Outils, artifices et contraintes de la négociation conclavaire

Outils, artifices et contraintes de la négociation
conclavaire

Les particularités et la complexité du contexte, des enjeux et de l’élément humain du conclave exigeaient, comme nous avons pu le constater, une attention constante aux moyens et aux formes de la représentation, de l’information et de la négociation. L’ambassadeur ne devait rien négliger, ce qui l’obligeait à adapter son comportement et son action à la culture politique et sociale romaine. En 1667, Chaulnes écrivait ainsi au roi que c’était dans « l’air du pays » de faire « consister la grandeur des Couronnes au maintien de […] quelques bagateles » . Il voulait souligner par là l’importance décisive de la moindre règle sociale ou cérémonielle, dans le cadre de la mission diplomatique : « c’est le plus grand fardeau de l’ambassadeur que d’avoir à respondre de mille accidens imprévus qui sont icy de conséquence » . Romain de cœur et d’esprit, Mazarin était en mesure de donner aux ambassadeurs les justes instructions et les conseils les plus appropriés pour évoluer dans le milieu romain. 

Entre instructions et initiatives : s’adapter aux circonstances 

L’esprit de la stratégie diplomatique était donné dans le mémoire préliminaire contenant les instructions du gouvernement concernant l’action conjointe de l’ambassadeur et des membres de la faction. Ce mémoire devait tenir compte des éléments conjoncturels susceptibles de changer la donne. Le mémoire du 9 août 1644 insistait sur l’effort de persuasion à accomplir à l’égard du cardinal-neveu Francesco Barberini, pour le gagner pleinement aux intérêts de la Couronne : « Il est donc constant que led[it] Sr Card[in]al estant bien conseillé ne doibt pas tarder un moment pour le bien de l’Église mesme et pour sa seureté, veu les intentions de l’une et de l’au[tr]e couronne, à prendre quelque bonne résolution pour s’attacher entièrement à ce party […] »   . Saint-Chamond était invité à justifier l’évidence de ce ralliement, en raison des bienfaits apportés par la France à la famille Barberini, mais aussi en raison des menaces de l’Espagne qui n’a jamais accepté la distance prise par Urbain VIII vis-à-vis de Madrid : « Pour conclusion, il est indubitable que M. le Card[in]al Barberin, bien conseillé, debvroit faire les mesmes diligences pour avoir la France et son appuy que la France faict aujourd’huy pour le rechercher. […] Il ne peut pas ignorer le desseing qu’a formé l’Espagne de le persécuter et toute sa maison […] »  . L’ambassadeur devait aussi proposer à Barberini une prise en charge par la France des pensions et bénéfices des cardinaux de sa faction, à condition d’avoir « sa parole de servir la France avec tous ses dépendans » . Par son instruction, Saint-Chamond disposait aussi d’une arme efficace : la possibilité de faire déclencher une intervention militaire de la France en cas de menace espagnole sur le conclave. La formulation de l’instruction insistait sur la prudence à employer, en invoquant la « pressante et absoluë nécessité » : « Que si les violences des Espagnolz alloient au poinct de vouloir l’opprimer, et faire entrer la force dans l’eslection du Pape futur, soubz apparence de ruiner la maison Barberine, Sa Ma[jes]té remet au Sr Marquis de St Chamond et aux Card[in]aux françois, s’il peut en avoir leur advis, de faire approcher son armée navale vers Civitavecchia […] si son ambassad[eu]r aud[it] lieu luy faict sçavoir qu’il soit nécessaire pour la liberté du conclave. Sad[it]e Ma[jes]té recommande pourtant aud[it] Sr de St Chamond de n’user pas du pouvoir qu’on luy donne sans une pressante et absoluë nécessité, afin que les au[tr]es desseings que peut former lad[it]e armée contre les ennemis ne demeurent pas en arrière sans aucun fruict. »  La précision du langage et le ton catégorique d’une telle instruction semblaient ne pas laisser beaucoup de liberté d’initiative à l’ambassadeur. Pourtant, si l’on prend l’exemple de la diplomatie espagnole à Rome, nous constatons chez le représentant de Madrid une « capacité à adapter des directives générales en fonction d’une situation particulière » . Maria Antonietta Visceglia s’est appuyée sur le témoignage et l’expérience de Diego Saavedra Fajardo . Ambassadeur à Rome de 1631 à 1633, il mit en évidence des « maximas fixas de la negociación » (maximes fixes de la négociation) spécifiques au cadre romain, « la paix, l’acquisition des bonnes grâces du pontife et un rôle actif dans le Sacré-Collège en vue de l’élection papale suivante » . Ces maximes n’étaient pas étrangères à la pratique diplomatique française, qui avait notamment saisi la nécessité d’une adaptation du « comportement politique » aux particularismes locaux : « L’idée que toute nation possède une inclination particulière était profondément enracinée dans la culture du début de l’âge moderne, tout comme l’était la conviction que le comportement politique devait se conformer aux “humeurs” et suivre le “génie” d’une nation »  . L’ambassadeur, sur le terrain, avait donc à jauger par lui-même cette capacité d’adaptation, et ne pouvait que bénéficier d’une réelle marge de manœuvre, certes cadrée par les bornes fixées dans ses instructions, pour donner une réelle efficacité aux projets diplomatiques de sa cour. Dans un document en italien épiloguant sur la confrontation épistolaire entre Saint-Chamond et le cardinal Antonio, à la fin du mois d’août 1644, nous lisons cet intéressant paragraphe concernant un échange entre le père de Bérulle et le comte de Béthune, ambassadeur à Rome, dans les années 1620 : « Le P. Bérulle, selon ce qu’en rapportait le cardinal Spada, si affectionné par la France, disait à M. de Béthune, dans une certaine occasion, qu’un ambassadeur à Rome n’est pas simplement considéré en France comme ambassadeur, mais comme conseiller d’État, et que pourtant il pouvait et devait, dans certaines rencontres, se dispenser des ordres du Roi, quand S. M., en les lui donnant, n’avait pas su et pu prévoir le changement des circonstances pour les affaires. M. de Béthune s’en est dispensé, et, en France, il fut non seulement entièrement approuvé, mais loué. » 221 Pour sa part, Saint-Chamond écrivait au cardinal Antonio : « J’advoüe qu’un Ambassadeur se peut dispenser dans les choses non prescrittes et, dans les cas inopinés où il n’a le temps de recevoir les ordres de son maistre, mais il ne scauroit estre excusé d’aller contre ceux qu’il a prescrit […] » . Et l’ambassadeur de rappeler au protecteur de France qu’il lui était « impossible d’aller contre les intentions du Roy » . La réponse de Saint-Chamond ne signifiait pas pour autant un empêchement définitif à sa libre initiative. Si l’ordre formel demeurait indiscutable, l’ambassadeur – comme les cardinaux de la faction – jouissait de certaines libertés quant aux moyens et à la forme de sa mise en application. Nous lisons dans l’instruction royale du 19 septembre 1644, au sujet d’un projet de lettre du roi aux princes d’Italie, relatif à la protection de la maison Barberini par la France : « Et si vous estimez qu’il faille reformer quelques paroles dans mad[it]e lettre aux princes ou y en adjouster d’autres plus accommodantes à l’estat des choses et aux résolu[ti]ons que vous prendrez, vous le pourrez faire en vous servant pour cet effect des blancs seings que vous avez de moy après tout »  . Le roi – ou plutôt la régente – ajoutait : « Je vous diray néantmoins là dessus qu’encore que je vous adresse lesd[ites] lettres, je remets pourtant à vous de juger s’il sera à propos de les faire rendre ou non […] »

