Modèle étudié le complexe d’espèces Bemisia tabaci

 Modèle étudié le complexe d’espèces Bemisia tabaci

La famille des Aleyrodidae fait partie de l’ordre des Hémiptères et se compose de plus de 1200 espèces dans le monde (Figure II-18). Ce sont essentiellement des insectes piqueurssuceurs de sève phloémienne (Binkmoenen and Mound 1990). L’aleurode Bemisia tabaci a été décrit pour la première fois en Grèce sous le nom d’Aleurodes tabaci par Gennadius (1889). Depuis cette date, sa diversité géographique, sa large gamme d’hôtes et sa grande plasticité au stade nymphal ont donné lieu à différentes appellations dans le monde (Perring 2001). Le genre Bemisia a été créé en 1914 par Quaintance et Baker (1914), mais il faudra attendre 1936 pour que Takahashi l’y affecte sur critères morphologiques (Takahashi 1936). Depuis, le genre Bemisia contient 37 espèces et est considéré comme probablement originaire d’Asie (Mound and Halsey 1978). B. tabaci est identifié sur la base de caractéristiques morphologiques de la larve du quatrième et dernier stade larvaire, ou puparium (Martin 1987, Gill 1990 ; Figure II19), et est communément appelé aleurode, ou mouche blanche en raison du dépôt cireux blanc qui recouvre entièrement le corps et les ailes de l’adulte (Figure II-20).Au début des années 1950, le concept de biotypes (ou de races hôtes) a été introduit pour définir ou décrire les espèces de B. tabaci. En effet, les populations d’aleurodes présentaient des variations de caractéristiques biologiques et écologiques ne pouvant, selon les auteurs, se rapporter à une seule entité biologique (Mound 1963). Ces différentiations portent essentiellement sur des variations d’ordre biologique ou génétique. Les différences biologiques citées sont liées à des différences : de fécondité (Delatte et al. 2009), de comportement (Liu et al. 2007), de gamme d’hôtes (Saleh et al. 2012, Malka et al. 2018), de phytotoxicité (Yokomi et al. 1995), de capacité de transmission de phytovirus (Chi et al. 2020), d’endosymbiotes secondaires (Zchori-Fein et al. 2014) ou encore de résistance aux insecticides (Horowitz et al. 2020). Les variations d’ordre génétique ont été démontrées grâce à l’utilisation de divers marqueurs moléculaires : par marqueurs protéiques, RAPD-PCR, PCR-RFLP, microsatellites, ou séquençage de gènes ribosomaux ou mitochondriaux (Brown et al. 1995, Frohlich et al. 1999, Delatte et al. 2005, Hadjistylli et al. 2016, Ally et al. 2019). Ainsi, un nombre croissant de biotypes a été décrit dans le monde, et ces biotypes ont été nommés en utilisant l’alphabet romain (A, B, B2, J, K, L, M, MS, Q …). Toutefois depuis 2011, la nomenclature de cette espèce a été révisée et «l’espèce » B. tabaci est dorénavant considérée comme un complexe d’espèces cryptiques (De Barro et al. 2011). Cette dénomination de complexe a été définie à partir d’analyses moléculaires, basées sur le séquençage partiel du gène mitochondrial cytochrome oxydase 1. Le terme « biotype » n’est plus employé au sein de ce complexe d’espèces et de nouveaux noms d’espèces (basés sur leur origine géographique) ont été attribués à ces anciennes dénominations. Ainsi en 2011, l’ensemble des données moléculaires disponibles a permis de répartir ces biotypes en 24 espèces sur un critère de seuil de divergence nucléotidique de 3,5 %, elles-mêmes regroupées  dans 11 clades phylogénétiques sur un critère de seuil de divergence nucléotidique de 11 % (sur 657 pb de la région centrale du gène mtCOI ; Boykin et al. 2007, Dinsdale et al. 2010, De Barro et al. 2011). Ce seuil de différentiation spécifique a été rehaussé à 4 % en 2013 (Lee et al. 2013). A partir de cette date, de nouvelles espèces ont encore été rajoutées à cette liste, et à ce jour 45 espèces différentes ont été décrites (Figure II-21) : Africa, Asie I, Asie I-Inde, Asie II 1-12, Asie II-13, Asie III, Asie IV, Asie V, Australie (AUSSI), Australie II (AUSII), Australie/Indonésie, Chine1-5, Océan Indien, Ru, Moyen-Orient Asie Mineure I (MEAM1), Méditerranée (MED, que nous écrirons « MED-Q » par la suite, sauf dans le chapitre 2), MED ASL, MEAMK, Nouveau Monde 1-2, Japon 1-2, Ouganda, Italie1, Spain 1 et Afrique subsaharienne 1-5 (Tay et al. 2017, Vyskocilova et al. 2018, Kanakala and Ghanim 2019, Wongnikong et al. 2019).

