Les pauvres dans l’espace du territoire et l’espace du territoire comme enjeu politique sous l’Ancien Régime

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Le contexte économique et financier

Sur le plan économique, la pauvreté se développa en raison de la fragilité et de la surexploitation du terroir mais aussi à cause de la complexité des mouvements frumentaires. De plus, les mécanismes des dettes et des créances aggravèrent la situation des pauvres. Enfin, l’économie du territoire offrait peu de possibilités sur le plan professionnel.

Un terroir fragile et surexploité

Le Haut-Dauphiné est composé de territoires qui présentent de véritables fragilités : au Sud, ils sont fréquemment soumis à la sécheresse, dans la partie montagneuse, la rudesse du climat, le gel, les crues… fragilisent le terroir agricole141. Dans sa thèse, Bernard Bonnin dresse longuement un tableau de ce territoire difficile exploiter ; cet historien évoque ainsi l’infertilité du sol avec « les cônes de déjection pierreux des torrents, et, dans une partie des Préalpes du Sud les pentes en roches friables ravagées par l’érosion mécanique, et transformées par elle en un relier
Soit des paroisses actuellement situées dans les Hautes-Alpes pour l’Ouest de ce territoire et dans les Alpes de Haute-Provence pour celles situées dans le Sud-Ouest.
L’évêché de Gap était suffragant de l’archevêché d’Aix-en-Provence, tandis que l’archevêché d’Embrun ne dépendait que de lui-même, ayant, par exemple, l’évêché de Senez comme suffragant. Cet aspect dénote un profond contraste au sein de l’aire étudiée entre une sphère religieuse plutôt tournée vers la Provence et une seconde vers les montagnes. Pour le terme « suffragant », cf. infra, vol. II, lexique, p. 1170.
confus de croupes désertiques […] »142, mais aussi « les sols pierreux, souvent calcaires, à la terre pauvre, qui recouvrent une partie des versants des grandes vallées alpines, Durance et Isère […] »143. Bernard Bonnin présente également le contraste en termes d’hydrologie, ce territoire subissant à la fois des crues dévastatrices et des sécheresses importantes ; ce fut notamment le cas pour les vallées de la Durance et du Drac144. Cet historien mentionne enfin la rigueur du travail en montagne : aux difficultés d’exploitation145 s’ajoute les aléas du climat en altitude.
Les terres intéressantes étaient donc en nombre limité, ce qui explique la surexploitation de certaines d’entre elles. Or, la première cause de pauvreté correspond à la surexploitation de certains domaines fonciers et à l’abandon de terres agricoles qui représentèrent, par voie de conséquence, un manque à gagner pour les communautés où elles se produisirent.
L’état du foncier dans le diocèse de Gap au cours du XVIIIe siècle illustre l’analyse de Bernard Bonnin ci-dessus. A la fin des années 1750, l’évêque de Gap délivra un diagnostic sans appel concernant l’état du foncier dans son diocèse. Ainsi, ce prélat indiquait que « dans les montagnes du Dauphiné, les biens [fonciers] […] ont diminué de prix au lieu d’augmenter »146. Dans un courrier circonstancié à ses ecclésiastiques, l’évêque de Gap avançait trois raisons principales : « 1e […] la nature et situation du terrein, le ravage des torrents, le défaut des fourrages par a destruction des prairies ; 2e le défaut de commerce ; 3e la fréquente disette des récoltes »147. L’évêque développait ensuite plusieurs arguments en lien avec « le sol des fonds du Gapençois […] de sa nature sec et aride »148 en citant notamment l’amoindrissement de la qualité des récoltes149. Cet enchaînement de causes à effets finit par impacter les ecclésiastiques eux-mêmes : « Les dixmes qui font presque le seul revenu des bénéficiers du diocèse ont dû suivre le sort des propriétés et leur produit diminuer à proportion »150. La gravité de cette situation se traduisit, par exemple, par la nécessité qu’il y eut « de faire venir des troupes d’Embrun pour faire garder à Gap les magasins du Roi […] et qui risquaient d’être forcés par le peuple »151 au cours des années 1758 et 1759. Cet ensemble de phénomènes, s’apparentant à une surexploitation foncière, met en évidence l’opposition entre économie traditionnelle et économie « moderne » :
On passe de l’attitude « oeconomique » ancienne, marquée par un pullulement de règlements locaux et une surveillance de tous les instants, à une « économie » à visée productiviste, qui favorise les défrichements précipités : les acquéreurs de communaux ne cherchent guère à ménager des biens dont la seule finalité désormais était d’éponger des dettes au plus vite. La « crise » rurale provençale correspond au passage, dramatique à bien des égards, d’une économie traditionnelle, conçue d’abord comme une gestion de bon père de famille, à une économie « moderne », tournée résolument vers l’accroissement des richesses et caractérisée par le recul de l’hétéronomie des espaces ruraux »152.
