Les servitudes hivernales de la loi montagne

De la tension au conflit : réflexions sur la démarche même de mise en place des servitudes

Tout conflit suppose au préalable l’existence de comportements ou de valeurs inconciliables entre deux individus ou groupes d’individus (CHARLIER, 1999). Les conflits dits d’usages se caractérisent par leur rapport particulier à l’espace : les individus ou groupes opposés ont des visions différentes de la destination d’un même espace, et de ces visions découlent les réactions conflictuelles. Mais la notion de conflit suppose plus qu’une opposition qui peut n’être qu’une simple tension. Alors la situation de mise en place des servitudes : tensions ou conflit?
Au niveau sémantique, la tension se distingue du conflit notamment par la notion d’engagement (Torre et al., 2006). L’engagement est ici compris comme le passage à l’acte dans la manifestation d’une opposition. Ici, l’engagement s’est matérialisé de manière individuelle lorsqu’un agriculteur a décidé de barrer la piste de ski de fond en déposant sur les traces un tas de fumier. Etant propriétaire et n’ayant donné aucune autorisation, son acte était purement légal mais est un signe d’engagement dans le conflit vis à vis du SIVM de Serre-Chevalier. On est ici encore dans le cadre d’un conflit “interpersonnel” dans la mesure où cet acte est isolé et tourné vers le SIVM pris comme 1 personne publique. On parle néanmoins de conflit du fait de l’engagement de cet agriculteur. Cet engagement a ensuite été répété et poursuivi par un autre agriculteur qui a refusé l’accès à certaines de ses parcelles l’année suivante.
Cela étant, dans cette situation l’engagement ne peut se résumer à ce seul acte de la part de ces agriculteurs. La démarche même de mise en place des servitudes n’est-elle pas en soi l’engagement du SIVM dans le conflit?
« De toute façon si cette servitude est créée, c’est justement parce qu’il y en a qui ont barré la trace de fond depuis deux trois ans hein… » Un agriculteur, concertation en réunion publique du 9 avril 2019. Il ressort de l’étude de la situation que, même si les servitudes étaient un projet de longue date, c’est bien à la suite de l’engagement d’un agriculteur dans le conflit que le SIVM a pris la décision d’instaurer les servitudes. Cette décision peut ainsi être regardée comme l’engagement du SIVM dans le conflit d’usage au regard de l’agriculteur déjà engagé, mais également de tous les usagers ayant le même rapport à l’espace que ce même agriculteur. Cette idée s’est exprimée lors de la concertation comme en témoigne les dires d’un agriculteur reproduits ci-dessus. La mise en place des servitudes est un engagement général en réaction à un engagement particulier, de sorte que le conflit ne se situe plus seulement entre le SIVM et l’agriculteur ayant barré les pistes de ski de fond, mais bien entre le SIVM et l’ensemble des acteurs du foncier.

Les rôles pluriels du conflit

Même si le conflit est une opposition concrète entre des points de vue a priori inconciliables, le rôle du conflit n’est pas toujours négatif. (Dziedzicki, 2015; Torre et al., 2006) Il faut en effet considérer le conflit comme une occasion de régler les tensions préexistantes et également comme une phase clé du retour à un état de paix sociale.
Le conflit est souvent perçu comme la phase «négative» de certaines démarches, comme la négociation, le dialogue ou la concertation. En effet, sans conflit, soit sans acte d’engagement de la part de l’un des acteurs, la tension peut perdurer et emprirer la situation sans qu’aucune solution ne soit recherchée. L’avènement du conflit constitue en réalité la première phase dans la recherche de solutions.
Dans le cas du SIVM, l’acte d’engagement de la part de l’agriculteur opposé au passage des pistes de ski de fond a permis certes le déclenchement du conflit, mais a contribué également à une expression de certains problèmes techniques qui étaient avérés. Les démarches qui ont suivi de la part du SIVM et notamment la phase de concertation ont bien permis de comprendre l’objet des revendications, certaines étant légitimes. Le conflit a ici un rôle pacificateur en ce qu’il purge les tensions.

Des caractéristiques liées aux conflits d’usages de l’espace

L’importance du rapport à l’espace dans le conflit d’usage issu de la loi montagne

