MUSEIFICATION ET MANIPULATION DU PATRIMOINE CULTUREL.

MUSEIFICATION ET MANIPULATION DU PATRIMOINE CULTUREL

Le spectre du colonialisme

Une des marques du colonialisme des plus accentuées était visible au Musée National de Colombie, à travers l’exhibition d’une momie de la communauté indigène muiscas, au rez-de-chaussée. Elle aurait été trouvée près de Tunja, capitale du département de Boyacá et aurait plus de 400 ans. Il n’existe que peu de lois en Colombie concernant l’exhibition de restes humains. L’ICANH considère comme patrimoine archéologique national les restes humains et organiques et ne prévoit pas un traitement spécial pour ces derniers. En ce qui concerne le Conseil International des Musées (ICOM), en vertu du Code de déontologie,« les restes humains et les matériaux ayant une signification sacrée doivent être exposés conformément aux normes professionnelles et, s’ils sont connus, tenir compte des intérêts et des croyances des membres de la communauté, des groupes ethniques ou religieux d’origine (art. 4). Les restes humains doivent être présentés avec beaucoup de tact et de respect pour les sentiments de dignité humaine détenus par tous les peuples (article 4.3) » 88 . Le « tact » n’avait pas été considéré par le Musée National puisque la momie était exposée au sein d’une des nombreuses cellules qui font partie de l’architecture carcérale du Panoptique. Le Musée National de Colombie a retiré la momie de l’exposition principale « pour des questions éthiques » mais ne l’a pas rendue à la communauté muicas pour autant car elle continue à faire partie du Patrimoine Culturel national. Elle fait donc aujourd’hui partie des réserves de collection de l’Université Nationale de Colombie. Le cas du retrait de restes humains a été un thème de choix pour la muséologie contemporaine, et particulièrement en Amérique latine. Cette réflexion prend justement racine dans les thématiques associées à l’origine coloniale de l’archéologie et de la muséologie. Les demandes de la part de communautés indigènes ce sont également multipliées mais bien souvent la loi régit des rapatriements internationaux de restes humains ; lorsque la nation elle-même dépossède ses communautés, il n’y a pas de réglementation internationale. La seule législation qui existe dans les Amériques est la loi NAGPRA (Native American Graves Protection and Repatriation Act) promulguée par les États-Unis en 1993. Elle signale que le patrimoine d’origine indigène appartient aux communautés. Quant à cette muséification de restes humains, il serait également important de décoloniser les esprits. Le public demande ces petites exhibitions morbides comme le prouve une étude du Musée Archéologique de San Pedro d’Atacama, au Chili : « Enlever les corps des vitrines impliquait un grand sacrifice quant à la satisfaction de l’audience étant donné le déconcertement général du public. Ce dernier était principalement composé de touristes d’origine nationale ou internationale, demandeurs d’un produit muséographique consolidé dans l’imaginaire muséal » 89 . Le climat du désert d’Atacama favorise la momification, le musée en était alors plein et connaissait une certaine célébrité pour cela. Des témoignages assurent que certains visiteurs demandaient à se faire rembourser ou déchiraient leurs billets d’entrée, furieux. Heureusement, le Patrimoine Culturel n’est pas uniquement composé de morts que l’on expose dans des vitrines. Le musée serait donc maître d’un soft power important pour qu’il touche même aux imaginaires collectifs. Pour que l’on puisse encore voir des indigènes morts, l’institution muséale doit être la veine par laquelle coulerait encore l’influence du colonialisme européen. Pourtant il y a bien une prise en considération du patrimoine de l’Autre de la part de certaines nations européennes. Depuis 1978 existe une convention de l’UNESCO qui conseille de rendre aux nations de provenance leurs biens de patrimoine matériel. Les États-Unis, le Royaume-Uni ou encore l’Allemagne n’ont pas signée la convention, mais l’Espagne, oui. Elle aurait déjà rendu certains biens à la Colombie et au Pérou. Une salle d’exposition temporaire a d’ailleurs ouvert ses portes depuis peu sur ce thème au Musée National de Colombie. 