Biologie de l’organisme

 Le cycle de développement de B. tabaci comprend successivement un stade œuf et quatre stades larvaires (L1 à L4), avant d’aboutir à l’adulte (Byrne and Bellows Jr 1991, Basu 1995). La femelle pond en général ses œufs sur la face abaxiale des feuilles supérieures de la plante hôte (Gameel 1977). D’une longueur d’environ 0,2 mm, les œufs sont maintenus à la plante hôte par le biais d’un court pédicelle inséré directement dans les tissus foliaires (Paulson and Beardsley 1985). Au moment de la ponte, ils arborent une couleur blanchâtre à jaunâtre, qui vire progressivement au marron au cours du développement embryonnaire. L’aleurode femelle peut pondre au-delà de 300 œufs au cours de sa vie (Gangwar and Gangwar 2018). Cependant, des facteurs biotiques tels que l’espèce et la plante hôte considérées, ainsi que des facteurs abiotiques, comme la température et l’humidité par exemple, influent sur la fécondité (Basu 1995, Guo et al. 2010, Guo et al. 2012). A titre d’exemple, la fécondité moyenne de Synthèse bibliographique 37 l’espèce MED-Q sur plants de tomate a été estimée à 105,3 œufs à 21°C, contre 41 œufs à 35°C (Bonato et al. 2007). Sur cette même plante hôte, la fécondité de l’espèce MEAM1 serait comprise entre 74 et 170 œufs à 30°C (Delatte et al. 2009). L’éclosion des œufs donne naissance au seul stade larvaire mobile de cette espèce (L1 dit crawler). Cette première larve mesure entre 0,2 et 0,3 mm de long, se nourrit sur la face abaxiale de la feuille et ne dure que quelques heures. A la mue suivante, elle perd ses pattes et devient donc sessile (Basu 1995). Les stades suivants s’accompagnent d’un grossissement de la larve et de quelques changements morphologiques. Cependant, le dernier stade larvaire ou « pupe », devient le siège d’une quasi-métamorphose. En effet la pupe, d’une longueur de 0,7 mm, est caractérisée par une couleur jaunâtre, l’apparition de tâches oculaires rouges puis noires et des ébauches de pattes et d’ailes. A ce stade, il n’y a plus de prise alimentaire. A l’issue du développement larvaire, l’aleurode adulte émerge de la partie antérieure du puparium, au travers d’une ouverture médiane en forme de « T » (Berlinger 1986 ; Figure II-22).Comme pour la fécondité, la durée entre chacun des six stades de développement de B. tabaci va fortement dépendre de l’espèce étudiée (Zang et al. 2006), de la plante hôte (Muñiz 2000, Muñiz and Nombela 2001, Kakimoto et al. 2007), de la température et de l’humidité de l’environnement (Gerling et al. 1986, Drost et al. 1998), ainsi que du statut d’infection par les endosymbiotes (Himler et al. 2011, Xue et al. 2012). Pour exemple, les adultes de l’espèce MED-Q, lorsqu’ils sont élevés sur plants de tomate, émergent après un minimum de 20 jours à 30°C et un maximum de 56 jours à 17°C (Bonato et al. 2007). Aussi, sur la même plante hôte, cette durée est de 19 jours à 30°C contre 89 jours à 15°C pour l’espèce MEAM1, et de 21 jours à 30°C pour l’espèce IO (Delatte et al. 2009). La taille des adultes est de l’ordre du millimètre, sachant que les femelles sont en général légèrement plus grandes que les mâles. Les adultes s’accouplent environ dix heures après leur émergence, sur la plante hôte, et de multiples fois tout au long de leur vie (Li et al. 1989, Liu et al. 2007). B. tabaci est une espèce multivoltine, ce qui signifie qu’elle peut engendrer jusqu’à une quinzaine de générations par an, si les conditions climatiques lui sont favorables (Gerling 1990). C’est une espèce haplodiploïde (Byrne and Devonshire 1996, Denholm et al. 1998). Comme chez la plupart des aleurodes, sa reproduction est de type parthénogénétique arrhénotoque (Bonato et al. 2006). Les femelles fécondées peuvent en effet réguler le sexe de leur progéniture par fécondation sélective des œufs : elles pondent des œufs diploïdes (2n) et haploïdes (n), les premiers