La déforestation fit partie des formes de surexploitation des domaines fonciers comme le montre l’exemple du Bois de Charance. Un privilège octroyé aux pauvres de Gap par un évêque de cette ville, à une date qui n’a pas été retrouvée, leur permettait de « boiseller » dans ce lieu, qui semble avoir été propriété conjointe de l’évêque et de la ville. Un constat de la part du consulat gapençais témoigne d’une pratique de coupe anarchique, sans doute déjà ancienne :
Le Bois de Charance est entièrement ruiné, à cause que les habitants et forains y vont boiseller, portant aches et piauches, et arrachent entièrement les seps, de sorte que la montaigne est bientost en friche, estant à craindre qu’au premier débordement des eaux, la terre qui se trouve remuée par le susd. arrachement, ne cause des ravines »153.
Un règlement sur l’usage de ce bois est établi le 20 mai suivant154, mais il ne paraît pas avoir été très suivi puisque, quelque temps après, il est de nouveau constaté que : « L’on défrèche totalement le Bois de Charance, ce qui expose tous les fonds intérieurs à un dommage considérable, pour ne pas dire à une ruine totalle »155. Enfin, les consuls décidèrent que : « pour éviter la ruine du Bois de Charance, il sera défendu, pendant 10 ans, d’y prendre du bois et d’y garder acunes chèvres. L’évêque sera prié d’établir des gardes […] »156. En dépit de ces mesures, les dévastations se poursuivirent, comme l’atteste l’acte que fit établir l’évêque de Gap, dans les mois suivant le début de la Révolution, dans lequel ce prélat dénonçait une nouvelle fois les dévastations quotidiennes au Bois de Charance ; le conseil de l’administration municipale lui offrit le secours des gardes nationales pour procurer l’exécution des jugements devant être prononcés contre les « délincans »157.
L’affaire du Bois de Charance montre que les interdictions établies par les évêques successifs, durant le XVIIIe siècle, ne parvinrent pas à interdire aux particuliers l’exploitation des arbres situés sur ce domaine, et dont les essences auraient dû être exclusivement réservées à l’usage des pauvres158.
Un deuxième exemple concerne l’abandon des terres dans certaines communautés, et du processus de monétarisation qui en a découlé, en raison de la pauvreté. Une enquête diligentée par les procureurs du pays de Provence relative aux « terres abandonnées par les particuliers habitants, et forains possedant biens »159 permet de mettre en rapport trois paramètres au premier rang desquels figure le ravinement des terres, par les pluies : « la rapidité des eaux y cause fort frequamment des graves dommages ce quy change presque toutes les années la quallité des fonds »160. Les deux autres paramètres apparaissent comme des conséquences : le départ des propriétaires d’une communauté proche : « les habitants de Vers [-sur-Méouge] depuis quelques années »161 abandonnent les terres qu’ils possèdent dans le terroir de la communauté d’Eygalayes ; la multiplication des saisies ordonnées par les créanciers, ainsi que le signalent les consuls de la communauté de Curbans : « des creanciers modernes ou vieux ont fait des saisies ou gaigeries soixante et dix [propriétaires] sur les possesseurs des fonds duq lieu de cent cinq habitants que nous sommes […] »162, ce qui représente les 2/3 des propriétaires de cette communauté. Le mauvais état des sols entraîne le départ de certains habitants, ces départs augmentent non seulement la quantité de fonds non cultivés mais diminue également le volume des taxes versées. A la longue, cet appauvrissement finit par être dommageable à la collectivité dans la mesure où les pauvres sont les premières victimes de ce processus puisque leur seule alternative est la mendicité ou le départ ; par sa récurrence et l’impossibilité d’inverser l’évolution de ce processus, on assiste donc au développement d’un cercle vicieux.
