Les stratégies de changement d’échelle des entreprises sociales

L’entrepreneuriat social et entreprise sociale

a. Recherche d’un consensus autour de la définition L’entrepreneuriat social fait son apparition dans les recherches universitaires vers la fin des années 1990 et est depuis un concept en vogue dans l’écosystème entrepreneurial. Les définitions divergent, notamment parce que les projets d’entrepreneuriat social émergent de contextes socio-économiques et géographiques différents. Néanmoins, toutes s’accordent sur le fait que les objectifs sociaux et environnementaux priment sur les considérations stratégiques, comme la recherche de profit (Bayle et Dupuis, 2012). Cette précaution n’enlève rien à l’orientation vers le marché du projet entrepreneurial, qui est un fondement de sa définition et assure le rayonnement de l’impact sociétal. Le marché est un outil qui permet d’accomplir la mission de l’entrepreneuriat social. Le caractère socialement innovant fait également consensus, qu’il soit à l’origine d’un produit, d’un service ou d’un modèle organisationnel (Defourny et Nyssens, 2006). Dans la littérature, l’entrepreneur social est souvent cité comme la figure fondatrice et le garant du succès du projet. L’une des premières définitions formulées est celle de Dees, qui lui aussi tend à personnifier l’entrepreneuriat social par ceux qui le construisent. Dees considère les entrepreneurs sociaux comme des acteurs de changement du secteur social dont les missions sont les suivantes :

b. Facteurs d’émergence La conception que l’on se fait de l’entrepreneuriat social dépend du point de vue de l’acteur qui le considère. Pour la société civile et les bénéficiaires des projets, l’entrepreneuriat social est perçu comme un « moteur de changement social systémique » (Nicholls, 2006). Une portion de la population comprend donc l’entrepreneuriat social comme une évolution progressive du paradigme économique capitaliste dominant. En effet, la fréquence accrue des épisodes de crises économiques et sanitaires à travers le monde génère une demande d’innovation sociale que la philanthropie et l’humanitaire ne peuvent pas absorber à eux seuls. De plus, les nouvelles technologies d’information et de communication fluidifient l’accès à l’information et la diffusent les problèmes sociétaux. La représentation des besoins est de moins en moins perméable et dépasse l’échelle locale, notamment grâce à l’avènement des médias et réseaux sociaux. Ces derniers ont accéléré et intensifié les interactions entre les porteurs de projet, les financeurs et la société civile. La diffusion de l’information a également l’avantage de sensibiliser les individus à la responsabilité sociétale et environnementale, une conscience qui se développe et positionne la société civile en tant qu’acteur de changement. Pour les acteurs de la sphère publique, l’entrepreneuriat social est accueilli comme « une des solutions aux défaillances de l’État en matière de protection sociale » (Leadberater 1996 ; Nissens, 2006). Nous pouvons interpréter cette conception comme une volonté de sous-traiter ou d’améliorer une part opérationnelle de la responsabilité de l’État-providence à des acteurs privés. En effet, le rôle de l’État a évolué à mesure que le nombre d’associations et de projets caritatifs ont augmenté. Depuis, le financement public se fait rare et ces organisations n’ont pas eu d’autres choix que de diversifier leur mode de financement. Celles qui sont parvenues à réduire leur dépendance aux subventions publiques, via de nouveaux partenariats privés et une insertion sur le marché, ont pris le virage du modèle d’entreprises sociales (Kanter et Summers, 1987). Ces organisations ont participé à instiguer la dynamique de l’entrepreneuriat social en France.

