par lequel les enquêtés s’approprient – en tant qu’individus déjà socialisés – les normes et les valeurs de la société française (chapitre 5). Enfin, le dernier chapitre porte sur logiques socioéconomiques qui conduisent les enquêtés en bas de l’échelle des métiers, sur leurs marges de manœuvre, et sur ce que le travail représente pour eux (chapitre 6).

La constitution du réseau d’enquête

Comme je l’ai précisé dès l’introduction, Yaya et moi avons été collègues dans un atelier de blanchisserie hôtelière à Paris. Yaya discutait volontiers de son expérience migratoire et des nombreuses différences qu’il avait observées entre la France et le Mali, entre ici et là-bas. Je lui avais déjà exposé mon projet d’étude et il a été enthousiaste – autant que moi – à l’idée de réaliser un entretien. C’est ainsi qu’il m’a invité à dîner, chez lui, dans le XIème arrondissement de la capitale. Arrivé à son domicile, il me sert chaleureusement la main et me propose sans plus attendre de faire connaissance avec les personnes déjà présentes ; parmi elles, deux frères, Mamadou et Ibrahim, qui ont aussitôt accepté de se prêter à l’exercice de l’entretien la semaine suivante. Ces trois personnes (Yaya, Mamadou et Ibrahim), rencontrées en 2004, ont été déterminantes. Par elles j’ai pu observer de l’intérieur certaines scènes de la vie quotidienne des « panamakois1 » et ainsi franchir quelques unes des frontières du monde social qui est le leur. Ce sont également elles qui m’ont fait rencontrer une grande partie des protagonistes de l’enquête, et qui m’ont aidé à mieux les comprendre.
Cet univers de relations interpersonnelles constitue le « noyau dur » du réseau d’enquête. Je n’ai compris cela que tardivement, à un moment précis de l’investigation : [Paris, 04.02.09] Rue Anatole France, à la frontière sud de Paris. Il est 17 heures. Je me rends chez Mamadou pour fêter l’anniversaire de sa fille, Adiaratu. Je suis l’un des premiers arrivés. Seuls sont présents sa femme, sa fille et Samba, le frère cadet de Mamadou […]. Les invités arriveront au compte-goutte jusqu’à 22 heures. Au final, nous sommes une trentaine de personnes, sans compter les enfants. Après un repas consommé dans des assiettes en carton et à la main, vient l’heure du gâteau. La télévision, Panamakois est la contraction de « paname » et de « bamakois », signalant en ce sens les deux espaces sociaux à l’intérieur desquels les enquêtés ont été socialisés, Bamako puis Paris. Cette expression est directement inspirée de l’association « Panamako », crée en 1997 par Anne Diarra et toujours active en 2011. Un de ses objectifs est de « favoriser les échanges culturels franco-africains et contribuer à promouvoir les initiatives culturelles menées par des artistes et des ONG africaines ». URL : http://www.mainsdoeuvres.org/article109.html, [consulté le 22 octobre 2011]. branchée sur une chaîne musicale malienne, est coupée afin que l’on puisse entonner un « joyeux anniversaire » collectif. La bougie symbolique, posée au centre du fraisier, est soufflée par les enfants. Il s’ensuit quelques applaudissements. C’est alors qu’une jeune fille, âgée de 6 ou 7 ans vient me trouver : David, tu as remarqué que tu es le seul blanc ? »
Sa spontanéité me fait sourire. Je jette alors un regard sur l’assemblée et je suis surpris de constater qu’aucune des personnes présentes ne me sont inconnues.
Amis d’enfance, « copains de lycée », frères, cousins… Je prends à ce moment conscience que j’ai devant mes yeux non seulement mon réseau d’enquête mais aussi et surtout un groupe d’interconnaissance.
Un petit groupe consiste en un certain nombre de personnes qui communiquent entre elles pendant une certaine période, et assez peu nombreuses pour que chacune puisse communiquer avec toutes les autres, non pas par personne interposée, mais face à face1 ».
Ultérieurement, je montrerai que ce qui unit ce groupe d’interconnaissance est notamment le partage d’une double condition sociale : celle qui a été la leur à Bamako (origine urbaine, origine sociale, capital scolaire, etc.) et celle qui est la leur à Paris (occupation d’emplois peu ou pas qualifiés, alternance entre des périodes de travail et des périodes de chômage, etc.).
Mieux comprendre les raisons sociales de cette association entre intimes (et de l’itinéraire migratoire de chacun de ses membres) a très vite révélé la nécessité d’un travail de terrain à Bamako. C’est pourquoi j’ai suivi, l’espace de plusieurs semaines, Mamadou dans ses retours annuels au Mali. Au réseau d’interconnaissance construit également été l’occasion d’approfondir la question du capital pré-migratoire et des raisons de leur migration.
Cet ensemble social d’interconnaissance constitue la base de référence de cette enquête. Néanmoins, les terrains menés au Mali et en France ont été suffisamment longs pour diversifier mes sources de connaissance. D’autres rencontres et d’autres lieux sont venus compléter le tableau peint, autant de points de vue et de configurations sociales qui ont servi la comparaison avec « le groupe social témoin1 ».
Mais avant d’entrer dans les détails, il me semble important de préciser que je distingue quatre étapes dans mon itinéraire d’insertion dans le monde des Bamakois diplômés de Paris : l’entrée sur le terrain (2004-2005), l’établissement d’un réseau d’enquête stable (2005-2007), le séjour à Bamako (octobre 2007- janvier 2008) et l’après Bamako (2008-2009). Chacune de ces étapes a offert ses possibilités de connaissances propres qui sont relatives aux personnes rencontrées, aux lieux fréquentés et aux procédés de recueil des données employées ; ci-contre, un tableau synthétique d’ensemble récapitulant les différents temps de la recherche2 .