Georges Pichard théorise ce principe en soulignant que les paiements en nature des débiteurs étaient opposés aux liquidations en deniers des créanciers :
Le paiement en nature paraît avoir été l’obsession de ces communautés pour lesquelles la liquidation en deniers que réclamaient les créanciers était souvent synonymes d’exécutions violentes, de pressions ou de chantage »163, ces paiements en nature étaient bien la seule « issue » financière des débiteurs en question164. Dans le périmètre de notre étude, certaines communautés furent pourtant obligées de mettre en place ce dispositif, ainsi celle de Ventavon : Despuis plusieurs années, [les habitants] ont souffert de grands séjours et passages de gens de guerre, et ont esté tellement surchargés de tailles extraordinaires et aultres impozitions sur eux faictes, qu’ayant expuisé les revenus de leurs biens, qui n’auroient esté suffizans pour y satisfaire, ilz auroint esté contraintz et reduictz dans la nécessité d’emprunter de grandes sommes de deniers, de plusieurs personnes […] C’est pourquoy […] aussi bien que toutes les aultres communautés de lade province, se voyant poursuivis, de tous coustés, par les créanciers, et dans l’impuissance de les payer, et de satisfaire aux charges ordinaires, que par l’aliénation de leurs fondz, ilz auroient esté obligés d’avoir recours S. M. pour obliger leursd. créanciers à prandre leurs payements en fondz de terre »165.
A la suite d’une requête déposée par cette communauté, le Conseil privé du Roi autorisa donc les habitants de celle-ci à payer leurs créanciers exclusivement par des fonds de terre166.
La surexploitation des sols, pratiquée au moins depuis le milieu du XVIIe siècle, se poursuivait encore jusqu’au début de la Révolution. En dépit des prises de conscience de certains acteurs, au demeurant peu nombreux, il fut impossible de trouver des solutions susceptibles de ménager les intérêts des pauvres, comme dans l’affaire du bois de Charance, ou d’alléger le poids de leur misère.

Des mouvements frumentaires complexes

On peut d’abord observer la complexité d’un contexte où s’entrecroisent quatre paramètres, certains ayant contribué à l’approvisionnement et d’autres ayant eu tendance à l’entraver. Toutefois, en raison de l’étendue de la périodisation, on a considéré plus précisément cinq épisodes particulièrement significatifs : la fin de la décennie 1670, puis le printemps de l’année 1709 marqué par le froid qui avait débuté à la fin du mois de janvier précédent, ensuite la période contemporaine au traité d’Utrecht en 1713, la fin du premier tiers du XVIIIe siècle et enfin le début de la décennie 1770. Trois paramètres peuvent être considérés comme des facteurs ayant complexifié les approvisionnements : la place centrale du royaume de Piémont-Sardaigne – au niveau économique comme au niveau géographique – en liaison avec la proximité de la limite d’État, qui conditionnèrent des mouvements frumentaires entre la France et cet État voisin, ou entre la Provence et le Dauphiné, tous mouvements propices à une déstabilisation des prix et enfin la présence de la spéculation, facteur existant par lui-même ou venant se greffer sur des paramètres déjà existants. En revanche, à la fin du premier tiers du XVIIIe siècle, le milieu urbain assurait une production céréalière au-delà de ses besoins, ce qui montre également des déséquilibres considérables entre les zones de notre territoire. Les cinq épisodes dont il est question ci-dessous montrent que les crises frumentaires demeurèrent circonscrites, jusqu’au début de la décennie 1770167. Durant les dix-sept années avant 1789, les prémices d’un manque d’approvisionnement en grains se confirmèrent en divers points de notre territoire, et plus particulièrement à Gap. Dans quelles mesures le royaume de Piémont-Sardaigne eut une influence déterminante sur l’approvisionnement des grains en Dauphiné ? De quelles manières le pouvoir royal et les notables des villes parvinrent à gérer ces périodes de crise ? Cette gestion des approvisionnements fit-elle disparaître des problèmes structurels comme la spéculation ? Peut-on estimer que les pauvres ont souffert d’un manque d’approvisionnement en blé ?
La récolte de l’année 1730168 permet de mieux comprendre le contexte de crise du premier tiers du XVIIIe siècle. Dès le XVIIe siècle, les acteurs des approvisionnements en grains furent les agents de l’administration royale, à l’image des intendants, le parlement et les consulats. Le principe de régulation des approvisionnements, appliqué dans cet exemple par des officiers consulaires, prenait toujours en compte qu’au-delà d’une certaine quantité de grains les particuliers étaient obligés de s’en dessaisir au profit du bien commun : « Pour prouvoir [sic] à La Granette, affin de donner contentement aux pouvres […] les consulz ont fait faire de proclamations, par la ville, de ouvrir les greniers et debitter les grains, affin que le peuple en soit sollagé, et sont encore allés de porte en porte de ceux qui en ont au dela de leur provizion »169.