c. Les écoles de pensée Nous avons vu précédemment que Dees a conceptualisé l’entrepreneuriat social comme étant la résultante de la recherche de ressources marchandes par les associations mises en concurrence accrue devant les subventions publiques américaines. Cette conception s’est ensuite étendue aux entreprises commerciales qui attestent d’une mission sociale. Le phénomène prend de l’ampleur et nous analyserons ici les trois courants de pensée qui ont marqué la recherche sur l’entrepreneuriat social. Les deux premières sont américaines. L’école de l’innovation sociale revêt un intérêt encore plus pointu à l’entrepreneur social, figure innovante voir héroïque du projet. L’école de l’entreprise sociale se focalise davantage sur les moyens de génération de revenus. En Europe, le Réseau Européen de recherches (EMES) est lui davantage partisan de la dynamique collective au sein de l’écosystème de l’économie sociale et solidaire (Defourny et Nissens, 2019). Dans la littérature, l’entrepreneuriat social est généralement dépeint sous deux angles distincts : l’origine géographique de l’initiative et les grandes thématiques d’action. À travers le monde, les courants de pensée font relativement consensus, bien que chaque pays s’accommode d’une conjoncture socio-économique, d’un régime juridique et de modes de gouvernance entrepreneuriaux particuliers. Back et Janssen (2008) ont dépeint trois thèmes majeurs de l’entrepreneuriat social (l’individu, le processus et l’organisation), qu’ils ont déclinés en plusieurs critères pour illustrer les points communs et divergents des trois écoles de pensée.

Historique du concept d’essaimage dans la littérature

La modélisation de l’essaimage s’enracine dans différents courants de recherche. Dans la littérature québécoise, le terme « essaimage » apparaît au début des années 1990 pour nommer un nouveau type de stratégie en réponse au taux de chômage endémique qui sévit depuis la fin des années 1970. L’essaimage est alors une « stratégie délibérée de développement économique », envisagée dans une optique de création d’emplois (Belley, Dussault et Laurrain, 1996) et de restructuration des ressources humaines (Pirnay 1998). Selon sa première définition, une entreprise mère « essaime » lorsqu’elle permet à certains salariés de développer une organisation externe dérivée de l’entreprise-mère. Dans la littérature américaine, l’essaimage se traduit en anglais par le terme « spin-off » (Garvin, 1983). Garvin partage le sens de la définition québécoise, précisant que la nouvelle entreprise appartiendra au même secteur industriel que l’entreprise dont elle est issue. La littérature française, qui acceptait à l’origine le terme « essaimage » comme étant propre au secteur de l’agriculture, relève une définition similaire et y ajoute que le profil de l’essaimeur peut être un salarié en activité comme un salarié licencié, et qu’il peut essaimer soit par la création soit par la reprise d’une entreprise (Bertherat, 1989). De plus, les auteurs français insistent sur le rôle déterminant que tient l’entreprise-mère dans la vie du processus, de l’impulsion de la stratégie au financement en passant par l’accompagnement (Ben Hamed Amara, 2017). Nous relevons cependant certains points de définition qui font consensus.

La première condition qui fonde l’essaimage surgit soit lorsque l’entreprise, soit lorsqu’un ou plusieurs salariés, détectent une opportunité à exploiter en externe. Si la faisabilité est favorable, le processus se concrétise alors par la création ou la reprise d’une structure entrepreneuriale indépendance de l’entreprise-mère. Enfin, s’il n’y a pas d’obligation légale de proximité d’activité entre l’essaimeur et l’essaimé, une relation privilégiée persiste entre les deux parties (Daval, 2001). L’essaimage adresse ainsi des problématiques d’agilité au sein de l’entreprise d’origine, d’entreprenariat et d’innovation. En 1996, Belley, Dussault et Laurrain distinguent trois types d’essaimage : l’essaimage à chaud ou à froid ; l’essaimage à partir de projets personnels et l’essaimage continuum. Chaque type représente une option stratégique pour l’employeur et pour l’employé, qui se différencient par le niveau d’implication de l’entreprise-mère dans le projet essaimé. L’essaimage est précieux pour l’entreprise-mère qui entreprend une croissance par l’externe, développe un réseau de fournisseurs et/ou de distribution et externalise une pratique considérée peu stratégique, sans pour autant perdre la totalité du profit qui en découlait. Il l’est également pour les salariés à qui l’on prête les moyens d’entreprendre et d’innover, ce qui profite à la fois à l’entreprise en terme développement de nouveaux produits et de services. Si l’intrapreneuriat est depuis quelque temps en vogue dans nos sociétés, l’essaimage était déjà un vecteur de culture entrepreneuriale en interne trente ans auparavant.

