Les stations touristiques contemporaines, des conceptions cinquantenaires

Les stations touristiques contemporaines, des conceptions cinquantenaires

Le choix s’est porté dans ce premier chapitre sur l’adoption d’une démarche chronologique pour présenter les stations13 contemporaines au coeur de cette recherche. Tout en restant conscient des limites d’une telle construction (les périodes n’étant pas clairement tranchées et s’enchevêtrant dans la réalité), on peut toutefois dégager trois phases d’aménagement particulières. Les années 1960-1970 sont abordées dans une première section comme le temps de la production des stations créées ex nihilo en montagne et sur le littoral. La décennie suivante est envisagée comme un tournant majeur pour ces stations entrées non seulement dans une économie de gestion (il faut gérer ce qui a été réalisé), mais, plus largement, dans une société analysée en termes d’« hypermodernité ». Enfin, les décennies 1990-2010 sont traitées comme le temps des « tensions » pour ces stations entrées dans une économie de marché (concurrence accrue des destinations) et d’environnement (injonction du développement durable notamment), qui questionne leur devenir et leur évolution. Ces trois phases sont identifiées de façon distincte pour faciliter la lecture, mais l’on reste conscient qu’elles ne se succèdent pas de manière strictement linéaire et cadencée, tolérant de fait des coexistences, favorisant parfois des combinaisons inédites qui ne se laissent pas réduire à des profils types.

Création ex nihilo de stations touristiques en montagne et sur le littoral 

« La période qui nous concerne est celle de la brusque mutation du voyageur en touriste (au sens que nous donnons à ce terme). La massification des pratiques s’est accompagnée d’un aménagement des espaces. Mieux, l’économie touristique a su créer une spatialité nouvelle. » (CORBIN, in BRIFFAUD, 1995, p.105-106) Pierre LABORDE (1986, p.559 ; 1993, p.4) souligne que, « le tourisme imprime une marque profonde sur l’espace », comme en témoigne l’urbanisation des sites touristiques. En cela, le tourisme est « créateur de paysages bâtis et de formes architecturales ». Au-delà du seul cadre bâti évoqué, c’est bien le cadre urbain au sens large qui peut se lire comme un « miroir de la société ». Élément physique, affaire de style et de forme, la conception urbaine exprime les conditions culturelles, sociales et économiques de sa création ; en cela elle est signifiante. Elle se fait l’écho du contexte dans lequel elle a été produite et reflète les transformations de la société dans laquelle elle s’inscrit. Cette partie retrace les modalités relatives à la création des stations touristiques françaises dans les années 1960-1970. François ASCHER (1995, p.86) qualifie cette période de « taylofordo-keynésio-corbusienne ». Selon lui, l’urbanisme fonctionnaliste à l’origine des villes « fordiennes », est imprégné, depuis l’entre-deux-guerres, par les modèles industriels dominants prônés alors par les ingénieurs et économistes Henry FORD, Frederik TAYLOR et John Maynard KEYNES. Au-delà des villes et toute proportion gardée, cette approche paraît être un outil analytique pertinent pour appréhender la conception des stations touristiques contemporaines créées ex nihilo, à la même époque, selon des modalités qui sont relativement similaires (VLES, 2004, p.3). En insistant au préalable sur le fait qu’« une destination touristique est un lieu dont la mise en désir a été construite » (VIARD, 2000, p.7), on se propose de retracer les principes d’aménagement et d’urbanisme ayant présidé à leur constitution, à travers le prisme taylo-fordo-keynsésio-corbuséen.

Quand la montagne et le littoral deviennent attractifs : naissance et diffusion des stations 

« Le monde n’est pas donné sous la forme d’une intuition pure ni d’une signification abstraite délocalisée, il s’instaure dans le nouage du réel, de l’imaginaire et du symbolique. » (YOUNES, in PAQUOT, LUSSAULT et YOUNES, 2007, p.363) Le tourisme s’impose aujourd’hui comme un fait social15 indéniable qui infuse nos sociétés en profondeur (LUSSAULT, 2007). Il ne faut pas oublier pour autant que les pratiques et les motivations touristiques sont toujours historiquement et culturellement relatives. Le voyageur du Moyen Age, marchand ou pèlerin, ne s’intéressait pas à l’esthétique du paysage. Pour lui, la nature est ce qui le sépare de son objectif ; il ne peut être considéré comme un touriste. En ce sens, l’idée d’une « vocation touristique naturelle » des espaces littoraux ou montagnards ne tient pas (DUHAMEL et KNAFOU, 2003, p.54). « Un lieu acquiert « vocation touristique » quand il s’ajuste à des besoins exprimés, quand il répond à une demande existante ou latente, quand il se confond avec les aspirations, les goûts, les mythes d’une époque » (DEWAILLY et FLAMENT, 1993, p.134). C’est durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, époque de toutes les révolutions et période fascinée par la circulation des savoirs et des regards, que les grandes découvertes touristiques ont lieu16 (BOYER, 2005, p.6). La mise en tourisme des espaces montagnards et littoraux n’a été permise que par une lente évolution des regards et des imaginaires, dont on retrace à grands traits les lignes directrices déjà mises en lumière par ailleurs .