Lors de la première crise frumentaire d’une certaine importance retrouvée dans nos sources, le consulat gapençais fit appel au pouvoir royal :
Colbert et Louvois, ministres d’Etat, Dugué, intendant de la province, et président de Saint-André, au sujet de la grande misère en laquelle se trouve cette pauvre ville, tant à cause de la sécheresse et peu de bleds, que de la modicité de toutte la récolte, comm’aussy des amas et transports des bleds qu’en font plusieurs personnes, du costé d’Ambrun et Briançon, mesmes hors du Royaume […] »170.
Les sources du XVIIe siècle, en revanche, sont plus lacunaires de ce point de vue.
Analyse adaptée de B. Bonnin, op. cit., pp. 740-741.
La spéculation figure ici de manière récurrente, malgré de nombreuses dispositions du pouvoir royal pour la combattre. La surveillance du pouvoir royal sur la circulation des blés et les approvisionnements ne s’est jamais démentie, même dans des périodes difficiles comme lors du printemps de 1709. Le contrôleur général des Finances écrit aux intendants des provinces le 1er avril de cette année-là : « […] l’intention du Roi est que vous chargiez diverses personnes fidèles et expérimentées sur cette matière de vous rendre un compte juste de l’état où sont à présent les blés et les autres grains qui sont sur terre dans toute l’étendue de votre département, afin de m’en donner avis »171.
Les difficultés se poursuivirent dans les mois suivants. Le 9 juin de cette année-là, M. d’Angervilliers, alors intendant de Dauphiné, signale une situation critique : « Toutes sortes d’autres entreprises, comme d’étapes et d’hôpitaux, sont de même tombées. […] les peuples sont presque à la famine »172. On retrouve ici le problème d’un territoire dont il faut approvisionner tous les habitants en dépit de distances parfois considérables : « Comme les effets sur lesquels nous vivons actuellement ne sont remis dans les magasins de Gap qu’à mesure qu’ils sont achetés, il ne s’y en trouve jamais une assez grande abondance pour en envoyer à Briançon beaucoup à la fois »173. Le 27 juin suivant, M. d’Angervilliers estime qu’il faut franchir le cap du mois de juillet pour être tiré d’affaire : « Si, une fois, nous gagnons le mois d’août, les secours nous viendront de toutes parts, et, quand même il n’en viendroit point, la seule récolte des montagnes suffiroit pour nous faire vivre longtemps ; mais d’ici là, nous aurons bien à souffrir »174.
Les crises frumentaires se sont donc avérées désastreuses pour les pauvres dans la mesure où l’octroi de céréales – soit par le canal des monts-de-piété sous forme de prêt, soit par celui de la vingt-quatrième des pauvres sous forme d’aumônes – constituait une de leurs principales ressources, sinon la seule. Mais en l’état des recherches, nous n’avons pu retrouver des sources susceptibles de confirmer cette hypothèse. Ces crises frumentaires furent étroitement liées dans leur fonctionnement à la lutte contre la spéculation dans laquelle l’autorité militaire joua un rôle de premier plan, en raison de l’approvisionnement des troupes. Depuis la ville d’Embrun, des représentants du pouvoir royal s’impliquèrent dans la lutte contre la spéculation, en s’appuyant sur l’Autorité militaire, seule expression du pouvoir séculier ; ainsi, les principaux officiers eurent pour mission de relayer ces ordres auprès des consuls des communautés, notamment celles de la région en bordure de la limite d’État, à l’image de la vallée du Queyras, afin d’obtenir les noms des
particuliers qui font des achats de bleds clandestinement ou dans les marchés publics sans ordres, et non point pour leur subsistance journalière, mais qui en font des amas dans un esprit d’avidité pour en faire augmenter le prix »175.
Dans le territoire étudié, cette lutte contre la spéculation prit un caractère particulier dans la mesure où elle eut pour but de ne pas obérer l’approvisionnement des troupes dans des villes de garnison, comme, par exemple, Briançon ou Gap.
Toutefois, les conséquences de ce type d’action sont malaisées à évaluer ; enfin, leur fréquence dans les sources, avec les interdictions afférentes, suggèrent à la fois des effets limités et des infractions que le pouvoir royal dut sans cesse réprimer, ce qui est un indice sur le peu d’effet des mesures royales.
Le premier tiers du XVIIIe siècle marque un tournant dans les crises frumentaires dans la mesure où l’on dispose de données quantitatives. Bernard Bonnin fonde sa démonstration sur une analyse statistique permettant de dégager un volume de récoltes et un chiffre de population : « […] avec, en 1730, une population totale de 583 454 âmes, et une production respective en froment, méteil et seigle de 879 872, 260 890 et 898 118 quintaux, soit un total de 2 035 900 quintaux de 100 livres »176. Cet historien fonde l’autre volet de son analyse sur la consommation, à partir de l’étude des pensions alimentaires concédées aux vieillards par leurs familles en obtenant le volume de trois quintaux par an et par habitant : « […] avec 3 quintaux par habitant, [le Dauphiné] avait bien plus que ses besoins, c’est-à-dire un excédent disponible total de 285 538 quintaux »177.