Les « finezze » diplomatiques à l’aune du conclave

 Dans son expérience personnelle, en tant que secrétaire de la légation pontificale lors de la guerre de succession de Mantoue (1628-1631), Mazarin avait pu acquérir des habitus qui ont fait de lui, selon Callières, « l’un des plus grands négociateurs de son temps »  . Parmi ces habitus, nous trouvons un ensemble d’artifices – le terme italien employé est « finezze », qu’on traduisait à l’époque par « finesses » – associées à un comportement spécifique qui, sans être foncièrement vertueux, s’avérait être une qualité déterminante du bon diplomate : la « furbezza », la ruse, qui se manifestait par l’art de la dissimulation. La dissimulation – à bien distinguer de la simulation, que les moralistes faisaient relever du mensonge  – doit être ici comprise selon la définition donnée par le philosophe italien Torquato Accetto, auteur d’un traité intitulé Della dissimulazione onesta (« De la dissimulation honnête »), publié en 1641 : « l’industrie qui consiste à ne pas faire voir les choses telles qu’elles sont » . Accetto rattachait la ruse et la dissimulation à la vertu de prudence, en soutenant la nécessité de leur usage dans les affaires politiques. La dissimulation occupait une part importante dans le cadre conclavaire, comme en témoigne cet aveu de Lionne à Brienne, évoquant les difficultés à faire valoir la cause du cardinal Sacchetti, en 1655 : « […] dans une pratique comme celle de Sacchetti qui a rencontré de si grandes oppositions, il importoit extremement de cacher les moyens dont on se sert quand ils ne sont pas selon les canons »   . Nous reparlerons des règles canoniques du conclave. Mais l’idée de « cacher les moyens dont on se sert » résume pleinement l’attitude globale des ambassadeurs à cette époque. L’ambassadeur à Rome devait s’imprégner de l’état d’esprit romain et curial, et devait, par conséquent, user de grandes précautions pour mener à bien une charge aussi délicate que celle des négociations conclavaires, qui réclamait, d’une part, une maîtrise de la rhétorique, impliquant une connaissance profonde des matières abordées, et d’autre part, l’usage des artifices de séduction, spécialement de la prudence et de la maîtrise de soi, comme le remarquait l’historien belge Léon van der Essen  . L’instruction du 19 septembre 1644 insistait sur la prudence dans l’examen des situations : « Je vous recommande de procéder en cette aff[ai]re avec grande circonspection, d’examiner de bien prez toutes choses et de contrepeser les motifs de le faire avec les inconvéniens qui le doivent dissuader »   . Une sentence aussi insistante n’est pas anodine. Le duc de Chaulnes, militaire de carrière, avait compris, quant à lui, que la négociation conclavaire était comparable au siège d’une place forte : « L’estat présent du Conclave est, Sire, ce qu’y void peut estre V. M. dans l’attaque de quelque place, par la crainte des soldats ennemis qui se mettent le plus à couvert qu’ils peuvent, et qui craignent de paroistre, de peur d’estre exposez au péril certain de leurs vies, Mrs les Cardinaux papables qui sçavent que l’on est dans le dessein de rompre le col aux premiers qui paroistront, se tenant à couvert, et se retranchant de manière que l’on n’entend point parler d’eux […] »   L’emploi d’une telle métaphore révèle la capacité de Chaulnes à mettre les réflexes d’un soldat expérimenté au service de l’activité diplomatique, l’ambassadeur se muant, au fond, en véritable tacticien, dans la conjoncture périlleuse qu’est la bataille du conclave. 

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