Lire l’intention d’autrui à partir de ses actions

Lire l’intention d’autrui à partir de ses actions

Détecter l’intention d’autrui à partir de la forme de ses mouvements

Être capable de prédire avec précision les actions de nos congénères représente une aptitude cruciale pour permettre la réalisation d’interactions adaptées en contexte social. Le sport en est la parfaite illustration, comme le soulignent par Hari et Kujala (2009). Au football par exemple, lorsque le gardien souhaite intercepter le ballon, il doit commencer son mouvement avant que le joueur de l’équipe adverse n’ait shooté dedans, et par conséquent le gardien doit anticiper le but du joueur adverse bien avant l’exécution complète de son action. L’effet de l’intention poursuivie par autrui sur la cinématique des mouvements a été investigué pour la première fois à la fin des années quatre-vingt (Marteniuk, Mackenzie, Jeannerod, Athenes & Dugas, 1987). Dans cette étude, les auteurs ont montré que les mouvements d’atteinte dirigés vers un objet différaient selon la finalité de l’action : jeter l’objet au loin ou le déplacer délicatement. Précisément, leurs résultats montrent que la trajectoire du bras était déformée en faveur d’une augmentation de la durée de la phase de décélération du mouvement lorque la tâche requiérait une plus grande précision. Ce résultat suggère qu’une intégration des contraintes physiques associées à la fin de l’action vient modifier précocement la production du mouvement de façon à minimiser le coût et la variabilité des performances motrices (Rosenbaum & Jorgensen, 1992). Dans la lignée de ce travail pionnier, d’autres études ont par la suite confirmé que non seulement les contraintes physiques finales de l’action en cours, mais également les caractéristiques d’une action à venir dans une organisation séquentielle, produisent une altération de la réalisation de l’action Lire l’intention d’autrui à partir de ses actions 62 initiale. Ce type d’influence a par exemple été observé pour des mouvements de saisie selon que les participants devaient attraper un objet pour le manger ou pour le déplacer (Naish, Reader, Houston-Price, Bremner & Holmes, 2013 ; Flindall & Gonzalez, 2014), dans le but de le soulever ou de le placer dans un réceptacle (Ansuini, Santello, Massaccesi, & Castiello, 2006 ; Johnson-Frey, McCarty, & Keen, 2004), ou encore avec l’intention de s’en servir ou de s’en débarasser (Ansuini, Giosa, Turella, Altoe, & Castiello, 2008). Par ailleurs, la rétroinfluence des contraintes associées à la finalité de la séquence d’action sur l’exécution des éléments initiaux a également été observée pour la réalisation d’un même but (déplacer un objet) mais dont les coordonnées spatiales terminales changeaient (l’objet pouvant être déposé plus ou moins loin des participants, Gentilucci, Negrotti, & Gangitano, 1997 ; Lewkowicz, Delevoye-Turrell, Bailly, Andry, & Gaussier, 2013, ou sur une cible plus ou moins grande, Rand, Alberts, Stelmach, & Bloedel, 1997). Cette influence d’un mouvement à venir sur la réalisation d’un mouvement initial dépasse le cadre des actions de manipulation d’objets et a été également retrouvée pour des comportements de pointages (Orliaguet, Viallon, Coello, & Kandel, 1996), d’écriture (Orliaguet, Kandel, & Boë, 1997), ou de signature chez les personnes mal-entendantes (Pennel, Coello & Orliaguet, 1999). De récents travaux ont par ailleurs démontré que cette influence du but terminal n’affectait pas uniquement la cinématique précoce des mouvements du bras mais également les caractéristiques manuelles (vitesse d’ouverture des doigts, taille maximale de la pince digitale, etc.) des participants (Ansuini et al., 2006). Enfin, il a été observé que la planification d’une action pouvait aussi influencer les mouvements d’une manière générale et cela même lorsque de grands intervalles temporels séparaient le début et la fin de la séquence d’action (Van Der Wel & Rosenbaum, 2007). Dans cette dernière étude, les auteurs ont observé que le comportement locomoteur des participants se dirigeant vers un objet était fonction des intentions de manipulation qu’ils 63 avaient de cet objet. Précisément, lorsqu’ils anticipaient un déplacement manuel important, ils terminaient leur parcours avec un mouvement du pied opposé à la direction dans laquelle ils comptaient déplacer manuellement l’objet alors qu’ils terminaient leur parcours avec un mouvement de l’autre pied lorsqu’ils anticipaient un petit déplacement manuel. De nombreuses études suggèrent donc que la façon dont nous réalisons nos mouvements est dépendante des buts que l’on poursuit. La question est maintenant de voir si les humains peuvent tirer profit de ces fines modifications cinématiques et ainsi anticiper l’intention poursuivie par une autre personne. Les premiers travaux en laboratoire s’étant penchés sur ce problème ont montré qu’il était possible, pour un observateur, de détecter à partir des mouvements d’un individu transportant un objet si celui-ci essayait de tromper les gens qui l’entourent à propos du poids de cet objet (Runeson & Frykholm, 1983). Depuis, il est établi que le poids d’un objet (nonvisible) transporté par un individu peut être précisément évalué à partir de la cinématique des mouvements de ce dernier (Maguinness, Setti, Roudaia, & Kenny, 2013; Meulenbroek, Bosga, Hulstijn, & Miedl, 2007; Runeson & Frykholm, 1983). Les informations cinématiques permettent, par ailleurs, également la prédiction d’actions à venir. Il est par exemple possible pour des participants de deviner le but d’une action exécutée bien avant que celle-ci ne soit complétement réalisée (Méary, Chary, Palluel, & Orliaguet, 2005; Lewkowicz et al., 2013). Dans leur étude, Lewkowicz et al. (2013) présentaient de courtes vidéos mettant en scène le bras d’un agent en train de realiser un mouvement d’atteinte vers un objet (la fin du mouvement, une fois l’objet attrapé, n’était pas montrée). La tâche des participants était de déterminer, après la présentation de chaque film, si l’objet était attrapé afin d’être placé au centre de la table, à l’autre bout de la table, ou près de l’acteur. Bien que les participants rapportent un faible niveau de confiance dans leurs réponses, les résultats mettent en évidence 64 une capacité de ces derniers à anticiper la fin d’une action depuis ses variations cinématiques précoces (voir également Méary et al., 2005). Un certain nombre d’études récentes ont d’ailleurs montré un effet de l’entrainement sur ces capacités de prédiction (Aglioti, Cesari, Romani, & Urgesi, 2008 ; Cañal-Bruland & Schmidt, 2009 ; Jackson, Warren, & Abernethy, 2006 ; Sebanz & Shiffrar, 2009 ; Williams, Huys, Cañal-Bruland, & Hagemann, 2009). Les experts ont ainsi tendance à reconnaître et à anticiper la fin des actions qu’ils observent avec une fiabilité qui dépasse systématiquement celle des jugements de personnes novices. Enfin, Herbort, Koning, van Uem et Meulenbroek (2012) ont mis en évidence des capacités à prédire l’issue d’une action au sein d’une situation interactive. Les participants étaient plus lents pour initier leurs mouvements d’atteinte vers un objet déposé devant eux par un partenanire lorsque les actions du partenaire étaient contraintes plutôt que lorsqu’elles étaient naturelles. Ces données suggèrent que nous ne sommes pas uniquement capables de catégoriser les actions réalisées par autrui selon le but qu’elles servent mais également que nous intégrons spontanément ces informations pour la programmation de nos réponses motrices afin d’interagir efficacement. De nombreuses études ont ainsi montré une forte sensibilité aux variations cinématiques des mouvements et la capacité à correctement, bien que souvent implicitement, anticiper de nombreuses informations à partir de l’observation des mouvements réalisés par autrui. De façon intéressante, il est possible de percevoir l’existence de ces processus complexes au quotidien. Par exemple, lorsque l’on rencontre une nouvelle personne et que l’on souhaite lui serrer la main, il est nécessaire de prédire – en temps réel – la position terminale de sa main afin d’y amener la notre (voir Figure 4). Si nous n’étions pas capables d’anticiper la finalité motrice d’une action avant que celle-ci ne soit complétement réalisée, 65 nous devrions attendre que l’autre personne ait fini de tendre sa main avant de pouvoir aller la lui serrer.