En revanche, il existait une fragilité structurelle en ce qui concerne les récoltes et l’approvisionnement proprement dit dans certains secteurs, mais sans pouvoir quantifier précisément certains paramètres comme la spéculation, les fluctuations de prix ou les achats de grains d’une communauté dauphinoise à une communauté provençale, sans l’aval des représentants du pouvoir royal. Ainsi, de façon structurelle : […] comme nous l’a montré l’étude des parcellaires, selon les communautés, un minimum de 15 à 30 % de leurs habitants ne possédaient pas le minimum de fonds exigé pour que chacun d’eux puisse disposer d’au moins 3 setiers de “gros grains” par an, et que, par ailleurs, ceux-là avaient fort peu de chances de pouvoir prendre en location [des] exploitations pour compléter leur propriété […] »178.
et de façon conjoncturelle: « en 1730, année qu’on peut considérer comme normale, c’est-à-dire sans crise profonde de subsistances […] était peut-être suffisante pour l’ensemble de la province, mais insuffisante pour un certain nombre de communautés situées dans les régions les moins fertiles […]. »179.
Cette configuration existait aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain : « les villes comme Grenoble, Vienne, Valence, Romans […] ou Briançon180, Die, Nyons, le Buis-en-Baronnies, situées en des régions peu fertiles, n’arrivaient pas, et parfois de beaucoup, à nourrir leur population avec le seul apport […] de leur propre terroir, même quand il était étendu »181. En revanche, celles de « Montélimar, Gap, Embrun, Voiron, la Tour-du-Pin ou Bourgoin, qui disposaient de terroirs plus étendus, et situées dans les plaines, les grandes vallées ou les plateaux, non seulement pouvaient en principe nourrir leurs habitants, mais même conserver un excédent notable […] »182. Enfin, l’exiguïté des propriétés foncières grevait par la base ce système d’approvisionnement en céréales, réparti entre froment, méteil et seigle.
La place centrale du royaume de Piémont-Sardaigne prend toute sa dimension au milieu des années 1720. Cet État exerça une double emprise sur l’approvisionnement des grains, au niveau territorial et commercial. La cession des vallées d’outre-monts, qui entraîna une baisse de la production céréalière, correspond à la fois aux volets territorial et commercial ; en effet, le rôle de cet État dans les mouvements d’approvisionnements en grains, éclaire la période précédente immédiatement après la signature du traité d’Utrecht ; ce traité représenta un bouleversement considérable sur le plan économique : « […] par le traité d’Utrek [sic] la France a perdu les valées d’Oulx, Cezanne, Pragelas183, Bardonneche et Chateaudauphin d’où le Briançonnais dont elles faisoient partie tiroit plus de la moitié de sa subsistance […] »184.
Les échanges de blé contre du vin et du numéraire réalisés entre habitants du Briançonnais et de la Savoie montre que l’emprise commerciale devait être réciproque sous peine de nullité de facto, c’est ce que démontre Fontanieu dans un mémorandum adressé au Contrôleur général des Finances :
Il passe journellement en Savoye une grande quantité de bleds du Dauphiné dont une partie est échangée contre du vin, et l’autre se paye en argent ce transport fait enchérir considérablement les grains surtout dans une année où la récolte a été si médiocre185. Le moyen qui se présente naturellement pour y remédier seroit de faire executer regulierement les arrets du Conseil [du roi] qui ont interdit la sortie des grains du royaume mais comme ce party peut être sujet a plusieurs inconveniens qui ont meme engagé depuis long tems a fermer les yeux sur l’inexecution de ces arrets on croit devoir remontrer à Monsieur le Contrôleur général […] »186.
Fontanieu signale alors un état important de dépendance par rapport au royaume de Piémont-Sardaigne, en ce qui concerne ce type d’approvisionnements :
nous n’avons pas seulement tiré des Etats du roy de Sardaigne ce qui manquoit à notre consommation nous y avons meme pris les approvisionnemens de nos magasins, la Provence, l’Embrunois et le Gapençois qui environnent le Briançonnois du côté de la France ne pouvant se passer de leurs productions pour leurs propres besoins »187.
Autrement dit la vallée de Pragela, ou val Cluson.