Table des matières

INTRODUCTION
1. LES CADRES DE L’EXPÉRIENCE MIGRATOIRE
2. UNE PROBLÉMATIQUE DE L’ADAPTATION SOCIALE
PREMIÈRE PARTIE MÉTHODE ET CONDITIONS DE L’ENQUÊTE
CHAPITRE PREMIER : PRÉSENTATION DU TERRAIN D’INVESTIGATION
1. LES ACTEURS
2. LES LIEUX D’ENQUÊTE
CHAPITRE 2 : LA CONSTRUCTION D’UNE RELATION
1. DE LA DISTANCE À LA PROXIMITÉ
2. LES AMBIVALENCES DE LA RELATION D’ENQUÊTE
3. LES LIMITES DE LA RELATION D’ENQUÊTE
DEUXIÈME PARTIE CAPITAL PRÉ-MIGRATOIRE ET RAISONS DU DÉPART
CHAPITRE 3 : NÉS À BAMAKO
1. SOCIALISATIONS EN MILIEU URBAIN
2. LA MAISON FAMILIALE
3. L’ÉCOLE
CHAPITRE 4 : POURQUOI PARTIR ?
1. DIPLÔMÉS, ET APRÈS ?
2. TENIR SON RANG
3. RÉUSSIR À PARIS
4. LES COÛTS DE L’ÉMIGRATION
TROISIÈME PARTIE L’ÉPREUVE DE RÉALITÉ
CHAPITRE 5 : LA SECONDE SOCIALISATION
1. LES PREMIERS TEMPS DE L’INSTALLATION
2. MOUVEMENTS VERS LA STABILITÉ
3. LES RITUELS D’ACCÈS INTERPERSONNELS
CHAPITRE 6 : DES DIPLÔMÉS EN BAS DE L’ÉCHELLE
1. ÉTUDES DE CAS : DEUX ITINERAIRES PROFESSIONNELS COMMENTÉS
2. TRAVAIL À MOBILITÉ RÉDUITE
3. PEUT-ON PARLER DE DÉCLASSEMENT ?
CONCLUSION
1. L’ÉMIGRATION DES BAMAKOIS DIPLÔMÉS, UN ENJEU DE REPRODUCTION SOCIALE
2. LA DOUBLE IMPASSE
3. LE HORS-TRAVAIL
BIBLIOGRAPHIE
SITOGRAPHIE
ANNEXES 
TABLE DES MATIÈRES

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