Les compounds cairotes ou la fabrique d’un nouveau mode d’habiter

Les compounds cairotes ou la fabrique d’un nouveau mode d’habiter

La prise en charge des paysages urbains des villes nouvelles par le secteur privé

Le secteur privé à partir de ces années prend de plus en plus d’importance dans le développement des villes nouvelles. Il propose des espaces urbains d’un nouveau type pour l’Egypte, tant au niveau des espaces résidentiels qu’au niveau des zones d’activités. En dix ans, le paysage des villes nouvelles est complètement transformé, avec une importance croissante de la part des espaces privés par rapport à la surface totale des nouvelles communautés urbaines, qui restent du ressort de l’aménageur public.On peut ainsi affirmer que ce sont les entrepreneurs qui ont pris en charge depuis quelques années les paysages urbains, par et la construction de lotissements et parfois de véritables villes privés. Certains de ces quartiers deviennent des espaces consacrés à l’enseignement privé, s’adressant en priorité aux enfants des élites égyptiennes et étrangères. D’autres sont des zones d’activités d’un nouveau genre : des technopoles. 

L’apparition des compounds en Egypte, expression de l’influence des entrepreneurs du Golfe dans le secteur de l’immobilier

Les compounds, forme d’habitat exclusif pour classes moyennes-supérieures et supérieures, sont donc le nouvel urbanisme résidentiel de ces espaces désertiques qui tend à se développer à grande vitesse, comme en témoigne les immenses étendues désertiques qui sont à l’heure actuelle en chantier dans toutes les périphéries du Caire : la terre a souvent été retournée afin d’y enfouir les canalisations d’eau, les égouts et les lignes téléphoniques, les réseaux routiers apparaissent déjà, et sont ainsi visibles non seulement quand on emprunte les grands axes autoroutiers qui rayonnent autour du Caire mais aussi sur les images satellites fournies par Google Earth (cf. Annexe 4). Ce nouvel urbanisme tranche avec les zones d’habitat populaire ou pour classes moyennes, qui sont souvent des petits immeubles de couleur sable, et les autres opérations de construction de logements poursuivies à l’heure actuelle par le gouvernement égyptien, avec notamment les cités d’habitat social Suzanne Moubarak, qui fleurissent au Caire et dans toute l’Egypte, ou l’aide à l’accession à la propriété et à l’auto-construction pour les jeunes couples. L’Etat continue d’agir et de construire dans les villes nouvelles, même si les opérations sont beaucoup moins nombreuses que dans les années 1970-1980, car les caisses sont vides. C’est le secteur privé qui construit les projets les plus étendus et les plus importants – 600 000 logements ont effectivement été mis sur le marché depuis le début de ces constructions selon M. Séjourné et E. Denis (2003) – et qui détermine donc plus particulièrement le visage actuel des villes nouvelles. En effet, le produit immobilier des compounds a été introduit au Caire par les investisseurs privés, notamment des investisseurs étrangers venus des pays arabes du Golfe. Ce modèle de zones d’habitat très exclusives a pu se développer au Caire car il a trouvé un terreau particulièrement fertile, comme nous l’avons déjà dit dans la première partie à propos des « ancêtres » égyptiens de cette forme urbaine. Mais de nombreux indices montrent que, même si le compound égyptien a sans aucun doute été influencé par la forme particulière de la gated community américaine, cette source d’inspiration ne semble pas être directe : cette forme urbaine n’a apparemment pas été directement importée des EtatsUnis en Egypte mais semble être passée par une étape intermédiaire, les monarchies arabes du Golfe. Il est nécessaire de reconnaître ici qu’on ne peut l’affirmer de façon certaine, mais il existe plusieurs éléments qui permettent de soutenir cette thèse. Tout d’abord, pour citer les travaux antérieurs réalisés sur ce sujet, Mathieu Ducol, dans son mémoire de DEA, mentionne avec raison les fonds arabes investis en grande quantité dans l’économie égyptienne, et notamment dans le secteur immobilier de luxe qui construit les quartiers privés autour 37 du Caire. On peut donner ici un exemple parmi d’autres de ces entreprises. Ainsi, le groupe DAMAC, très présent sur le marché immobilier cairote et égyptien, comme en témoignent les très nombreux panneaux publicitaires géants disséminés dans les quartiers d’affaires et d’habitat bourgeois du Caire, est un groupe provenant des Emirats Arabes Unis, et un des plus dynamiques et des plus compétitifs en ce qui concerne le marché immobilier de luxe en Egypte – sur le site Internet, le groupe se présente d’ailleurs comme « the largest private master developer in the Middle East »13. C’est ce que souligne aussi un article du journal égyptien et