Cet intendant réitère le constat relatif à l’impossibilité politique d’abord, mais également matérielle de fermer la limite d’État sous peine de s’exposer à de graves conséquences :
Il seroit à craindre que du côté de la Savoye la deffense de la sortie des bleds du royaume [s’executant] avec rigueur le roy de Sardaigne par une juste represaille à laquelle il n’y auroit rien à répondre ne vint à priver le Briançonnois des secours dont il ne peut se passer et sans lesquels la disette s’y mettroit infailliblement […] »188.
Ce risque, constituant sans doute un souci récurrent, avait déjà été évoqué deux ans auparavant ; ainsi, le courrier de l’intendant Fontanieu à M. de Morville fut rédigé selon cet esprit :
Je ne dois pas vous laisser ignorer que le bruit se repend icy que le Roy de Sardaigne est dans la disposition d’empescher la sortie des bleds de ses Etats, et ce bruit quoyque je n’en aye pu decouvrir le fondement a deja causé quelque augmentation au prix de cette denrée »189.
Ce contexte confirme que les fluctuations importantes du prix du blé, parfois à partir de craintes fondées mais aussi sur de simples rumeurs, alimentaient la spéculation. Dans un courrier du milieu des années 1720, Fontanieu développait l’importance du Gapençais dans la production de grains, afin d’en ménager à proximité de la limite d’État tout en l’obtenant d’une vallée qui en était suffisamment éloignée :
il ne me paroit pas de la bonne administration de laisser degarnir le gapençois de ses bleds, c’est le seul de nos cantons du costé de ces montagnes qui en produise au dela de la subsistance nécessaire à ses habitants, et le seul par consequent dont on puisse espérer du secours dans des tems difficiles… Ce pays a toujours été regardé comme un entrepost qu’il faut menager, à cause de la situation a portée des frontières »190.
Les villes, en tant que centres de concentration des grains, constituèrent des paramètres modérateurs par rapport aux fluctuations générées par la proximité du royaume de Piémont-Sardaigne. Dans ce contexte, les contrôles réguliers effectués par les consulats au sujet des conditions de consommation, du marché191, de l‘absence d’intermédiaires avant l’arrivée du blé à la place de la Grenette à Gap, de la provenance confirmée des achats par les marchands192, du moment où les ventes devaient être effectuées, des capacités pour les autorités consulaires de gérer ces informations économiques selon leur validité et enfin la vérification de leurs modalités de diffusion193 pouvaient contribuer à une bonne gestion en amont des approvisionnements. Enfin, il était nécessaire d’intégrer le paramètre relatif à l’incertitude dans les négociations entre acheteurs et vendeurs194. Progressivement, les mécanismes économiques étendirent ces paramètres de fonctionnement aux territoires dépendant de ces cités.
La place prépondérante des récoltes en milieu urbain se présente de la manière suivante : « Dans sept des dix villes principales [du Dauphiné], la production par tête d’habitant dépassait la moyenne provinciale. A Valence, Crest, Embrun, et surtout Die et Montélimar, elle représentait entre deux fois et deux fois et demie cette moyenne. Partout ou presque […] la culture des céréales l’emportait. »195. En effet, les villes représentaient des « pôles » de production considérables selon le tableau ci-dessous.

Table des matières

Introduction générale
Ie partie Pauvres et pauvreté
Introduction de la première partie
Chapitre 1. Contextes de la pauvreté
Introduction
A/ Le contexte économique et financier
1/ Un terroir fragile et surexploité
2/ Des mouvements frumentaires complexes
3/ Causes de pauvreté de nature financière : des processus d’endettement à la transmission de créances
B/ L’univers de la pauvreté au niveau individuel
1/ Décès, veuvage et célibat
2/ Enfants pauvres et enfants trouvés
3/ Les malades, les infirmes et les fous
4/ Une forme de pauvreté limitée à la dimension socio-professionnelle : les pauvres honteux
C/ L’univers de la pauvreté au niveau collectif
1/ Quantification et qualification de pauvres à travers la capitation
2/ Du patronyme au surnom : des identités de femmes en voie d’effacement
3/ Quelle intégration des pauvres à travers les signatures des témoins dans les actes de décès ?
Conclusion du premier chapitre
Chapitre 2. Les pauvres dans l’espace du territoire et l’espace du territoire comme enjeu politique sous l’Ancien Régime
Introduction
A/ Les domiciliés pauvres
1/ Lieux de domiciles de pauvres en milieux urbain et rural : entre permanences et changements
2/ La place des pauvres dans l’espace de la communauté
B/ Entre pauvreté et mendicité : quelles formes de mobilité ?
