Politiques publiques et solidarités à l’épreuve du vieillissement japonais

Les étapes de la transition démographique japonaise

Avant 1868, le Japon est dans la phase préindustrielle, avec une population totale stable, qui se maintient aux alentours de 30 millions d’habitants. La croissance démographique au 18ième siècle et dans la première moitié du 19ième siècle est très faible. En effet, Le TBN et le TBM se compensent, en partie en raison du grand nombre de famines qui touchent la population (Hanley, 1983). Le Japon est, à cette époque, sous le système féodal du Shogunat de Tokugawa . A partir de 1868, date de la Restauration Meiji, le Japon sort de l’organisation féodale, et commence à s’industrialiser et à se moderniser.
La Restauration Meiji a réellement impulsé l’industrialisation et a développé l’agriculture du pays pour la première fois. Dans ce contexte nouveau de prospérité, l’ambition des individus a été décuplée et apparaît pour la première fois le désir d’avoir des enfants, ce qui a donné lieu à une grande croissance démographique (Robin, 1951). Durant cette seconde phase, qui s’étend jusque 1920, sa population augmente à un rythme rapide, pour atteindre 56 millions d’habitants en 1920. De 1920 à 1950, le Japon entame la troisième étape de sa transition démographique. D’une part, le TBN commence lentement à décroître. Il passe, à titre d’exemple, de 36.2 (pour mille) à 28.1 en  1950. D’autre part, durant la même période, le TBM décroît de façon encore plus rapide : il passe de 25.4 (pour mille) à 10.9. L’accroissement naturel atteint alors son pic en 1950 : il est de 17.2, et la population totale est de 83.5 millions d’habitants. La quatrième phase est marquée par un fort déclin de la fécondité et de la mortalité, à partir de l’année 1950. C’est pour cette raison que nous avons choisi d’illustrer la transition démographique nippone à partir de l’année 1950 seulement dans notre analyse. Le TBN et le TBM chutent tous les deux entre 1950 et 1980, passant pour le premier d’environ 23 (pour mille) à 13 et pour le second de 9 à 6 . La population atteint ainsi environ 120 millions d’habitants en 1980, et la croissance de la population ralentit.

Les différents types de vieillissements et leurs facteurs aggravants

Le Japon doit faire face à une crise démographique double : d’une part sa population vieillit rapidement et d’autre part la natalité est en déclin rapide. L’indicateur conjoncturel de fécondité du Japon est bien en dessous du seuil de remplacement des générations de 2,1 enfants par femme. En effet, selon les données de l’IPSS  , le nombre d’enfants par femme au Japon s’élève à 1,37 en 2021. Cette situation ne lui est pas exclusive, étant donné qu’une partie conséquente de l’humanité vit désormais dans un pays à très faible fécondité  (Wilson et Pison, 2004). Parallèlement, l’âge moyen à la maternité augmente, ce qui entretient et amplifie ce phénomène. On rappelle qu’une fécondité inférieure à 2,1 enfants/femme conduit mécaniquement à la décroissance de la population . Au Japon, la tendance de l’indicateur conjoncturel de fécondité est à la baisse depuis les années 1950 . Il est d’abord passé de 3,65 enfants par femme en 1950 à 2,04 en 1959. Il est ensuite remonté pour se stabiliser jusque dans les années 1970 légèrement au-dessus du seuil de remplacement des générations, exception faite de l’année 1966. Puis, à partir de 1976, la fécondité a chuté sous le seuil de remplacement des générations pour se stabiliser aujourd’hui autour d’1,4 enfants/femme. L’indice conjoncturel de fécondité nippon s’établit donc nettement, depuis près d’un demi-siècle, sous le seuil de remplacement des générations. Cette situation est qualifiée par Gérard-François Dumont d’ «hiver démographique» (Dumont, 1986). Cette baisse de la fécondité est l’une des causes motrices du vieillissement. Elle génère ce que les démographes nomment un vieillissement par le bas : une diminution du nombre d’enfants par femme provoque une diminution du poids des jeunes dans la population et donc mécaniquement une augmentation de la part de personnes âgées dans la population totale.
Ce déclin de l’indice conjoncturel de fécondité s’est accompagné de l’augmentation de l’âge moyen à la maternité. En effet, ce dernier passe de 25,6 en 1970 à 30,7 en 2019, selon les données des World Population Prospects . On constate une chute de la proportion de femmes mariées au Japon en raison de l’augmentation du nombre de femmes jeunes qui n’ont jamais été mariées des années 1970 jusqu’à 1995 (Atoh, s. d.). Or au Japon, le mariage est une condition préalable à la procréation. Le fait que les japonais se marient peu, ou se marient très tard diminue donc les probabilités d’avoir des enfants.
Les facteurs qui viennent alimenter ces mariages tardifs sont multiples (Harvey, 2017). D’abord, le Japon est un pays dans lequel l’éducation est centrale, et socialement valorisée. Dans le Japon de l’après-guerre, de plus en plus d’enfants peuvent prétendre à une éducation d’un meilleur niveau. Les filles s’engagent dans des cycles universitaires de plus en plus longs, et se marient donc plus tard. Il résulte de cet allongement des études une augmentation du statut économique et social de la femme. Elles accèdent au marché du travail plus facilement. Elles sont donc moins dépendantes des hommes et choisissent de ne pas avoir d’enfant pour privilégier leur carrière professionnelle, très difficilement conciliable avec la maternité dans ce pays. S’ajoutent enfin des facteurs culturels. En effet, à partir des années 1980 et en partie grâce à un concept politique favorable , le nombre de femmes qui doivent s’occuper obligatoirement de leurs parents âgés décroit significativement, ainsi que les stéréotypes sur le genre. Le divorce est de plus en plus toléré, et les femmes non mariées sont mieux vues. Le rôle de la femme dans la société et au foyer a donc radicalement changé. Plusieurs facteurs ont contribué à ce fort et rapide déclin de la fécondité, tels qu’un meilleur niveau d’éducation, et l’adoption de modes de vie modernes.