Un regard nouveau sur la montagne et sur le littoral

« La montagne telle qu’on la perçoit est une fabrication de l’esprit, un mythe, qui ne correspond que de très loin à son support géographique. » (BOZONNET, 1977, p.6) Les Alpes, et plus généralement la montagne17, ont été longtemps perçues comme des espaces difficiles d’accès et inhospitaliers. La hantise des « Monts affreux » domine l’Antiquité et le Moyen Age (BOZONNET, 2002 ; VALLOT et ENGEL, 2005). Jusqu’au XVIIIe siècle, on ne les fréquente que par obligation, dans le cadre de pèlerinages ou de campagnes militaires. On en rapporte alors des récits effrayants qui alimentent un imaginaire de la peur, des périls physiques (gouffres, rudes passages des cols, etc.) comme des dangers sociaux (les Alpes sont décrites comme le repère des bandits, des asociaux, des hérétiques et des exclus divers). Il faut, entre autres, attendre les Romantiques et Jean-Jacques ROUSSEAU pour que l’image de la montagne – de la moyenne montagne pour être précis – évolue, substituant aux « Monts affreux » les « Monts sublimes » (VALLOT et ENGEL, 2005 et 2006). S’inspirant des naturalistes suisses (principalement d’HALLER), l’auteur de la Nouvelle Héloïse propose une nouvelle façon de voir et de concevoir la montagne18. La montagne, celle qui conserve ses qualités paradisiaques via sa position périphérique, est envisagée comme une rencontre avec le divin ou, tout du moins, comme le lieu de la création et de la communauté pure des origines19. Le récit rousseauiste encense cette terre sacrée, idéalise la nature et remet au goût du jour une antique pratique du « retour aux sources » (BOZONNET, 2002). Il fixe durablement les images et valeurs de l’espace montagnards ancrées sur les idées de « monts sublimes » (qui engendrent une passion romantique), de « monts régénérant » (qui purifient les passions) et de monts naturels et préservés (VEYRET, 2001, p.6). La montagne fait parallèlement l’objet de recherches par les naturalistes dès les XVIIe et XVIIIe siècle. Ils l’abordent comme un laboratoire d’expérimentation privilégié et permettent du même coup d’en améliorer la connaissance. Cette réhabilitation de l’espace montagnard dans l’imaginaire littéraire et scientifique du XVIIe siècle inverse les valeurs qu’il véhicule. Progressivement sont distillées de nouvelles représentations d’une montagne sauvage et régénératrice qui peut faire l’objet de nouveaux intérêts, sportifs (l’alpinisme et les grandes ascensions) et curatifs (pratiques thermales notamment), avant de devenir ludiques. Une évolution similaire a touché le littoral resté, pendant longtemps, un « territoire du vide » dont les charmes des plages et de la mer, aujourd’hui tant recherchés, étaient largement ignorés. Comme l’a mis en évidence Alain CORBIN (1988, p.27), une chape d’images répulsives, qu’elles soient religieuses, sociales ou politiques, entrave l’émergence du désir de rivage20. Dans les récits bibliques, la mer est perçue comme un « Grand Abyme » et un lieu de mystère, symbole de l’inachèvement de la Création. Son imaginaire, comme celui de la montagne, est également marqué par la peur des périls physiques (liés au souvenir des invasions normandes ou sarrasines, aux monstres marins des profondeurs, à la diffusion des maladies par cet itinéraire de la peste noire, etc.) et des dangers sociaux (pirates, contrebandiers et bandits auxquels sont confrontés les navigateurs). Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour observer un renversement des regards, sous l’impulsion conjointe des progrès de l’océanographie en Angleterre (qui permet de faire tomber certains mystères), des récits des poètes français baroques (TRISTAN, THEOPHILE ou SAINT-AMANT) et du développement des voyages en Hollande (qui conduisent à l’admiration du spectacle de l’océan). Comme pour la moyenne montagne, les romantiques participent au développement de cet attrait pour le rivage en l’instituant comme un lieu privilégié de la découverte de soi. Parallèlement à la vaste déconsidération des milieux urbains dont la perversion, la pollution et le vice sont dénoncés, le désir de rivage monte et se propage entre 1750 et 1840. « On attend désormais de la mer qu’elle calme les anxiétés de l’élite, qu’elle rétablisse l’harmonie du corps et de l’âme, qu’elle enraye la perte de l’énergie vitale d’une classe sociale qui se sent particulièrement menacée » (CORBIN, 1988, p.76). Ce lent retournement des imaginaires du littoral et de la montagne entre le XVIe et le XVIIIe siècles va concourir au développement de nouvelles pratiques et temporalités sur ces territoires : le « temps des vacances » et des pratiques touristiques. Marc BOYER (2005, p.179) propose d’analyser cette évolution, contemporaine de la révolution indusreille initiée en Angleterre, en termes de « révolution touristique ».