donnant naissance à des femelles, les seconds à des mâles (Normark 2004). Les femelles non fécondées quant à elles ne pondent que des œufs haploïdes. Enfin, le sex-ratio des descendants est affecté par l’âge du parent femelle, puisque les jeunes femelles donnent naissance à plus de femelles qui produisent des œufs que les femelles plus âgées (Berlinger 1986). Les adultes se nourrissent de sève élaborée (aussi appelée sève phloémienne), grâce à leurs pièces buccales de type piqueur-suceur, et plus particulièrement à leur stylet, qu’ils enfoncent entre les cellules jusqu’à atteindre les tubes criblés. Plus rarement, ils peuvent aussi se nourrir de sève brute (ou sève xylémienne), très diluée et malheureusement pauvre en nutriments (Jiang et al. 1999). Une telle alimentation est déséquilibrée, puisqu’elle est riche en glucides mais déficiente en acides aminés qui sont vitaux pour l’aleurode, et qu’il ne peut pour autant pas se procurer dans son environnement. C’est pourquoi Portiera aleyrodidarum est un endosymbiote primaire obligatoire chez B. tabaci : il synthétise les acides aminés essentiels à sa survie (Baumann et al. 2004, Thao and Baumann 2004). Il est jusqu’à présent le seul endosymbiote primaire détecté chez cette espèce (Rao et al. 2015). Les endosymbiotes obligatoires sont des microorganismes intracellulaires, jouant un rôle critique dans la biologie de leur hôte (Baumann et al. 2006, Xie et al. 2012, Rao et al. 2015). La plupart sont des procaryotes et détectés uniquement dans des cellules spécialisées appelées bactériocytes (Moran and Telang 1998, Luan et al. 2018). A ces endosymbiotes primaires s’ajoutent des endosymbiotes secondaires (ou facultatifs), qui peuvent avoir des effets aussi bien négatifs que positifs sur leurs hôtes, et dont la contribution n’est pas essentielle à la survie ni à la reproduction de B. tabaci. On les retrouve dans les bactériocytes mais aussi dans l’hémolymphe (Su et al. 2014). Le complexe d’espèces B. tabaci possède l’un des plus grands cortèges endosymbiotiques avec sept endosymbiotes secondaires différents : Cardinium, Synthèse bibliographique 39 Wolbachia, Rickettsia, Arsenophonus, Hamiltonella, Fritschea et Hemipteriphilus (Everett et al. 2005, Chiel et al. 2007, Gottlieb et al. 2008, Bing et al. 2013). La prévalence de ces endosymbiotes secondaires a évolué rapidement au sein du complexe, aboutissant à la présence de certaines associations uniquement chez quelques espèces de B. tabaci. En effet, de par leur mode de transmission verticale, différentes associations de cortèges endosymbiotiques sont des fois observées entre espèces. C’est le cas par exemple d’Hamiltonella, endosymbiote détecté uniquement chez l’espèce MEAM1 jusqu’à présent, tandis que Wolbachia et Arsenophonus n’ont été retrouvés que chez l’espèce MED-Q (Gueguen et al. 2010). Leur prévalence est importante car 95% des aleurodes sont infectés par au moins un endosymbiote secondaire et 45% par au moins deux, ce dernier cas constituant ce que l’on appelle une multi-infection (Gueguen et al. 2010). Il a été montré que, selon les espèces de B. tabaci, les endosymbiotes secondaires pouvaient jouer différents rôles au sein de leur hôte : ils peuvent induire une incompatibilité cytoplasmique, améliorer la valeur sélective de l’individu (Himler et al. 2011), assurer une protection contre les prédateurs (Mahadav et al. 2008), aider à l’atténuation de certains stress (Brumin et al. 2011, Shan et al. 2014, Su et al. 2014), ou encore être à l’origine d’une sensibilité accrue aux insecticides (Kontsedalov et al. 2008, Ghanim and Kontsedalov 2009). Une meilleure compréhension de l’influence qu’ont les facteurs biotiques et abiotiques sur la prévalence et la diversité des endosymbiotes au sein de ce complexe d’espèces aidera à comprendre encore davantage leurs rôles au sein de leurs hôtes (Zchori-Fein et al. 2014).

