Limites de la littérature et problématique de la thèse

Limites de la littérature et problématique de la thèse

Après avoir présenté au chapitre précédent la logique de construction et les principaux résultats de la littérature sur l’organizational forgetting, nous cherchons à présent à en cerner les limites pour penser notre terrain d’étude. Dans un premier temps, nous montrons que cette littérature s’est cantonnée à l’étude d’une classe précise d’activités, ce que nous expliquons par un effet de sélection lié à ses parti- pris épistémologiques et méthodologiques. Nous verrons que cette restriction pose un problème majeur, puisqu’elle fait écran à la possibilité de saisir des phénomènes importants pour les entreprises industrielles contemporaines, et liés à la dynamique des activités dites « intensives en connaissance ». Dans un second temps, nous mettons en évidence que les enjeux de gestion associés aux processus de réapprentissage sont restés largement impensés. Ces constats nous amènent à formuler notre problématique de thèse. Les travaux existants sur l’oubli organisationnel dérivés de la littérature sur le learning-by-doing et les courbes d’apprentissage portent, du fait qu’il s’agit d’un champ de recherche relativement récent et, comme nous l’avons dit, encore peu développé, sur un nombre limité de types d’activités : les études les plus poussées ont été menées dans les industries de montage d’avions gros-porteurs (Argote et al., 1990; Argote & Epple, 1990; Benkard, 2000) ou de navires de guerre (Argote et al., 1990; Thompson, 2007), de camions (Argote, Epple, Rao, & Murphy, 1997), de fabrication et de vente de pizzas dans des franchises de restauration (Darr et al., 1995) et de procédés agro-alimentaires (López & Sune, 2013). Cela peut s’expliquer par un effet de sélection contingent à la logique de construction de ce champ de recherche : l’oubli a été étudié prioritairement là où des phénomènes d’apprentissage organisationnel par la pratique et la répétition (et donc des courbes d’apprentissage) avaient été antérieurement identifiés. Donc dans des contextes d’activité réunissant un certain nombre de caractéristiques les rendant étudiables et exploitables dans le cadre d’une approche statistique : il s’agit d’activités pour lesquelles existe la possibilité d’observer, suivre et mesurer des différentiels de performance dans le temps, et où ces différentiels de performance se produisent dans un cadre technologique relativement stable et continu, qui ménage la possibilité d’expliquer ces variations prioritairement par des phénomènes endogènes aux inputs. Donc dans des activités réunissant des caractéristiques permettant de tracer des courbes d’apprentissage classiques.

Ces travaux sur les courbes d’apprentissage ont ainsi été menés, d’après Argote (2013b), très majoritairement dans des environnements de production. Pour elle, cette sélection s’explique par le fait que les univers productifs étudiés réunissent les trois conditions suivantes (p. 202) : – condition 2 : le « feedback » y est « souvent plus immédiat et moins clément que dans d’autres contextes : on peut déterminer facilement si le pare-brise s’inscrit dans son cadre, si la soudure tient, ou si les phares fonctionnent correctement ». En d’autres termes, la performance y aurait un sens plus évident, elle est sanctionnée par un principe de vérité immédiat, simple, objectif. De façon intéressante, elle oppose cette caractéristique aux univers de la recherche, « où cela peut prendre des mois voire des années pour déterminer si une nouvelle approche est pertinente ». En d’autres termes, la question de la performance se poserait, dans les univers manufacturiers, faiblement ambiguë ; Toujours pour Argote, il s’agit là de « caractéristiques qui facilitent l’apprentissage » (p. 202) au sein de ces organisations. Plus précisément, elles facilitent un certain type d’apprentissage, c’est-à-dire un apprentissage orienté vers l’exploitation d’expérience accumulée, la capitalisation et les gains de productivité par répétition et amélioration continue de l’habileté des opérateurs. Mais il est clair que ces caractéristiques ne facilitent pas seulement l’apprentissage : elles facilitent l’observation, la mesure et la mise en relation de phénomènes pour le chercheur. La posture épistémologique des chercheurs est donc également un critère de sélection des terrains d’étude. En effet, les caractéristiques relevées par Argote recoupent exactement ce qu’Armand Hatchuel appelle des « systèmes de travail confiné » (Hatchuel, 2002), c’est-à-dire des systèmes de travail qui sont « conceptuellement et pratiquement conçus pour être observables et contrôlables par leur concepteurs et par d’autres professionnels ».

Ceux-ci sont « plus faciles à analyser car ils font partie d’un processus collectif plus vaste qu’eux, qui les définit et les rationalise fortement […]. Ce type de travail requiert un travail extensif de conception en amont […] pour définir et stabiliser les règles, les techniques, la coordination, les procédures et les postes de travail. Ces paramètres de conception jouent également le rôle de « descripteurs » du travail, qui possèdent des niveaux de précision et de prédictibilité pouvant aller très loin […]. Ce travail de conception et de formalisation opéré par des techniciens et des experts facilite l’identification des frontières et des contenus du travail : étudier le travail confiné est ainsi rendu possible par tous les artefacts constitutifs de la définition et du contenu du travail » (p. 43). On voit donc que les caractéristiques de ces systèmes de travail sont à la rencontre entre un projet de contrôle, donc de pouvoir, et un projet de savoir sur ce travail (Foucault, 1975, 2004). Savoir initialement destiné à ceux (dirigeants, experts, ingénieurs méthodes) qui ont la charge de définir, concevoir et contrôler ce travail.

 

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