Les dorsaux, la perte d’un support majeur pour l’analyse stylistique

Télécharger le fichier original (Mémoire de fin d’études)

L’œuvre en son contexte, l’abbaye d’Entremont

Pour reconstituer le contexte de l’œuvre, nous avo ns approfondi l’étude des sources, notamment des Archives d’Etat rétrocédées de Turinaux Archives Départementales de Savoie et de Haute-Savoie. Nous avons également analysé l’édifice et son contenu, ainsi que l’histoire et la culture de la communauté monastique et de son territoire. Dans un second temps, nous avons consacré nos travaux à la biographie et la commande de Philippe de Luxembourg, mécène présumé des stalles d’Entremont.

Histoire de la communauté

L’église d’Entremont est considérée comme le lieuoriginal de la réalisation des stalles. Il nous semble donc indispensable d’en connaître l’histoire. Le village se situe au cœur des Alpes, dans la vallée de Thônes, à la limite en tre les territoires du Faucigny et du Genevois (fig. 1). Sur le plan culturel et historique, le village se rattache au Genevois auquel elle appartenait jusqu’en 1807 7 e 8
Dès le début du XII siècle , les premiers chanoines, venus de l’abbaye d’Abondance en Chablais, investissent cett e région déserte. La communauté bénéficie rapidement de nombreuses possessions, de la vallée de Thônes au Faucigny, jusqu’en Chablais 9. En 1279, la communauté est confiée à la congrégation de Saint-Ruf, dont l’abbaye mère se trouvait à Valence depuis l’invasi on des Albigeois à Avignon 10. La communauté tombe en commende en 1479. Philippe de Luxembourg devient le premier abbé commendataire en 148611.

L’église

Constituée d’un seul vaisseau et flanquée d’un clocher latéral carré (fig. 2, 3), l’église se caractérise surtout par son auvent de bois et ledécor peint du XVIII siècle sur la façade. Elevée sur deux niveaux, jusqu’à 10, 50 m de haut, elle se compose suivant un plan droit, avec un unique vaisseau rectangulaire de 23, 50 m de long, pour une largeur de 8 m. La sacristie accolée au chevet du bâtiment, semble avoir été ajoutée plus récemment. A l’image de l’architecture locale, adaptée aux intempéries du milieu montagnard, l’édifice est coiffé d’une toiture très pentue.
Il ne reste rien de la construction du XIIe siècle. Une partie des bâtiments conventuels subsiste aujourd’hui, témoignant de l’ampleur de l’ensemble abbatial de l’époque. Nous connaissons l’existence d’une restauration au XV e siècle12. Il n’en reste que quelques croisées d’ogives dans le chœur. En outre, l’arcature du por tail est frappée des armes de Philippe de Luxembourg associées à la crosse : un plan écarteléaux armes de Luxembourg, au lion armé et lampassé à la queue montée en sautoir ; et de Baux, aux commettes de seize raies (fig. 49). Notons qu’il s’agit précisément du blason personnel du cardinal, au contraire du motif héraldique sculpté sur la jouée nord-ouest des stalles désignant l’ensemble du lignage aristocratique (fig. 28). L’apparition des armes de l’abbé au sommet du portail laisse supposer que la commande des stalles s’intègre dans une campagne de restauration de l’édifice.
A l’image de nombreuses églises des pays alpins, l’intérieur est marqué par le courant baroque de la fin du XVIIe siècle. Ce riche décor est l’œuvre de la campagne d’embellissement de l’abbé de Granery (1645-1703)13. Parmi les mobiliers, nous avons remarqué un confessionnal moderne conservé dans lasacristie. Il est orné d’un panneau ajouré de lancettes gothiques (fig. 15). Cette pièce est identique aux parties médianes des jouées des stalles (fig. 13). L’état actuel des stalles révèle les traces de remaniements importants, il est donc probable que le remplage du confessionnal provienne de notre mobilier.