1/ Des catégories sociales entre sédentarité et mobilité
2/ Itinéraires de mendiants et de passants dans l’espace social
3/ Quelle intégration des mendiants à travers les signatures des témoins dans les actes de décès ?
4/ Le terme « mendiant » : de la réalité sociale au fait de langage
C/ Les mendiants des dépôts de mendicité
1/ Profil sociologique
2/ Origines géographiques
D/ Quels ressortissants pauvres en provenance des États Italiens ?
1/ Qui furent ces ressortissants pauvres ?
2/ Quelle fut leur place dans l’espace étudié ?
3/ Quelles formes de sédentarisation pour ces étrangers ?
Conclusion du deuxième chapitre
Chapitre 3. Professions et travaux
Introduction
A/ Les professions
1/ Les domestiques : des professions sous le signe de la précarité
2/ Journaliers, laboureurs et artisans : des professions en lien avec des espaces géographiques
3/ Le cas particulier des apprentis
B/ « Travaux » accomplis par les pauvres
1/ Rémunération de pauvres en milieu urbain
2/ Travaux de pauvres dans le cadre de la communauté rurale
3/ Le cas particulier des nourrisseurs
Conclusion du troisième chapitre
Conclusion de la première partie
IIe partie Les secours aux pauvres : entre charité et assistance
Introduction de la deuxième partie
Chapitre 4. Charité et assistance en milieu urbain aux XVIIe et XVIIIe siècles
Introduction
A/ Charité en milieu urbain avant les hôpitaux généraux
1/ Rôle des acteurs et origines institutionnelles des structures de secours
2/ Quelles actions charitables ?
3/ Maison de l’Aumône et chapitre d’Embrun : développement du premier « pôle » charitable du Haut-Dauphiné
B/ Les hôpitaux généraux : entre structures ouvertes et structures fermées
1/ Aspects institutionnels : entre résistance à la politique royale et acceptation
2/ Complexité des aspects financiers
3/ Actions engagées en faveur des pauvres
4/ Quels défauts de soins et quels défauts de paiement ?
C/ La Charité de Gap : structure « ouverte » ou « fermée » selon les publics
1/ Sa création
2/ Un double fonctionnement : entre pratique charitable et pratique assistantielle
3/ Etude d’un marqueur sociologique : le système des paiements différenciés pour les pensionnaires
D/ Des structures « ouvertes »
1/ Le séminaire de Gap
2/ Les Dames de la Miséricorde, une congrégation du milieu urbain
3/ OEuvres charitables embrunaises
4/ Les greniers d’abondance : une création « tardive » du XVIIIe siècle
E/ En marge de l’Histoire de ce territoire et des archives : les prostituées
Conclusion du quatrième chapitre
Chapitre 5. Structures civiles de charité et d’assistance en milieu rural aux XVIIe et XVIIIe siècles
Introduction
A/ Précarité et mutations des structures civiles au cours des XVIIe et XVIIIe siècles
B/ Quelles évolutions des formes de secours dans les communautés aux XVIIe et XVIIIe siècles ?
1/ Dispositions réglementaires et initiatives individuelles dans le domaine de la charité au cours du premier tiers du XVIIe siècle
2/ Le réseau des hôtels-Dieu
3/ Les Bureaux des pauvres
4/ Les fondations : une charité de l’aléatoire ?
5/ Les services aux passants : d’une pratique gracieuse à l’aspect institutionnel
C/ Un fonctionnement charitable « mixte » entre consuls et curés : la vingt-quatrième des pauvres
Conclusion du cinquième chapitre
Chapitre 6. Structures charitables d’inspiration religieuse et mesures de nature politique en milieu rural aux XVIIe et XVIIIe siècles
Introduction
A/ Structures et initiatives d’inspiration religieuse au XVIIe et au XVIIIe siècles : du vide institutionnel à la reconquête confessionnelle
B/ Structures et initiatives gérées par le clergé
1/ Un « réseau » charitable : les monts-de-piété
2/ La Charité de Volonne
3/ Structures et initiatives de nature missionnaire dans les domaines de la charité et de l’assistance
4/ Stations de carême : une charité d’expédients ?
C/ Formes de secours en milieux urbain et rural : de la charité aux enjeux de pouvoir entre l’État et l’Église
1/ Mesures de secours des administrations royale et consulaire
2/ La charité comme stratégie et comme enjeu d’influence
3/ Un enjeu financier au sommet de l’État entre le pouvoir royal et l’Église ?
Conclusion du sixième chapitre
Conclusion de la deuxième partie
IIIe partie Assistance et secours : au carrefour de muntiples enjeux
Introduction de la troisième partie
Chapitre 7. La charité en milieu réformé : quel enjeu confessionnel ?