En France, l’expérience de Bertherat démontre que l’accompagnement d’une opération d’essaimage est tout autant stratégique que l’essaimage lui-même. Il explique que la probabilité qu’une stratégie d’essaimage se solde par un succès est corrélée à la qualité de l’accompagnement de l’entreprise-mère. Bertherat soutient que l’appui financier est certes nécessaire, mais ne remplace pas les besoins d’accompagnement psychologique et technique. Il propose donc un programme d’accompagnement en quatre temps qui démarre avec l’analyse du projet d’essaimage et l’évaluation des moyens que l’entreprise-mère est en mesure d’investir. Puis vient le prédiagnostic de la faisabilité technique et commerciale du projet, avant d’engager une phase de recherche d’informations plus poussée, concrétisée par la formation professionnelle de l’essaimeur, l’élaboration du plan d’affaires et la mise en relation de l’essaimeur avec le réseau de l’entreprise. La dernière étape est proactive, elle consiste à chercher, obtenir et déployer des ressources « financières, humaines, matérielles, logistiques, psychologiques, commerciales et surtout temporelles » aussi bien en interne qu’à l’extérieur de l’entreprise (Bertherat, 1989). Dans le cadre de ce mémoire, le rapport de Bertherat pose les jalons de l’accompagnement des « agents de changement externe » que l’on étudiera dans une prochaine section. À l’époque des balbutiements de l’essaimage, la littérature s’accorde à penser que l’essaimeur doit préalablement travailler au sein de l’entreprise-mère avant d’entreprendre son projet, afin de développer un ensemble de compétences et rassembler une équipe entrepreneuriale apte à collaborer. Il s’agit principalement d’organisation de type institutions de recherche sans but lucratif, PME et grandes entreprises, lorsque le contexte le permet (Belley et al. 1996). Plus récemment, des études comme celle de Daval (2001) ont montré que l’essaimage est source d’avantages concurrentiels et est une marque de différenciation. Cette conception a évidemment évolué depuis, mais elle nous servira de socle de connaissances pour appréhender les stratégies d’essaimage propres aux entreprises sociales. Ce mémoire s’insère dans le prolongement de cette conception de l’essaimage, puisque nous adressons une technique entrepreneuriale particulière qui aspire à amplifier l’impact d’une organisation « parente ».

Table des matières

Introduction p.1
PARTIE 1 : L’APPROCHE THEORIQUE DES NOTIONS CLÉS
Section 1 : L’entrepreneuriat social et entreprise sociale
a. Recherche d’un consensus autour de la définition
b. Facteurs d’émergence
c. Les écoles de pensée
d. Précautions et notions voisines
e. Problématiques associées
Section 2 : Les stratégies de changement d’échelle des entreprises sociales
1. Cadrage conceptuel
a. Historique du concept d’essaimage dans la littérature
b. Le changement d’échelle propre aux entreprises sociales
c. Contexte propice changement d’échelle des entreprises sociales
d. Typologie des impacts susvisés
2. Typologie des cinq grandes stratégies de changement d’échelle des entreprises sociales
a. Diversification
b. Dissémination
c. Essaimage souple
d. Essaimage en franchise
e. Développement centralisé
f. Vers une hybridation des stratégies de changement d’échelle
Section 3 : L’accompagnement d’agents de changement externes
a. La planification stratégique dans les entreprises sociales
b. Les trois approches d’accompagnement des agents externes en innovation organisationnelle
(Mol et Birkinshaw, 2014)
c. Adoption des outils de gestion et rapport de prescription
PARTIE 2 : EXPLORATION QUALITATIVE DES STRATÉGIES DE CHANGEMENT D’ECHELLE DES ENTREPRISES SOCIALES : LE CAS DE L’ACCOMPAGNEMENT EXTERNE DU CABINET SCALECHANGER
Section 1 : Méthodologie
a. Méthode retenue
b. Outils de collecte retenus
c. Présentation des entretiens
Section 2 : Etude de cas ; le rôle de ScaleChanger dans la planification stratégique du changement
d’échelle des entreprises sociales
a. Présentation générale de la structure d’accompagnement ScaleChanger
b. Déroulement type d’une mission d’accompagnement
c. Posture et apport de l’agent de changement externe
d. Le rapport conception-usage propre aux outils et aux méthodologies de ScaleChanger
e. Enseignements tirés des stratégies de changement d’échelle appliquées au terrain
f. Spécificité de l’accompagnement en entrepreneuriat social
Section 3 : Remarques conclusives
Bibliographie
Annexe 1
Annexe 2

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