Peut-on détecter toutes les formes d’intention ?

Si la tendance à anticiper spontanément et précocement l’intention d’un individu à partir de ses mouvements ne fait aujourd’hui plus débat dans le monde scientifique et conforte ainsi une vision incarnée de cognition sociale (voir chapitre 2), certaines limites dans cette capacité ont toutefois été postulées. Dans leur article d’opinion, Goldman et De Vignemont (2009) mettent en exergue les limites inhérentes, selon eux, à une conception incarnée de la cognition sociale. Ces auteurs acceptent l’idée qu’une approche incarnée de la cognition sociale puisse rendre compte de 66 certains phénomènes, qu’ils qualifient de “bas niveau” de mind-reading, comme l’anticipation de comportements manifestes que souhaite réaliser une personne observée ou encore l’accés à son état émotionnel (voir Figure 5). Cependant, ils postulent également explicitement que cette approche de la cognition sociale ne peut pas expliquer des phénomènes de “haut niveau” de mind-reading comme l’inférence de buts intimes ou de croyances associées aux comportements d’autrui puisque ces derniers n’entretiennent pas de liens stables avec les systèmes moteurs ou perceptifs et ne bénéficieraient donc pas de représentations incarnées.Une critique similaire à l’égard de la théorie motrice de la cognition sociale a été formulée par Jacob et Jeannerod (2005). Celle-ci était plus spécifique et s’adressait 67 essentiellement au domaine de la lecture d’intention, au sein de laquelle les auteurs postulent une distinction fondamentale dans notre capacité à lire les états-mentaux d’autrui. Précisément, les auteurs statuent que les intentions motrices (c’est-à-dire « l’effet attendu d’une action sur l’environnement ») peuvent être correctement inférées depuis la simple observation d’actions motrices volontaires. Par exemple, il est possible de déduire si un verre d’eau est saisi pour être bu ou pour être jeté au visage de quelqu’un puisque les patterns cinématiques vont différer pour ces deux actions dès la phase d’atteinte du verre (voir précédemment dans ce chapitre). Par contre, pour Jacob and Jeannerod (2005) les intentions sociales (c’est à dire “l’effet attendu d’une action sur les congénères”) ne peuvent pas être inférées depuis la simple observation d’actions motrices volontaires, puisque différentes intentions sociales peuvent être associées à la même intention motrice. Par exemple, le fait d’attraper un verre d’eau pour le poser sur une desserte est supposé être indépendant du fait que cette action soit réalisée pour permettre à un proche de saisir ce verre et boire (intention sociale) ou simplement pour avoir l’opportunité de boire soi-même plus tard (intention personnelle). Ainsi pour Jacob et Jeannerod, les intentions motrices sont identifiables à partir de l’observation des actions motrices mais pas les intentions sociales . 

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