Introduction
A/ La charité réformée avant la révocation : une charité différente de la charité catholique ?
1/ Situation politique et religieuse du protestantisme dans le royaume de France avant la révocation
2/ Les principes de la charité réformée et leur mise en oeuvre
3/ Formes de l’emprunt dans la charité réformée en milieu rural
4/ La charité réformée à l’épreuve du territoire
B/ Mise en concurrence entre charité réformée et charité catholique durant la seconde moitié du XVIIe siècle
1/ La confessionnalisation de la charité : une stratégie financière des pouvoirs politique et religieux
2/ De la pauvreté des protestants et de la prépondérance du paramètre financier
3/ La révocation de l’Édit de Nantes : quelles conséquences pour les pauvres ?
4/ Comparaison entre charité catholique et charité réformée
C/ Aspects de la confessionnalisation de la charité et de la confessionnalisation de l’assistance dans le diocèse de Gap au XVIIIe siècle
1/ Répression financière et instrumentalisation par l’Église catholique de quelques aspects de la charité réformée
2/ Formes de la confessionnalisation de la charité au XVIIIe siècle
3/ Rôle et évolution de la Caisse des Économats au XVIIIe siècle
4/ Origines et modalités de la confessionnalisation de l’assistance dans le diocèse de Gap à partir de la décennie
Conclusion du septième chapitre
Chapitre 8. Formes de la lutte contre la mendicité et le vagabondage : un enjeu de territoire
Introduction
A/ Au coeur du dispositif : le territoire
1/ L’impulsion urbaine au cours de la première moitié du XVIIe siècle
2/ De l’enceinte urbaine au territoire : quel transfert des moyens de contrôle ?
3/ Le XVIIIe siècle : continuité et innovations du contrôle des populations et du territoire
B/ Enjeux de l’assistance : signification et fonctions des espaces fermés ?
1/ Caractérisation des espaces fermés en fonction des publics et des périodes
2/ L’enjeu administratif : dispositions institutionnelles et significations des mises en oeuvre de l’enfermement
3/ L’enjeu économique : les manufactures de l’hôpital général d’Embrun et de la Charité de Gap au XVIIIe siècle : l’impossibilité d’une exploitation pérenne ?
4/ Une illustration de l’enjeu politique : la donation de Louis XV
5/ Un enfermement plus sévère : les dépôts de mendicité de Barcelonnette et de Gap, entre gestion financière et contraintes physiques
C/ Limites et échecs de la lutte contre la mendicité et le vagabondage
1/ Quelles évolutions politiques dans l’appréhension du financement de l’assistance ?
2/ Le bannissement : complexité d’une procédure de l’État royal
3/ Un vagabondage récurrent de ressortissants pauvres d’Etats italiens entre Provence et Dauphiné
4/ Quels liens entre vagabondage et espaces interstitiels ?
Conclusion du huitième chapitre
Chapitre 9. Des enjeux politiques, sociaux et financiers : permanences et mutations de la charité et de l’assistance d’Ancien Régime, de la Constituante au Con
Introduction
A/ Entre permanence des idées et mutations engagées par les mesures gouvernementales, de la Constituante au Directoire
1/ Les lois sociales de la Nation à l’épreuve de la réalité
2/ Politique de subsistances et mesures de secours en milieu urbain
B/ Quelles évolutions des mesures de secours en milieu rural ?
1/ La vingt-quatrième des pauvres : une aumône à bout de souffle
2/ Le budget des communes : gestion nouvelle ou absence de charité ?
3/ Disparition des structures de secours d’Ancien Régime en milieu rural
C/ La Loi et le passeport : vers un nouveau contrôle du territoire ?
1/ La Révolution et la question de la mendicité : quelle résolution du problème ?
2/ Quelles mutations en lien avec la question du vagabondage ?
Conclusion du neuvième chapitre
Conclusion de la IIIe partie
Conclusion générale
Volume II
Registre de références
* Fonds d’archives
* Fonds de bibliothèques
* Documents imprimés à valeur de sources
* Ouvrages imprimés à valeur de sources
* Registres d’archives
* Autres sites internet consultés
Bibliographie
– Ouvrages et articles à caractère général
– Histoire sociale
– Pauvreté, assistance, vagabondage et mendicité
– Histoire du Dauphiné, de la Provence et des vallées d’outre-monts
Cartes hors-texte
Tableaux hors-texte
Annexes
Lexique
Table des cartes, des figures, des graphiques et des tableaux
Table des cartes hors-texte et des tableaux hors-texte
Table des annexes

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