Renouvellement des pratiques touristiques et du séjour 

« Cette histoire du tourisme a du sens, celui d’un phénomène socioculturel qui est une quête de distinction, une rupture avec la vie quotidienne de la société industrielle productiviste. » (BOYER, 2005, p.318) Témoin de ces bouleversements, Henri BEYLE, mieux connu sous le nom de STENDHAL, invente, dans ses Mémoires d’un touriste (1838), le terme français qui désigne, encore aujourd’hui, les acteurs essentiels de ces nouvelles pratiques (BOYER, 2005 ; COUSIN et REAU, 2009). Le Littré définit en 1872 les touristes comme les « voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désoeuvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes. Se dit surtout des voyageurs anglais en France, en Suisse et en Italie » (cité par RAUCH, 1993, p.7). Si le terme « touriste »21 fait initialement référence au voyage initiatique de la jeunesse aristocratique anglaise (le « Grand Tour »)22, il a été progressivement appliqué, par extension, à la minorité privilégiée qui voyage pour son agrément. Le début du XIXe siècle est marqué par une vague de départs qui touche tant les savants que les lettrés (peintres et écrivains vont chercher l’inspiration, romantique, devant de « beaux » paysages), auxquels viennent se mêler aristocrates et rentiers23. « Au XIXe siècle, alors que la bourgeoisie d’affaire fait circuler biens et capitaux, une ancienne noblesse innove en créant des signes gratifiants du bien-être. L’invention de l’alpinisme et des séjours à la mer enrichie la panoplie des signes de bien-être que cultive ce public choisi » (RAUCH, 1993, p.17). L’acte du déplacement est en ce temps là l’apanage et le privilège d’une classe oisive : la noblesse britannique transforme peu à peu une contrainte médicale (marquée par la pensée hygiéniste de l’époque) en plaisir. En Angleterre, puis en France, la villégiature maritime se développe de façon relativement spontanée. « Le processus d’invention de pratiques, de saisons, de stations joue librement. Il n’y a pas eu, dans toute la période, du XVIIIe au milieu du XXe , d’intervention du pouvoir politique » (BOYER, 2005, p. 280)24. Les stations sont ainsi le fruit d’une conjonction d’éléments, les plus saisissants étant l’invention du chemin de fer25 et l’accès de nouvelles catégories sociales à ces pratiques. Pendant le XIXe et durant la première moitié du XXe siècle, les pratiques touristiques se propagent et se diffusent (par imitation), touchant des groupes sociaux de plus en plus nombreux. Le second Empire est le cadre d’une impulsion nouvelle marquée par l’accès de la bourgeoisie urbaine à ces pratiques touristiques : le tourisme n’est plus dès lors réservé à la classe oisive. Les touristes-curistes sont de plus en plus nombreux, l’hiver sur le littoral et l’été en montagne. Aller « aux bains » s’inscrit d’ailleurs dans la lignée de pratiques anciennes marquées par la création des thermes à l’époque romaine26. En bord de mer, trois moteurs paraissent sous-tendre les pratiques touristiques : le soin, la contemplation et la sociabilité (DUHAMEL et VIOLIER, 2009, p.40). Une série d’aménagement est réalisée pour accompagner la pratique des cures thermales qui se développe ; la « promenade » participe notamment de cette dynamique du soin en facilitant la prise d’air. La promenade caractérise tant les bords de mer que les stations thermales de montagne. Aux Eaux-Bonnes, station appréciée de l’impératrice Eugénie sous le Second Empire, la promenade de l’Impératrice est par exemple créée en surplomb. En filigrane, le tourisme reste une pratique de sociabilité dans laquelle des urbains souhaitent retrouver, là où ils séjournent, le même cadre de vie et la même urbanité. La saisonnalité du tourisme, ce que Marc BOYER (2005, p.276) nomme son « pêché originel », étant établie à partir de l’époque Romantique, la novation se situe dans l’invention de nouvelles stations. Dans la lignée de Bath (première station thermale créée en Angleterre), les stations se développent dès 1850 en Europe occidentale (Arcachon par exemple) et aux États-Unis (comme Atlantic City). Elles témoignent du passage du tourisme au « stade industriel » (DUHAMEL et VIOLIER, 2009, p.36)

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