 

Faire parler un objet inanimé : symbolisme et interprétation

L’objet d’intérêt archéologique ou historique ne parle pas de lui-même et il y a donc un travail d’interprétation qui parfois sert des causes politiques ou économiques. Pour éclairer ce point nous analyserons trois cas d’étude. En premier, il sera question du cas de Barcelone et de la création identitaire de la Catalogne. Selon la tradition de l’histoire comparative, « La comparaison se pratique généralement entre deux pays et c’est souvent à cette condition que la démarche est perçue comme authentiquement comparative » 95 . Une comparaison transnationale n’est définitivement pas ce que cet écrit défend, mais comparer une ancienne colonie espagnole, la Colombie, avec une région de l’actuelle Espagne est tentante. La Catalogne, dont l’identité est au cœur de ses revendications indépendantistes, nous renvoie très clairement à une problématique que l’on retrouve en Colombie. En second, nous analyserons la pièce qui annonça l’indépendance de la Colombie mais aussi qui légitime la construction du Musée National : la météorite de Santa Rosa de Viterbo. Pour terminer, nous analyserons les causes de l’échec de l’exposition temporaire « Le silence des idoles » du Musée National de Colombie. Cette muséographie de 2013 nous permettra d’examiner deux aspects importants du musée : A qui appartient le patrimoine culturel national et tout doit-il être montré dans un musée ? L’exemple de manipulation du patrimoine culturel par la région catalane, en Espagne, est peu connu. On connait très bien les crises politiques qui ont secouées le pays ces dernières années grâce à leur forte médiatisation, mais on ne sait en définitif que peu de chose sur l’identité catalane. Bien loin des questions économiques européennes contemporaines, comment s’est-elle construite à travers le patrimoine culturel ? Tout d’abord Barcelone est une ville qui a été construite par les Romains et qui a ainsi obtenu un système privilégié au sein de l’Empire. De ce passé glorieux et singulier en Espagne il ne reste que peu de vestiges mais s’ils sont moindres, ils sont largement mis en valeur. Les murailles qui protégeaient Barcelone durant l’Antiquité ont été reconstruites au cours des siècles mais les quelques pans restants ne sont pas laissés à l’abandon comme on peut le constater au Museu d’Història de la Ciutat. Le Musée d’Histoire de Barcelone (MUHBA) n’est pas une institution classique puisqu’elle possède en tout 13 sièges dans toute la ville. Elle n’a pas déplacé les pans des murailles pour les muséifier mais les a justement mis en valeur dans leur environnement Illustration 37 : Mise en valeur des anciens remparts de la ville de Barcelone au Museu d’Història de la Ciutat. 85 urbain. Le fait de transposer un objet dans un musée rend difficile sa visualisation historique et donc son appartenance à un territoire donné. Comme nous allons le voir, c’est tout ce que Barcelone ne voulait pas, la ville a donc amené le musée au patrimoine plutôt que le patrimoine au musée. Dans une ville comme Tarragona, elle aussi en Catalogne, l’ancienne arène a fait l’objet d’une restauration et désormais d’une conservation unique. Au contraire de l’architecture romaine, toute construction maure a été détruite ce qui rend compte du processus d’oubli volontaire dans la construction identitaire de la région catalane. Le fait d’avoir été aussi envahie ne rend pas justice à la région qui ainsi serait transposée au même rang que le reste de l’Espagne. Durant l’époque médiévale, Barcelone n’était pas sous le contrôle de la couronne espagnole et il est intéressant de voir l’émergence d’une esthétique médiévale dans la ville avec, par exemple, la revalorisation du quartier gothique du Born. Le patrimoine culturel régional est ainsi utilisé comme discours de légitimation par la Catalogne quant à ses inspirations indépendantistes, surtout à partir des années 1930. Le mouvement politique bourgeois de la Renaixença, très ouvertement indépendantiste, réussit alors à formuler une politique de mémoire fondée sur une pratique de la commémoration. C’est aussi à partir de cette époque que la langue catalane connaît un regain essentiel à sa survie puisque seuls une dizaine de pour cent de la population parlait encore catalan. Comme le fait remarquer Felipe Criado, « L’archéologie, pareillement à n’importe quelle recherche historique, n’est pas la récupération de la Mémoire. L’archéologie est la construction de la Mémoire » 96 . Parce qu’un objet ou des ruines ne parlent pas, on construit sur de l’ancien ce que nous sommes aujourd’hui. Les interprétations construisent, elles ne récupèrent effectivement pas. Depuis qu’à San Jacinto fut découverte la céramique la plus vieille des Amériques (4000 avant J.C.), le Musée Communautaire s’est construit une identité à partir de l’archéologie, puis d’après l’identité Zenú. On cherche à se différencier pour mieux exister. Bien évidemment, la région des Montes de Maria ne souhaite pas obtenir son indépendance politique, ni financière face à la Colombie, mais on peut supposer qu’elle souhaiterait obtenir son indépendance culturelle.