anglophone le Daily News Egypt datant d’octobre 2006: A new wave of luxury resort building, billed as town development, is under way. It differs from the previous one in that the targeted land includes the northern Mediterranean coast and Greater Cairo, and it is being sold in large parcels, not to Egyptians, but Gulf investors. The latter need new destinations, not only for their ‘surplus wealth’, but for themselves. Gulf tourism in Egypt is up around 20 percent over last year. Gulf investments valued at $200 billion have been withdrawn from the United States post- 9/11, and aside from Europe, Egypt offers a comfortable alternative. […]The Qatar-based Barwa Real Estate also has citybuilding plans for 2000 acres in [the compound] Katameya, with an investment of over $1 billion.14 Les entreprises égyptiennes spécialisées dans l’immobilier ont des bureaux dans certains pays étrangers qui sont pour la plupart situés dans la péninsule arabique, ce qui tend à prouver l’importance des fonds saoudiens, en tout cas arabes, dans le secteur immobilier égyptien. Il faut également mentionner le fait que de nombreux Egyptiens qualifiés se sont expatriés dans les années 1980 et 1990 dans les pays du Golfe, dans lesquels on trouve des gated communities depuis les années 1940, essentiellement à destination de la main d’œuvre étrangère, pendant longtemps exclusivement occidentale. Ces populations ont sans doute été marquées par cette forme d’urbanisation et le mode de vie particulier qu’elle implique. Ce sont ces Egyptiens enrichis qui ont notamment acheté des propriétés dans les compounds alexandrins puis dans les compounds cairotes. Cependant, nous ignorons si les travailleurs Egyptiens, à l’exemple des travailleurs occidentaux, vivaient eux aussi dans des quartiers fermés, étant donné que leur différence culturelle et notamment religieuse n’est pas aussi grande que celle entre Occidentaux et Saoudiens. En effet, pour reprendre l’article de G. Glasze (2006a), les compounds saoudiens étaient construits à destination des populations occidentales et orientales, dans le but de limiter voire d’empêcher la diffusion de leurs modes de vie et mentalités dans la population locale. Or les Egyptiens sont eux-mêmes une population arabe. Mais il faut aussi préciser que les compagnies qui font venir des étrangers sont censées pourvoir 13 « Le promoteur immobilier privé le plus important du Proche-Orient », http://www.damacproperties.com/ 14 « Une nouvelle vague de villages (resorts) constitués de logements luxueux, présentée comme un développement urbain, est en cours. Elle diffère des précédents développements en ce que les terrains visés incluent les côtes méditerranéennes et le Grand Caire, et qu’elle va être vendue sous la forme de grandes parcelles, non à des Egyptiens, mais à des investisseurs venus du Golfe. Ces derniers on besoin de nouvelles destinations, plus seulement pour accroître leur richesse, mais surtout pour eux-mêmes. Le tourisme venu du Golfe en Egypte a connu une augmentation de 20% l’année dernière. Les investissements de ces pays qui s’élèvent à 200 milliards de US$ ont été retirés des Etats-Unis depuis le 11 septembre, et même d’Europe, l’Egypte offrant une confortable alternative. […] La société immobilière basée au Qatar, Barwa Real-Estate, a des plans pour construire une ville sur 810 ha dans le compound de Katameya, pour un investissement d’un milliard de dollars. », Maria Golia, « Egypt’s development projects only benefit the rich », Daily News Egypt, 18 octobre 2006. 38 leur hébergement, et ce depuis les années 1940, ce qui laisse penser que certains de ces expatriés Egyptiens ont pu connaître un mode de vie en quartier fermé, notamment les Egyptiens coptes. Enfin, Sabine Jossifort rappelle dans sa thèse que l’Egypte accueille chaque année pour l’été des vacanciers venus de ces pays, ce que nous avons pu constater par nous même. Cet afflux de vacanciers étrangers a pour conséquence une forte demande en logement, et en logements de qualité supérieure. Ceci a peut-être influencé le développement de quartiers fermés offrant des services privés de qualité afin de répondre à cette demande, et surtout des résidences secondaires occupées le temps d’un été. La forme urbaine des villes nouvelles, et plus spécifiquement les nouvelles formes que prennent les zones résidentielles, est ainsi largement prise en charge par le secteur privé. Les villes nouvelles ont connu d’importantes modifications de « faciès », non seulement en ce qui concerne l’habitat mais aussi en ce qui concerne la forme que prennent les zones d’activités nouvellement créées dans les villes nouvelles, notamment à Six Octobre, les autres villes ayant été davantage destinées à accueillir des habitants plutôt que des entreprises, comme à Shorouk ou à New Cairo. 