L’hypothèse du commanditaire

La culture aristocratique de Philippe de Luxembourg

Les biographes de Philippe de Luxembourg le considèrent comme un des plus grands prélats de son temps . Son testament, intégralement édité dans les ouvrages de Lecorvesier de Courteilles et de Paul Piolin, représente une source essentielle offrant de nombreux détails sur la personnalité et la commande .
Philippe de Luxembourg est probablement né en 1445. Sa carrière ecclésiastique brille sous l’aura de ses nombreux titres et son activité dans la politique internationale. Il séjourna en Italie, aux côté de Charles VIII, en 1494 et à l a cour de Jules II en 1509. Il succède son père Thibault de Luxembourg à l’épiscopat du Mans en 1477 jusqu’à sa mort en 1519. En 1495, il est fait cardinal par Alexandre VI. Dans son diocèse du Mans, il se révèle être un réformateur rigoureux et se distingue par ses nombreux dons et fondations.
En Savoie, il hérite de son cousin Charles, évêquede Laon, du couvent de Contamines en Faucigny en 150716. A Entremont, sa position de premier abbé commendataire semble l’exposer à la critique des chanoines 17. Nous avons recueilli des informations sur l’identité des religieux et des proches du monastère, contemporains de Philippe de Luxembourg. Cependant, la collecte de cette documentation n’a pas débouché sur des conclusions utiles à l’étude des stalles.
L’étude biographique du commanditaire a révélé unepersonnalité extraordinaire. Le rôle considérable de Philippe de Luxembourg dans la diffusion des formes renaissantes en France demeure pourtant peu connu. La puissante lignée dont le prélat est issu possède également une riche culture spécifique. La Maison ed Luxembourg existe depuis le Xe siècle et connait une expansion fulgurante dans l’histoire européenne . Elle compte plusieurs empereurs d’Allemagne ainsi que des reines et des impératrices . De nombreux représentants se démarquent par une activité intense dans le paysage politique international, particulièrement au XVe siècle à l’heure du grand schisme d’Occident, unis autour de l’empereur Sigismond de Luxembourg (1433-1437). Dans le royaume de France, leur activité politique est illustrée par le conflit franco-bourguignon et l’exécution en 1475 de Louis de Luxembourg Saint Pol connétable de France, le grand père de Philippe de Luxembourg20.
Parmi les saints familiaux, citons le couple d’empereurs du XIe siècle, Cunégonde de Bamberg et Henry21 et surtout le bienheureux Pierre de Luxembourg (1369-1387), intercesseur de la maison de Luxembourg. Ce dernier devint un symbole de la résolution du Schisme, pour cela, il fut canonisé un siècle plustard en 152722.

La forte implantation des Luxembourg en Savoie

Nous avons constaté l’implantation de parents de Philippe de Luxembourg dans la noblesse locale: la branche des Luxembourg-Savoie (annexe 2). Cette lignée voit le jour avec le mariage de Marie de Savoie et du connétable Louis de Luxembourg Saint-Pol (+ 1453), aïeul du commanditaire. Les enfants du duc de Savoie Louis et Anne de Chypre : Marie, Janus, Jacques et Marguerite de Savoie, se lieront ensuite à ceux du connétable23. Hélène (+ 1488), issue du premier mariage de Louis de Luxembourg avec Jeanne de Bar, fut mariée à Janus de Savoie (1441-1491), comte apanagé de Genevois dès 146324 et de la baronnie de Faucigny25. Cette alliance implanta pendant plus d’un siècle les Luxembourg en Genevois auquel Entremont appartenait. Leur fille, Louise de Savoie, veuve de Jacques-Louis, comte de Genevois, fils du duc Amédée IX, épousa son arrièrecousin en secondes noces, François de Luxembourg, vicomte de Martigues et frère de l’abbé d’Entremont 26. Si François de Luxembourg ne possédait pas le titre de comte de Genevois, ses nombreuses possessions n’en firent pas moins un seigneur très puissant. Philippe de Luxembourg tînt donc son abbatiat dans une région où il s’intégrait par les liens dusang aux plus illustres maisons de la noblesse locale.

Iconographie de saint Pierre de Luxembourg : comparaison des stalles d’Entremont avec la commande des Luxembourg-Savoie

Ces informations sur l’implantation de nombreux parents du mécène en Genevois, constituent un support documentaire important à met tre en relation avec l’étude iconographique des stalles d’Entremont. Désormais, nous les contextualisons dans une commande familiale localisée.
La jouée sud-ouest représente le portrait d’un ecclésiastique reconnaissable à sa calotte (fig. 26) avec les armes des Luxembourg : au lion armé et lampassé, associées aux attributs cardinalices (fig. 28). Pour identifier la figure, nous établissons un rapprochement avec une fresque exécutée vers 1445 dans la double chapellefunéraire des Luxembourg-Savoie de l’église Saint-Maurice d’Annecy, commanditée par Janus et Hélène de Savoie (fig. 29). L’œuvre présente un cardinal contemplant l’assompti on de la Vierge offrant sa ceinture à saint Thomas27. En 1998, Barbara Fleith identifie saint Pierre de Luxembourg, qui apparaît sur la droite, agenouillé devant un prie-Dieu ornédu blason familial des Luxembourg28avec les attributs cardinalices. La canonisation du Bienheureux en 1527 est l’aboutissement d’un projet important pour ses parents et descendants. Il fut l’objet d’un hommage important dans l’iconographie de la commande des Luxembourg 29 dont il est le saint intercesseur. Il est traditionnellement représenté avec les attributs cardinalices et le blason familial. Barbara Fleith a donc souligné l’attribution spécifique de ces éléments pour réfuter les autres propositions d’identifications, notamment celle de Raymond Oursel, qui reconnaissait Philippe de Luxembourg.
En nous appuyant sur une étude iconographique globale30, nous proposons de considérer le grand portrait de la jouée nord-ouestcomme une représentation de saint Pierre de Luxembourg. Une telle conclusion révèle l’impactconsidérable de la culture familiale de Philippe de Luxembourg dans le choix iconographique des stalles d’Entremont. Cette première étude des figurations débouche sur un résultat concret offrant des nouvelles perspectives de recherche. En master 2, nous nous attacherons donc à approfondir nos connaissances de la commande du prélat et de la culture iconographique de la maison de Luxembourg. Mais avant, il est nécessaire de réaliser l’analyse stylistique des stalles d’Entremont en nous appuyant sur la comparaison des productions similaires.
B. Fleith, « La Vierge, l’apôtre Thomas et Pierre d e Luxembourg, une peinture murale au service de Janus, comte apanagé du Genevois, et d’Hélène de Luxembourg », Annesci, Annecy, Société des Amis du Vieil, 1998, p.198- 201.

