L’intertextualité et le transmédia

 L’intertextualité et le transmédia

Retour sur la méthodologie de notre analyse Notre analyse a montré les écarts entre des produits différents véhiculant le même récit. Ces variations dérivent de techniques de production distinctes que néanmoins, l’on ne saurait réduire à des apparences formelles : l’étude de la réception L’intertextualité et le transmédia 124 nous montre qu’elles sont également liées à des contextes de réception variables. Cela pourrait nous amener à considérer le monde de Romanzo Criminale comme une matière première à partir de laquelle les différents médias proposent des récits singuliers, adoptant une perspective qui ne concerne pas l’ontologie du texte (« qu’est-ce qu’un texte ? ») mais sa phénoménologie (« comment un texte devient ce qu’il est pour quelqu’un? »)1 . Dans la recherche d’une définition appropriée à notre objet, il est important d’indiquer l’intérêt que nous portons pour un terme qui nous semble problématique : la notion de spécificité du médium. Ainsi, on pourrait lire les représentations proposées par chaque médium comme les différentes actualisations d’une réalité matricielle unique : il s’agirait d’une approche s’appuyant sur des gradations d’indétermination dans la représentation de la réalité. La première réflexion devrait donc concerner les modalités de l’écriture du matériel de départ, s’il y en a, et de ses variations dans le traitement que lui réservent les différents médias. Néanmoins, si l’on observe la trajectoire du monde narratif de Romanzo Criminale, il ne nous est pas possible d’identifier un texte « matriciel ». En revanche, on a signalé que ces textes sont liés par la commune volonté de représenter la même période historique et le même sujet. Ils partagent le référent sémiotique qui permet aux spectateurs d’activer une opération cognitive de construction d’un monde fondé sur un environnement connu. La sémiotique peut nous dire ce qu’une œuvre peut devenir, mais jamais ce qu’elle est devenue (Eco, 1972 : 70) : nous pouvons l’employer comme travail sur l’œuvre considérée comme code, point de départ pour des choix interprétatifs des spectateurs. La reconstruction de l’atmosphère de l’époque (qui s’accorde au passage du temps) passe par des marqueurs tels que les lieux, les voitures, les vêtements des personnages, les accessoires. Dans les textes que nous avons analysés, nous avons remarqué une attention constante pour cette restitution d’une période historique bien définie ; du côté de la réception, une grande partie du succès de ces produits vient justement de l’amour pour cette plongée dans un espace-temps révolu – mais encore fortement enraciné dans la culture des spectateurs italiens. Dans les cas du livre et du film, des dispositifs de mise en scène d’images d’archives comme témoignages « directs » de la présence de ce passé historique semblent fonctionner comme un surplus 1 À cette perspective, il faut ajouter la notion d’usage, qui nous semble centrale lorsqu’on s’occupe des appropriations des spectateurs, qui activent certaines spécificités du texte, dans un contexte précis. 125 d’informations, visant à soutenir l’opération cognitive d’activation sémiotique d’un environnement chez les spectateurs qui connaissent ces images télévisuelles. Le livre, quant à lui, s’inspire de ces événements de la réalité, sans pour autant leur manifester une quelconque forme de fidélité – il ne s’agit pas d’une opération historiographique, mais de la représentation fictionnelle d’un choix de faits saillants ; à son tour, le film prend appui sur le livre pour en faire un produit ayant ses caractères propres, opération décidément innovante par rapport à la réalité et au livre. La série, quant à elle, va très loin dans la construction d’une expérience « convergente » pour ses spectateurs, à tel point que le lien avec les faits de la réalité est perdu et la divergence avec les autres textes est réalisée sur le plan de la forme comme sur le plan des points de vue mis en jeu.

Une tension entre fidélité et transgression

Le modèle jakobsonien de traduction intersémiotique se révèle insuffisant pour définir les modifications profondes et les ajouts significatifs que le récit traverse en passant par la forme cinématographique : il s’agit de modifications concernant le médium et son appartenance à une situation spécifique. Le film s’insère dans un contexte différent, déterminé par les conditions matérielles de production et de l’espace de la réception. Au contraire, c’est une tension entre fidélité et transgression qui donne lieu dans certains cas à une divergence complète (voir par exemple la deuxième saison de la série), dépassant la notion de style comme « déformation cohérente d’un texte spécifique » (cf. Metz, 1968). Romanzo Criminale garde sa propre unité et cohérence globale, mais dans l’écartement et dans l’autonomie de chaque version. Raconter une histoire correspond ainsi à la mise en œuvre de la rupture d’un seul arc narratif via l’orchestration de briques sérialisées, offrant au récit des dilatations dépendant de plus en plus de l’activité des consommateurs. Il s’agit, en effet, d’une interdépendance de textes qui construisent leur sens à travers la relation avec des textes précédents, appelant les consommateurs à effectuer un parcours synchronique. Afin de comprendre le sens de cette pluralité de textes qui 127 « fonctionnent ensemble », toujours en corrélation avec un contexte historique et culturel, la notion d’adaptation nous semble pertinente. Chez les spectateurs, on retrouve le désir de découvrir de nouvelles versions du même monde, le plaisir de la répétition du récit, la recherche de comparaisons entre les différents supports. La notion d’intertextualité (Genette, 1982) nous permet de rendre compte de la pluralité tout en articulant cette multiplicité dans un projet conscient de la part des producteurs et des consommateurs. G. Genette opère une distinction dans le champ de la « littérature au second degré », offrant des nuances à la notion d’intertextualité étudiée par J. Kristeva, signalant la nécessité de comprendre le rapport de tout texte avec l’ensemble des textes qui le précèdent ou qui lui sont contemporains, qu’il appelle transtextualité ou transcendance textuelle (« tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes » Genette, Ibidem : 7). Dans cette construction, qui met l’accent sur les opérations de réemploi d’un texte et de son parcours à travers les époques, au travers de différentes incarnations, Genette propose cinq catégories : l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l’architextualité et l’hypertextualité. Nous pouvons revenir sur nos analyses et les interpréter à travers le filtre de ces catégories qui, néanmoins, ne doivent pas être considérées comme étanches. Elles fonctionnent, dans la plupart des cas, en synergie. Après avoir analysé le fonctionnement intertextuel de la citation, nous retiendrons notamment la notion de relation architextuelle (pour ce qui concerne l’appartenance à des catégories de genre) et de relation transtextuelle (pour ce qui concerne les phénomènes de transformation et d’imitation, qui seront à approfondir dans le chapitre suivant).

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