Une autre forme d’espaces urbains privés : les nouveaux campus universitaires

Enfin, un autre exemple de la privatisation des espaces dans ces villes nouvelles est celui de la création d’un nombre croissant de compounds universitaires, autrement dits de campus, parfois sur des surfaces de terrain gigantesques, à l’initiative d’investisseurs privés. En effet, le secteur de l’enseignement et notamment de l’enseignement supérieur a été ouvert aux fonds privés par la loi de 1992 qui autorise la création d’universités privées si et seulement si elles ont un but non lucratif. De nombreux hommes d’affaires se sont donc lancés sur ce nouveau marché, investissant des sommes parfois gigantesques dans la construction de nouvelles écoles, mais aussi de nouveaux lycées et universités. Pour preuve, lorsqu’on se promène dans les villes nouvelles, on ne cesse de croiser sur l’autoroute un nombre impressionnant de panneaux publicitaires vantant l’installation ou la construction prochaine d’une université, de jardins d’enfants ou d’écoles primaires. Ces établissements sont souvent étrangers et proposent des enseignements en langues étrangères, les universités étant la plupart du temps placées sous la tutelle scientifique de facultés étrangères, notamment américaines, ou européennes. Les frais de scolarité, qui sont pour la plupart très élevés, font que ces lieux d’enseignement s’adressent donc non pas aux familles populaires vivant dans les logements sociaux des villes nouvelles, mais aux enfants des familles les plus fortunées. Ces écoles et universités sont en fait à la « poursuite » de leur principale clientèle : les classes moyennessupérieures ou supérieures anglophones essentiellement, et francophones accessoirement, qui habitent de plus en plus dans les compounds. Le journal Al Ahram Weekly a lui aussi observé ce phénomène : “Some private universities in Egypt are moving to the suburbs for the exact opposite reason: they want more students. While the government sets a lower limit on the number of students public universities must accept, it sets an upper limit on how many students private universities are allowed to enrol. MSA University 39 currently has around 6,500 students, but wants to grow the student body to 10,000.”15 On peut en fait qualifier ces espaces de compounds, en tout cas en ce qui concerne les campus universitaires, car, à l’image des compounds résidentiels, ils sont exclusivement destinés à une clientèle fortunée capable de mettre des sommes énormes dans l’éducation de leurs enfants. De plus, ces campus proposent, comme les quartiers fermés résidentiels à côté desquels ils sont construits, de grandes surfaces d’espaces verts, faisant oublier la proximité du désert aux étudiants et aux professeurs. Les services de sécurité sont également très développés, les campus étant entourés par de hauts murs ou de grandes grilles et ayant leurs entrées gardées par des équipes de sécurité qui demandent à voir les cartes de scolarité des étudiants et à vérifier l’identité des personnes non étudiantes. Ces espaces sont donc de grandes propriétés privées très exclusives, comme le sont les compounds résidentiels, et participent à la privatisation de l’espace des villes nouvelles et aux changements de leur morphologie urbaine. La plupart de ces écoles viennent d’être créées en Egypte et ont fait construire ou viennent de faire construire leur campus dans les villes nouvelles. C’est ainsi le cas de l’université allemande du Caire (German University in Cairo ou GUC) qui a été fondée par décret présidentiel en 2002 sous le patronage, entre autres, des universités allemandes d’Ulm et de Stuttgart. Le campus s’est installé dans le Fifth Compound à New Cairo, autrement dit à proximité des compounds les plus huppés, ce qui montre que le but est bien de se trouver à proximité de la clientèle égyptienne mais aussi étrangère potentielle. Il s’étendra à terme sur une surface de 570 000 m², consacrant une surface très grande aux espaces verts et aux équipements sportifs. Enfin, leur service de sécurité est très actif, leurs prérogatives dépassant même le portail de la faculté, la rue étant incluse dans leur zone à surveiller et à contrôler. Figure n°4 : L’imposant portail de l’université allemande du Caire (GUC) et un membre de l’équipe de sécurité en charge du contrôle des entrées et sorties. Cliché A. Bouhali, 10 mars 2008. 15 « Quelques unes des universités privées d’Egypte déménagent en banlieue pour une raison exactement contraire (à celle de l’AUC, ou American University in Cairo) : elles veulent plus d’étudiants. Tandis que le gouvernement détermine un nombre minimum d’étudiants que les universités publiques doivent accueillir, il détermine une limite maximum sur le nombre d’étudiants que les universités privées sont autorisées à inscrire. L’Université MSA a actuellement environ 6 500 étudiants, mais veut désormais en avoir 10 000. » Hannah Mintz, « Going to far », Al Ahram Weekly, 22-28 mai 2008. 40 La venue de l’université américaine du Caire (American University in Cairo, ou AUC) est tout à fait exemplaire pour illustrer le lien entre privatisation des villes nouvelles par la construction de quartiers fermés pour populations aisées et développement des campus universitaires, qui suivent le déplacement de leur clientèle. L’AUC, université qui a été fondée en 1919, possède un bâtiment dans le centre-ville du Caire, ainsi que deux autres sites d’enseignement à proximité du site initial. Cette université privée est très populaire auprès des fils et filles des classes supérieures égyptiennes. Une partie de ses étudiants est également originaire des pays du Proche-Orient voire d’Afrique. Les droits d’inscription, très élevés, environ 7 000 US$ le semestre, garantissent une certaine sélection de la « clientèle ». L’université a choisi d’installer son nouveau campus, qui va s’étendre sur une surface de 105 ha, dans le Fifth Settlement au milieu de la nouvelle communauté urbaine de New Cairo, un des quartiers les plus chics du Caire. Bien que l’université insiste sur le fait que ce projet de décentrement existe depuis longtemps16, le site originel de l’université ne pouvant accueillir qu’un nombre limité d’étudiants, le choix de New Cairo n’est sans doute pas un hasard. L’AUC elle aussi part à la rencontre des nouveaux habitants de ces quartiers. Elle-même est ainsi devenue un argument de vente pour les quartiers fermés alentours. Nombreux sont ceux qui proclament à renfort de grands panneaux publicitaires qu’ils sont situés à proximité de l’AUC. Les quartiers déjà existants, tels qu’Al Rehab, ont déjà prévu d’offrir un service de bus scolaires en direction de l’université, comme nous l’a affirmé une étudiante de cette université qui habite dans ce compound. Habitat résidentiel luxueux et enseignement privé sont donc étroitement liés, et donnent un nouveau visage aux villes nouvelles : celui d’espaces pour privilégiés. 