Historiographie d’un thème: les stalles dans l’ancien duché de Savoie

Le patrimoine sculpté en Savoie

Longtemps ignoré de l’histoire de l’art, l’étude du patrimoine sculpté dans les deux Savoie est inaugurée en 1965 par l’exposition Les sculptures religieuses en Savoie, au Château d’Annecy, organisée par Jean Pierre Laurent, conservateur des musées de Haute-Savoie. Un premier inventaire raisonné permet de constater les pertes massives des œuvres issues du milieu princier, imputable à l’histoire m ouvementée de l’ancien duché ainsi qu’au succès du style baroque au XVIIe. Cet héritage réduit n’est donc pas représentatifde ce que fut le rayonnement des arts au XVe siècle en Savoie31.
En 1978, le recueil de travaux dirigé par Franck Bourdier32 met l’accent sur le caractère multiculturel de cette production et engage la reconstitution des trajectoires des nombreuses traditions locales constituant la sculpture savoyarde. C’est ainsi que s’impose définitivement la représentation du duché comme carrefour culturel dynamique33. Bourdier valorise particulièrement l’origine bourguignonne des artistes, octroyant une valeur considérable à l’œuvre de Jean Prindal sculpteur d es ducs de Savoie et de Bourgogne au XVe siècle. On note la forte intensification de la production sculptée aux XV et XVI siècles. En 1449, Genève, sous domination savoyarde, est un foyer culturel important tandis que dans les territoires du versant français l’effervescence art istique est portée par les chantiers de la Sainte-Chapelle de Chambéry, du Château de Ripaille ainsi que des cathédrales de Moûtiers en Tarentaise et de Saint-Jean-de-Maurienne34.
Aujourd’hui, les institutions muséales des Alpes occidentales poursuivent un projet plaçant au centre de la recherche la réalité d’une zone historiquement homogène correspondant aux territoires de l’ancien duché de Savoie, en vue de la valorisation de l’étude et de la sauvegarde du patrimoine sculpté .
L’intérêt scientifique impulsé depuis les années0,6 permet progressivement de constituer un corpus complexe marqué par une forte mixité culturelle. On admet l’existence d’une production régionale originale riche du climat international qui la portait. Du fait de leur décor traditionnellement sculpté, les stallessont des pièces majeures de la sculpture savoyarde. Ces structures massives offrent de nombreux supports à la création, appelant l’expression de registres variés: de la spiritualité noble des dorsaux à l’humour profane propre aux miséricordes. De ce fait, ces vastes ensembles à mi-chemin entre mobilier et architecture sont à considérer comme de véritables « lieux de sculpture » représentatifs de la culture alpine.