Un territoire morcelé par les différentiels de vieillissement

Dès les années 1950, des disparités territoriales sont constatées et étudiées au Japon. Certains travaux (Robin, 1951) montrent que la densité de la population au kilomètre carré y est déjà très élevée au sein des grands centres urbains et des plaines côtières agricoles – en particulier dans les rizières . C’est le cas par exemple de la région de Tokyo-Yokohama au sein du Kwanto qui concentre beaucoup d’industries variées et attire de nombreux travailleurs aussi bien urbains qu’agricoles. Les grandes villes comme Tokyo souffrent même à l’époque de problèmes de surpeuplement. A l’inverse, des zones à très faible densité de population se dégagent : l’île d’Hokkaido  au Nord ne contient que 4 millions d’habitants pour des raisons tant historiques (l’île n’était pas peuplée avant la Restauration Meiji de 1868) que géographiques (le climat y est désertique). Ce contraste en termes de densités s’explique dans les années d’après-guerre principalement par l’exode rural : on assiste au déplacement de la population des îles vers les centres urbains qui s’industrialisent très rapidement.
Ces disparités territoriales sont constatées aujourd’hui encore. Considérons l’évolution de la part de personnes âgées de 65 ans et plus . Au niveau national, plusieurs tendances distinctes se dégagent. De manière générale, les îles périphériques sont plus touchées par le vieillissement que l’île principale centrale, Honshu. Hokkaido, l’île au Nord de Honshu, ainsi que Shikoku et Kyushu, au sud, enregistrent un vieillissement bien supérieur à celui de la moyenne nationale. Par contre l’île principale de l’archipel, Honshu, a une population nettement moins vieillissante. En comparant les chiffres du vieillissement de 2020 avec ceux de 2010 , on remarque que ce vieillissement a aussi été très rapide pour les régions les plus vieillissantes. On peut établir de manière générale une distinction en termes de dynamiques du vieillissement démographique et d’accroissement naturel entre villes et campagnes (Ducom, 2007). En effet, les préfectures urbaines sont moins touchées par le vieillissement.
Par exemple, la préfecture de Tokyo 20 est l’une des moins vieilles du pays, avec une part de 23,1% de personnes âgées. On peut voir que les préfectures proches de Tokyo connaissent également beaucoup moins le vieillissement. Le même constat peut être fait pour Osaka, troisième ville la plus peuplée du Japon, et aux territoires alentours. A l’inverse, les régions rurales et agricoles sont davantage touchées par le vieillissement. La préfecture d’Akita, située au Nord de la région de Tohoku, c’est-à-dire la partie septentrionale de Honshu, présente 36,4 % de 65 ans et plus. Ce secteur montagneux, demeuré très rural, connaît de surcroît une dépopulation conséquente. Les villages de montagne sont au Japon les plus sévèrement affectés par le vieillissement et la dépopulation (Feldhoff, 2013), tandis que ces zones représentent 70 % de la surface du territoire.