Répartition géographique et gamme d’hôtes

 Le complexe d’espèces B. tabaci est retrouvé à travers le monde sur tous les continents, excepté l’Arctique et l’Antarctique. Toutefois, il est surtout associé aux zones tropicales et subtropicales (Brown et al. 1995). La majorité des espèces de ce groupe ont des origines géographiques assez distinctes, et comme précisé ci-dessus, de grands groupes par zones géographiques ont été observés. Par exemple, les espèces présentes en Asie font partie du groupe « Asia », celles retrouvées en Afrique font partie du groupe « SSA », et ainsi de suite. Au sein de ce complexe d’espèces, deux se démarquent par leurs capacités d’invasion spectaculaires : le MEAM1 et le MED-Q. En effet, à la fin des années 1980, l’espèce MEAM1 – nommée successivement Bemisia argentifolii (Bellows Jr et al. 1994), biotype « B » (Brown et al. 1995) puis MEAM1 (De Barro et al. 2011) – devient invasive mondialement, et au début 40 des années 2000, c’est au tour de l’espèce MED-Q (Brown et al. 2005, Hsieh et al. 2007, De Barro et al. 2011). Actuellement, l’espèce MED-Q a été signalée dans le monde entier, dans plus de 40 pays, notamment aux Etats-Unis, au Japon (Ueda and Brown 2006), en Israël (Horowitz et al. 2003), en Chine (Chu et al. 2006, Ahmed et al. 2009), au Mexique (MartinezCarrillo and Brown 2007), au Guatemala (Bethke et al. 2009, McKenzie et al. 2012), en Italie (Parrella et al. 2012) et dans plusieurs pays d’Afrique (Delatte 2005, Delatte et al. 2015, Mugerwa et al. 2018, Ally et al. 2019). Toutefois, les mécanismes de ce processus d’invasion restent flous, et de nombreuses hypothèses ont été avancées, notamment sur le plan de la biologie des espèces, comme : i) la supériorité de l’espèce MEAM1 vis-à-vis des espèces résidentes lors de l’accouplement, se traduisant d’une part par sa capacité à ajuster le sex-ratio en faveur de l’augmentation de sa population (distorsion du sex-ratio en faveur des femelles), mais aussi par sa capacité à interférer avec l’accouplement entre individus indigènes (Liu et al. 2007) ; ii) une fécondité plus élevée vis-à-vis des espèces résidentes pour l’espèce invasive (Delatte et al. 2009) ; iii) la capacité de certaines populations au sein du complexe à développer une résistance aux insecticides (Naranjo and Legg 2010, Luan et al. 2012, Horowitz and Ishaaya 2014, Horowitz et al. 2020). iv) Un autre facteur, susceptible d’influencer la dynamique et l’adaptation des populations de ces aleurodes dans un nouveau milieu, est leur capacité à utiliser de nombreuses plantes hôtes (De Barro et al. 2006, Zang et al. 2006, Malka et al. 2018). Les espèces du complexe B. tabaci sont considérées comme des ravageurs ayant la capacité de coloniser un large éventail de plantes cultivées et ornementales. En effet, elles ont été décrites sur plus de 500 espèces de plantes hôtes (Brown et al. 1995). Néanmoins, il existe des variations considérables dans l’utilisation des plantes hôtes au sein du complexe d’espèces, allant d’une association étroite avec une ou quelques espèces végétales, à une grande polyphagie (Brown et al. 1995). Une étude récente, basée sur une analyse des données publiées et expérimentales, a montré qu’il existait une gradation dans le niveau de polyphagie au sein du complexe B. tabaci. Selon cette étude, l’espèce MEAM1 peut être considérée comme un véritable « généraliste », les espèces Asia-I, IO, MED-Q et SSA-1 peuvent être considérées comme des espèces ayant une gamme d’hôtes « étendue », tandis que les autres peuvent être grossièrement divisées en deux groupes de gammes d’hôtes plus ou moins restreintes. La mise en correspondance de ces données avec les ordres de plantes hôtes (Figure II-23) a permis d’identifier neuf ordres (appartenant aux clades des Astérides et des Rosides) qui sont communément partagés par la plupart des espèces de B. tabaci : Asterales, Fabales, Rosales, Cucurbitales, Malvales, Malpighiales, Brassicales, Solanales et Lamiales. Des analyses plus approfondies ont ainsi Synthèse bibliographique 41 révélé l’existence d’un mécanisme de détoxication commun, partagé par les groupes d’espèces de B. tabaci les plus performants, ce qui pourrait leur avoir permis de s’adapter à un large éventail de plantes hôtes et de nouveaux environnements (Malka et al. 2018).

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