Le conflit dont il est question suppose des usages différents du même espace. Le point commun spatial est essentiel dans la notion de conflits d’usages, car ce sont des acteurs différents avec des pratiques différentes du même espace qui s’affrontent. Il a été montré que des situations de superpositions d’usages et d’usagers sur le même espace étaient propices à la naissance des conflits (Bonin & Torre, 2004). Ce n’est pas la rareté de l’espace, ni son appropriation par une des parties au conflit, mais bien l’imposition d’un usage différent de celui auquel l’autre ou les autres partie.s aspire.nt.
Typiquement, c’est l’utilisation d’un même espace dans un même temps qui est source de conflit. Selon Bonin & Torre (2004), le passage est l’un des liens à l’espace susceptible d’attiser le conflit. Pour eux, le passage résulte d’une unité de temps et d’espace dans la naissance de situations conflictuelles. Cependant, dans le cadre de la loi montagne, les seules servitudes susceptibles d’attiser ce type de rapport à l’espace sont en théorie des servitudes estivales (dans le cadre de l’exploitation agricole versus le passages des usagers). En effet, tout l’intérêt de la loi montagne et de la mise en place des servitudes hivernales consiste en la non-superposition prétendue des usages d’un même espace. En hiver, les agriculteurs n’ont pas l’intérêt des terres qu’ils exploitent du fait de la neige. En été, l’absence de neige rend le domaine nordique inexploitable. Il ne devrait donc en théorie ne pas exister de conflits. Toutefois ce n’est pas le cas, alors comment cela se fait-il ?
Déjà, il faut nuancer le propos qui consiste à dire que l’instauration de servitudes hivernales anéantit le problème d’unité de temps dans l’usage de l’espace. En effet, les opérations d’aménagement et de préparation du domaine sont susceptibles de se confronter aux usages superposés puisqu’elles supposent une absence de neige pour être réalisées. Il y a donc, même si c’est très court, un temps partagé entre les différents acteurs du conflit, ce qui donne naissance aux interactions dépassant la simple tension. Certains agriculteurs lors de la concertation ont par exemple témoigné du fauchage de certains prés en prévision de la saison de ski de fond dans lesquels leur bêtes n’avaient pas encore brouté. Le principe pour ces agriculteurs est de faire brouter leur troupeau jusqu’aux premières neiges, mais le SIVM de son côté ne doit pas attendre la première chute pour préparer le domaine. De ce fait, il se crée une superposition physique des usages sur cette période, bien que cette dernière soit relativement courte.

Un conflit complexe du fait de la multi activité et de la pluralité des acteurs en jeu

Le conflit n’est pas quelque chose du dual où s’opposent franchement deux séries d’acteurs avec des points de vue nettement tranchés et extrêmes. Déjà, au sein des différents groupes, l’individualité de chacun permet une expression particulière de son, voire ses points de vue. Dans cette mesure, chacun peut avoir son opinion propre malgré un rattachement à un groupe porteur d’une opinion plus générale. Cette différence s’est manifestée lors des entretiens individuels. L’une des agricultrice présente a été interrogée individuellement et était également présente à la concertation. Lors des entretiens individuels, celle-ci n’émettait que très peu de réserves et se montrait assez favorable à la mise en place des servitudes. Lors de la concertation publique, celle-ci s’est abstenue la plupart du temps d’intervenir en faveur de la mise en place des servitudes à chaque fois qu’une critique était formulée, et allait plutôt dans le sens des critiques sans toutefois trop se manifester.
« Non mais ce qu’il faut voir c’est que tout le monde vit du tourisme et que tout le monde vit de son à côté de métier parce que yen a pas beaucoup qui vivent 100% de ça aujourd’hui, c’est pas le revenu principal, de tous les agriculteurs. C’est pas vrai. Parce que vous leur supprimez les primes y a plus rien, y’en a plus un d’agriculteur. » Un agriculteur, concertation en réunion publique du 9 avril 2019.
Ensuite, la problématique ici tient en ce que les agriculteurs rencontrés vivent du tourisme, de manière directe ou indirecte et certains en sont conscients. Les liens entre agriculture et tourisme en montagne sont d’ailleurs ancestraux, puisque les premiers guides de haute montagne étaient en réalité des paysans connaissant suffisamment le territoire pour emmener certains nobles aux prétentions conquérantes, souvent incomprises de ces populations locales. « L’à côté de métier » est signe de multi activité, du fait de la forte saisonnalité que l’on peut rencontrer en territoire de montagne. (Perrin Sanchis, Perret, & Gerbaux, 1997) L’hiver, la neige empêche le travail paysan et certains sont également embauchés à titre temporaire dans des structures touristiques ou pour du travail à mi-temps, par exemple au service des remontées mécaniques.

Sécurité juridique : protection des CT et des propriétaires

Au-delà de l’atteinte au droit de propriété qui constitue dans son principe même un fait répréhensible, matériellement, cela ouvre la voie du litige. En effet, outrepasser la propriété d’autrui est un acte qui peut engendrer un procès. Le fait de prendre des décisions administratives qui contribuent à bafouer ce droit constitue une voie de fait.
La voie de fait est l’extinction du droit de propriété ou l’atteinte à une liberté fondamentale par une décision de l’administration. (« Dalloz.fr | Voie de fait | Fiches d’orientation ») En choisissant d’exploiter le domaine de ski de fond, c’est donc bien une voie de fait que commet le SIVM si il n’a aucun accord des propriétaires et cela conduit à éteindre le droit de jouissance de leur bien. C’est pourquoi la mise en place des servitudes est importante. Cela est d’autant plus vrai qu’une fois instaurées, les servitudes permettent un aménagement et un passage libre sur les parcelles concernées. Cela sous-entend indirectement que le pouvoir de police du Maire pourra s’appliquer si les propriétaires troublent le passage, l’entretien ou l’aménagement des pistes. Avant l’instauration des servitudes, ils sont tout à fait dans leur droit et tout acte contraignant serait là encore constitutif d’une voie de fait. La mise en place des servitudes participe donc de la sécurité juridique en minimisant les risques de procès à l’encontre de la collectivité concernée. Aussi, la mise en place des servitudes garantit l’exercice des droits qu’elle confère de manière pérenne puisque une fois instaurées, il n’est pas besoin de requérir l’autorisation du propriétaire. Cela peut éviter des situations telles que reproduites sur la capture d’écran ci-dessous où le même propriétaire donne son accord puis le retire sans plus d’explications quelques mois plus tard.