Les banlieues japonaises : des territoires en déprise

A un niveau d’analyse plus fin, les inégalités de vieillissement s’observent au sein des villes mêmes. En effet, certaines zones urbaines nippones connaissent un vieillissement contrasté entre leurs quartiers. Par exemple, à Chuo, quartier situé en plein centre de Tokyo, les personnes âgées de 65 ans et plus représentent 15 % de la population en 2015 alors qu’à Adachi, un district situé dans la banlieue de Tokyo, ils sont 25 %. A Osaka, ces écarts sont encore plus flagrants. Un habitant sur quatre en moyenne est une personne âgée. Dans le quartier de Taisho, situé dans la couronne périphérique d’Osaka, elles représentent 30 % de la population, alors qu’à Chuo , cœur du centre-ville, seul 16 % de la population est âgé de 65 ans ou plus . Les personnes âgées sont donc jusqu’à deux fois plus représentées en périphérie qu’au centre.
Au sein des grandes aires urbaines comme Tokyo , les personnes âgées ont tendance à se regrouper dans les banlieues, où les logements sociaux, moins coûteux, sont nombreux (Yui, Kubo et Miyazawa, 2017). A l’inverse, les plus jeunes préfèrent quant à eux résider plus près du centre-ville, afin d’être plus proches de leur lieu de travail ou des loisirs. A Osaka, le phénomène de dévitalisation s’aggrave dans les banlieues alors que le cœur des villes comme Tokyo et Osaka est de plus en plus peuplé bien qu’il soit plus coûteux d’y vivre (Buhnik, 2016). La périphérie vieillit donc plus vite que le centre. Pour S. Buhnik, la dévitalisation des aires périurbaines est la conséquence d’un néo-libéralisme générant la compétition urbaine sur les acteurs locaux de l’aménagement du territoire japonais.
Par exemple, les infrastructures de transport collectif coûtent trop cher aux collectivités à Osaka, d’où une chute des mobilités selon S. Buhnik.La périphérie de Tokyo s’est beaucoup développée dans le passé pour s’adapter à une croissance démographique exceptionnelle et les aires périurbaines créées ex nihilo ont désormais été désertées. On observe par exemple une dévitalisation des zones commerciale périurbaines, associée à détérioration du niveau d’accès des personnes qui continuent à vivre dans ces quartiers. E. Ducom (Ducom, 2006) parle à ce titre de rétractation des espaces publics, qu’elle définit dans son article comme étant une involution démographique et spatiale caractérisée par la désertification des logements, l’abandon progressif des espaces publics, le développement de friches. Ainsi, dans la couronne Tokyoïte, les infrastructures destinées à l’origine aux jeunes et aux enfants comme les écoles, les parcs, ou les immeubles sans ascenseur sont à l’abandon. Ces infrastructures périurbaines ne sont, en fait, pas adaptées aux personnes âgées.

Table des matières

Introduction 
1 Les dynamiques du vieillissement démographique japonais, du national au territorial 
1.1 Les mécanismes du vieillissement au Japon
1.1.1 Les étapes de la transition démographique japonaise
1.1.2 Les différents types de vieillissements et leurs facteurs aggravants
1.2 Les déclinaisons territoriales du vieillissement japonais 
1.2.1 Un territoire morcelé par les différentiels de vieillissement
1.2.2 Les banlieues japonaises : des territoires en déprise
2 Les enjeux du vieillissement au travers des questionnements des enquêtes japonaises 
2.1 Les enquêtes japonaises sur le vieillissement : quelles spécificités ? 
2.1.1 Les grands thèmes des questionnaires nippons : une comparaison avec les autres enquêtes internationales sur le vieillissement
2.1.2 Méthodologie, échantillon, collecte : une comparaison entre l’enquête JSTAR et l’enquête européenne SHARE
2.2 Les solidarités publiques et privées japonaises à l’épreuve du vieillissement 
2.2.1 La mutation des solidarités privées
2.2.2 Les solidarités publiques japonaises et européennes
Conclusion 
Références bibliographiques 
Annexes

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