Existe-t-il une alternative à la muséification ?

Le patrimoine culturel est composé de deux branches, l’immatériel et le matériel. L’archéologie rend possible la construction du deuxième. Cependant la définition du patrimoine culturel porte à confusion. On ne saurait saisir ses limites à moins qu’elles ne soient visibles dans les revendications et contestations vues précédemment. Il est facile de faire dire à un objet qui ne parle pas tout ce que l’on souhaite. On ne peut faire que des hypothèses et ces hypothèses peuvent faire office de surinterprétations. Le patrimoine culturel est au cœur d’un enjeu politique, social et financier. Peut-être même qu’à cause de cela il dénature l’objet qu’il gratifie d’une conservation et d’une exhibition puisque le destin de l’objet en question n’était sans doute pas d’être conservé ni exhibé. La muséification est un processus cherchant à figer une pratique en un objet digne de conservation et d’exhibition. La patrimonialisation et la muséification, qu’elles obéissent à une volonté militante locale comme dans le cas du Musée Communautaire de San Jacinto ou à une démonstration de savoir-faire et de savoirs techniques, portent en elles une charge affective, une lecture du passé. La réinterprétation de biens d’intérêt culturel sous d’autres formes, répondant aux injonctions d’un présent plus tourné vers le tertiaire, tend à commuer le passé en objet de consommation, de spectacle. Mais alors pourquoi cette envie à tout prix d’institutionnaliser une pratique ou un savoir-faire ? De quoi « l’objet » est-il le témoin ? Pourquoi le patrimoine culturel nous renvoie-t-il toujours vers le passé ? L’universitaire Marianne Hirsch répond partiellement à ces questions avec sa théorie de la « postmémoire » qu’elle applique essentiellement à la Shoah : « Le terme de postmémoire décrit la relation que la « génération d’après » entretient avec le trauma culturel, collectif et personnel vécu par ceux qui l’ont précédée, il concerne ainsi des expériences dont cette génération d’après ne se « souvient » que par le biais d’histoires, d’images et de comportements parmi lesquels elle a grandi. Mais ces expériences lui ont été transmises de façon si profonde et affective qu’elles semblent constituer sa propre mémoire. Le rapport de la postmémoire avec le passé est en vérité assuré par la médiation non pas de souvenirs, mais de projections, de créations et d’investissements imaginatifs. […] C’est être formé, bien qu’indirectement, par des fragments traumatiques d’événements qui défient encore la reconstruction narrative et excèdent la compréhension. Ces événements sont survenus dans le passé, mais leurs effets continuent dans le présent. […] Cependant, la postmémoire n’est pas une position identitaire, mais une structure générationnelle de transmission ancrée dans de multiples formes de médiation » . 

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