Sécurité économique : pérennisation de l’activité et de l’économie

L’instauration des servitudes permet également de s’assurer de la pérennité de l’activité économique de la vallée. En effet, l’inscription des servitudes dans les documents d’urbanisme permet la prise en considération de l’activité protégée (ici le ski de fond) dans tous les plans et programmes de développement. Il est impossible d’y déroger, à moins de modifier le tracé par la même procédure qui est, on l’a vue, assez lourde. La lourdeur de la procédure bénéficie finalement à figer une situation dans ce but de développement de l’activité touristique. Devant la pression foncière qui peut peser dans certaines vallées, l’inscription des tracés des pistes dans les documents d’urbanisme est une réelle garantie contre l’acquisition des domaines dans un but de développement de l’immobilier. Plus que le ski alpin, le ski de fond est concerné par ce type de cas de figure puisque les domaines nordiques nécessitent obligatoirement un terrain moins pentu. Ces terrains plats sont convoités par les promoteurs immobiliers qui exercent leur pouvoir d’influence pour les rendre constructibles afin de développer des complexes participant à un développement des stations qui peut être assez criticable.
Garantir que ces terrains ne seront pas construits c’est quelque part protéger aussi leur vocation agricole. On sait par ailleurs que l’agriculture est nécessaire au paysage, en ce qu’elle le façonne d’une certaine manière (et empêche son urbanisation).
La préservation du paysage en montagne est une question essentielle puisqu’elle est aussi liée très fortement au tourisme : la qualité du paysage influence forcément l’affluence touristique.
D’autre part, le ski de fond est une activité qui fait partie de l’offre touristique. Ce secteur est le moteur de l’économie locale, et garantir la sécurité juridique de l’activité, c’est aussi garantir sa pérennité. Prendre le soin de mettre en place des servitudes permet de stabiliser une activité qui participe fortement à l’économie locale.
Enfin, l’avantage est également la non multiplication des traces et sentes : puisque le passage est repris l’été, autant que l’impact soit unique afin qu’une seule habitude se crée. Même si la mutilation du fait du passage estival est un problème, l’instauration des servitudes avec la fixation du tracé permet quelque part de figer d’une année sur l’autre ces habitudes, quoiqu’illégitimes.

Table des matières

Introduction générale
Partie 1 : Présentation du territoire, Terrain et Méthodologie
Chapitre 1 : Contexte territorial
Présentation du territoire
Demographie
Economie
Présentation du domaine nordique
Chapitre 2 : Terrain, outils et méthodologie
Partie 2 : Analyse des Résultats et discussion
Chapitre 1 : La complexité de la formalisation d’une situation de fait
Section 1 : Lourdeur pratique (procédure et terrain)
I. Un dossier pluridisciplinaire lourd
A. La notice explicative et les caractéristiques de la servitude : une présentation technique axée sur une vision juridique
B. Le plan et l’état parcellaire : une liste des propriétaires touchés établie grâce à des outils géographiques
II. Une procédure lourde
Section 2 : Obstacles socio-politiques à la mise en oeuvre des servitudes
I. Nature et rôle du conflit
A. De la tension au conflit : réflexions sur la démarche même de mise en place des servitudes
B. Les rôles pluriels du conflit
II. Sources et caractéristiques du conflit
A. La source du conflit : critères du conflit d’aménagement
a. Des incertitudes légitimes
b. Le glissement vers le conflit substantiel
B. Des caractéristiques liées aux conflits d’usages de l’espace
a. L’importance du rapport à l’espace dans le conflit d’usage issu de la loi montagne
b. Un conflit complexe du fait de la multiactivité et de la pluralité des acteurs en jeu
Chapitre 2 : La mise en oeuvre des servitudes, une nécessité
Section 1 : Nécessité du respect des normes
I. Droit de propriété droit fondamental
II. Gestion publique ordonnée
Section 2 : Sécurité économique et juridique
I. Sécurité juridique : protection des CT et des propriétaires
II. Sécurité économique : pérennisation de l’activité et de l’économie
Conclusion
BiBLIOGRAPHIE

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