Table des matières

Première partie : Comprendre les compounds en Egypte
Introduction
1. Les gated communities : un produit immobilier mondialisé
1.1. Les origines de ce phénomène
1.2. Approches de chercheurs
1.3. Un phénomène mondialisé aux caractéristiques formatées ?
2. Les origines des compounds cairotes
2.1. La fermeture et l’exclusivité des compounds : des qualités aux racines égyptiennes plus anciennes
2.2. Les compounds cairotes : localisation et contextualisation
2.3. Etat de l’art et problématique
2.4. Elaboration de la méthodologie : sources et démarches
Deuxième partie : Les compounds cairotes, ou la rencontre entre une politique gouvernementale et des intérêts privés
Introduction
1. Le contexte d’apparition des compounds : l’échec de la planification étatique et l’ouverture des déserts aux investisseurs privés.
1.1. Les aléas d’une politique nationale de développement des désert
1.2. L’échec de la première planification des déserts
2. La modification de l’aménagement des villes nouvelles : la prise en main de la création des paysages urbains par le secteur privé
2.1. La prise en charge très progressive de la filière légale de la construction de l’habitat par le secteur privé dans les années 1990
2.2. La mise en place d’un partenariat public/privé dans les villes nouvelles
2.3. La prise en charge des paysages urbains des villes nouvelles par le secteur privé
3. Un développement économique et urbain de ces espaces mené par le secteur privé encadré par le politique
3.1. Un Etat qui reste présent dans tous les processus décisionnels de développements immobiliers
3.2. Un dynamisme étroitement lié à la métropole
Conclusion
Troisième partie : Les compounds, des gated communities à l’égyptienne ?
Introduction.
1. Quels types de quartiers pour quelle(s) clientèle(s) ?
1.1. Des quartiers plus diversifiés qu’il n’y paraît
1.2. Un essai d’évaluation de la clientèle visée
1.3. Mais pour quel succès ? Le problème des logements vides
2. Une forme urbaine révélatrice de la recherche d’un nouveau mode d’habiter
2.1. De nouveaux modes d’habiter
2.2. Des espaces proposant de nouveaux modes de consommation
2.3. Vers une diversification des activités à l’intérieur de ces espaces : la construction d’immeubles de bureaux
3. Les compounds ou la mise à distance
3.1. Une mise à distance spatiale des autres espaces urbains de la métropole
3.2. Une mise à distance sociale
3.3. La mise à l’écart : vers une sécession urbaine ?
Conclusion
CONCLUSION

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