Les fondements de l’étude des stalles savoyardes

a) Définition du « type savoisien » : une production iconographiquement homogène C’est en Suisse romande que sont établis les fondements de la recherche sur les stalles des 15e et 16e siècles. Dès 1905, Joseph Zemp, de l’Université deFribourg, invente l’appellation de « stalles savoisiennes » pour désigner certains mobiliers disséminés autour du lac Léman (fig. 36). Au-delà de la grande qualité de leur réalisation, le regroupement de Zemp est exclusivement déterminé par l’homogénéitéiconographique de la décoration des dorsaux. Ils présentent le thème de la concordancedes credo apostolique et prophétique. Cette tradition mobilière semble indissociable d’un contexte géographique restreint aux territoires savoyards : le nord de la Savoie et les régions limitrophes francophones de l’actuelle Suisse Romande (Fribourg, Genève et le pays de Vaud), le Val d’Aoste ainsi que la ville de Saint-Claude dans le Jura (fig. 38).
Soixante ans plus tard, Robert Berton dénombre précisément treize ensembles savoisiens37 : les stalles de la cathédrale Saint-Pierre de Genève, exécutées entre 1425 et 1440, le mobilier de l’actuelle cathédrale de Saint-Claude (vers 1445-1449) (fig. 38), de Saint-Nicolas de Fribourg (1460-1464), de Romont, achevées en 1468, de la cathédrale d’Aoste, terminées en 1469, d’Hauterive (1472-1486), de la collégiale Saint-Pierre et Saint-Ours d’Aoste (1494-1504), de Moudon (1498-1501 et 1499-1502), de Saint-Jean-de-Maurienne (vers 1498), d’Yverdon, achevées en 1502, de Lausanne (1509) et enfin produit du courant néo-gothique qui anima le XIX siècle . Jusqu’aujourd’hui, le concept de type savoisien co nstituera la base exclusive de l’étude des stalles dans l’ancien duché de Savoie. Si les successeurs de Zemp n’auront de cesse d’en remodeler la définition, initialement restreinte au seul critère iconographique, il impose le cadre d’une recherche poursuivie depuis plus d’un siècle. L’élément iconographique des dorsaux revêt alors une importance majeure. La concentration étonnante et exclusive du double credo sur les stalles savoyardes manifeste des liens étroits entre l’objet et le contexte territorial, historique et culturel, suggérant ainsi l’appellation de « type Savoisien ».

Table des matières

INTRODUCTION
I –ETAT DE LA RECHERCHE
A- BILAN DES TRAVAUX DE MASTER
1- A l’orée de la recherche
2- L’oeuvre en son contexte, l’abbaye d’Entremont
3- L’hypothèse du commanditaire
B- HISTORIOGRAPHIE D’UN THEME: LES STALLES DANS L’ANCIEN DUCHE DE SAVOIE
1- Le patrimoine sculpté en Savoie
2- Les fondements de l’étude des stalles savoyardes
3- L’évolution de la production savoisienne
4- Les limites du critère iconographique
C- ETAT DE CONSERVATION
1- Eléments disparus
2- Les accotoirs : traces de remaniements du mobilier
3- Dossier de la Conservation des objets mobiliers
II- ETUDE STYLISTIQUE
Les stalles d’Entremont dans la production mobilière des XVe et XVIe siècles, dans l’ancien duché de Savoie
A- ARCHITECTURE DU MOBILIER
1- Les dorsaux, la perte d’un support majeur pour l’analyse stylistique
2- Le dais
3- Jouées rectangulaires, caractéristiques de la fin du XVe siècle
4- Parcloses traditionnelles
B- DECOR DE LA STRUCTURE
1- Entre sculpture et mobilier
2- Le dais flamboyant
3- Les jouées aux reliefs figurés
4- Les Parcloses, colonnettes polygonales et choux frisés
5- Miséricordes non figurées
C- ETUDE STYLISTIQUE DES FIGURES
1- Présentation des figures
2- La représentation du corps
3- Les visages
D- ASCENDANCES STYLISTIQUES DES FIGURATIONS
1- Espace et compositions: un décor conçu dans le sillage de la mode savoisienne
2- Un ensemble sculpté dans la tradition germanique
3- La forte analogie des reliefs du siège d’Abondance
III- ICONOGRAPHIE Entre gothique et renaissance
A- THEMES TRADITIONNELS DU MOYEN AGE
1- Images de dévotions
2- Répertoire profane issu de la tradition médiévale: le récipient et l’homme à la lanière
3- Les hommes noirs, évocation des origines prestigieuses des Luxembourg ?
C- L’ICONOGRAPHIE RENAISSANTE D’UN MOBILIER « HYBRIDE »
1- Ornementation non figurée
2- Médaillons
3- Le cavalier, figure héroïque de la mythologie gréco-romaine
4- Interprétation de la renaissance par les sculpteurs flamboyants, naissance d’un style
IV- L’HYPOTHESE DU COMMANDITAIRE LES STALLES D’ENTREMONT DANS LE MECENAT ARTISTIQUE DE PHILIPPE DE LUXEMBOURG, EVEQUE DU MANS (1477-1519)
A- BIOGRAPHIE DE PHILIPPE DE LUXEMBOURG
B- PRESENTATION DE LA COMMANDE
1- Production littéraire, livres imprimés et manuscrits
2- Embellissement de la cathédrale
3- Palais épiscopaux
C- ANALYSE DE LA COMMANDE
1- Le commanditaire précurseur de la renaissance en France
2- Les particularités d’un mécénat épiscopal
3- Les stalles d’Entremont
CONCLUSION
SOURCES
BIBLIOGRAPHIE PAR THEMES
BIBLIOGRAPHIE PAR ORDRE ALPHABETIQUE

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *