Processus de canonisation

 Processus de canonisation

À la lecture de plusieurs textes de William Weber, on peut distinguer trois étapes principales dans le processus de canonisation : la pratique de la musique ancienne, la formation d’un répertoire d’œuvres anciennes, puis la définition de ce répertoire comme canon. William Weber incite à voir le canon musical comme la résultante de plusieurs facteurs. Selon lui, la mutation du répertoire en canon se produit avec l’établissement de l’expression « musique ancienne », qui apparaît à la fin du XVIIe siècle, pour ce qui est de la sphère britannique du moins, et qui désigne alors soit la musique de l’Antiquité, soit celle des XVIe et XVIIe siècles ; elle coïncide également avec la publication des histoires de la musique de Charles Burney (1726-1814) et de John Hawkins (1719-1789), de la fondation en 1726 de l’Académie de musique vocale qui, en 1731 prend le nom évocateur d’Académie de musique ancienne, ainsi que de la création des Concerts de musique ancienne en 1776246. Nulle part la pensée canonique et la construction de répertoires musicaux ne se réunissent comme en Angleterre, même si ces deux aspects se font jour aussi dans d’autres pays européens toutefois seulement après 1800. En France, la pensée canonique émerge vers 1820 lorsque les journalistes s’intéressent à la musique du XVIe siècle et aux œuvres de Beethoven données par la Société des Concerts. En revanche, en Allemagne, elle se développe sur le plan pédagogique avant celui du concert dès la moitié du XVIIIe siècle. Plusieurs facteurs participent à cette naissance dans la sphère germanique, parmi lesquels la tradition lettrée qui concernait la musique sacrée, le pouvoir de la presse allemande, la dimension historique des traités pédagogiques et théoriques, le culte de la musique de Johann Sebastian Bach. Pourtant, pour ce qui concerne le concert, William Weber remarque qu’un répertoire d’œuvres anciennes ne se forme qu’à partir du moment où la musique de J. Haydn, W.A. Mozart et L. van Beethoven trouve sa place dans les concerts à la fin du XVIIIe siècle247. S’imposent ici les rôles partagés des institutions qu’elles soient de concert, d’enseignement – les conservatoires – ou d’édition, mais aussi des pratiques musicales, pédagogiques et d’écriture, ainsi que des mouvements intellectuels et politiques.Laissons de côté les institutions et les pratiques de concert – non qu’elles soient peu significatives, mais elles ne sont pas au centre de cette recherche – pour nous intéresser particulièrement à celles de l’écriture et notamment des publications périodiques. William Weber attire certes l’attention sur les rapprochements abusifs entre le canon musical et le canon littéraire, mais il ne minimise pas pour autant le rôle de l’édition, de la presse et de l’écriture sur la musique. De fait, l’édition joue un rôle primordial dans la formation de la notion d’œuvre et dans la canonisation. Catherine Massip mentionne par exemple la publicité faite au début du XVIIe siècle aux madrigaux et aux œuvres pour la scène de Gesualdo et de Monteverdi au début : « […] ces publications ont pour trait distinctif, par rapport à la musique religieuse, de se présenter le plus souvent sous forme de “monographie” : pour leur “publicité”, les éditeurs – en particulier les éditeurs vénitiens – comptent non pas sur la diversité des auteurs mais au contraire sur la renommée ou la célébrité d’un seul. Celle-ci est confortée par le caractère suivi de ces publications : les auteurs enchaînent les livres de madrigaux qui font aussi l’objet de rééditions. Pour soutenir le train de la renommée, les éditeurs accompagnent volontiers ces publications de nombreuses pièces liminaires, dédicaces, poèmes à la louange du musicien ou du poète, qui constituent encore aujourd’hui un matériau précieux pour délimiter les frontières de ces cercles artistiques et lettrés. »249 La stratégie économique des éditeurs repose sur l’élargissement du cercle de renommée des compositeurs dont ils publient les œuvres et sur la pérennité de cette célébrité, deux aspects qu’ils entretiennent notamment par le contenu et par le rythme de leurs publications. Roger Chartier souligne cette liaison étroite entre « la définition moderne de l’auteur et les ressources (ou les exigences) propres à la publication des textes par la voie de l’imprimerie », entre la « constitution d’un marché des oeuvres, que seule l’imprimerie pouvait rendre possible, et l’affirmation de l’auteur. » ; selon lui, « la nouvelle économie de l’écriture suppose la pleine visibilité de l’auteur, créateur original d’une œuvre dont il peut légitimement attendre un profit. » 250 Cette nouvelle économie participe à la naissance du canon musical, dont on voit le rapport étroit avec le marché de la musique. Exposé au chapitre 2, l’exemple de la maison Breitkopf & Härtel a montré que les maisons d’édition avaient partie liée avec le monde de la critique : à l’extrême fin du XVIIIe siècle, cet éditeur allemand fonde l’une des plus importantes revues de critique musicale du XIXe siècle, l’Allgemeine musikalische Zeitung (1798-1848). Le lecteur connaît la distinction proposée par Joseph Kerman sur la formation des répertoires par les interprètes et des canons par les critiques. Le support périodique est un outil majeur dans le processus de canonisation. Par la diffusion, la classification, la sélection, la périodisation des écrits, la normalisation qu’elle institue, la revue « joue le rôle d’un conservatoire des valeurs » selon l’expression de Claude Labrosse251 , et participe à en élaborer un ordre. De nombreuses revues du XVIIIe siècle, auxquelles s’intéresse Claude Labrosse, revêtent une dimension éducative, dans la formation au goût du public, à la familiarisation avec un répertoire : « […] le périodique décide et propose ce qui est lisible, c’est-à-dire ce qui est à lire et peut se lire, ce que l’on souhaite qui soit lu et jusqu’à la façon de le lire pour un groupe de lecteurs. Son organisation vise à conduire l’esprit des lecteurs, le long d’itinéraires prévus et vers des régions de sens choisies. »252 Toutefois, avant que ce qui est exprimé ici n’ait pu se réaliser, dut avoir lieu une mutation sociale, culturelle et politique majeure, c’est-à-dire une certaine massification de la pratique musicale dans la sphère bourgeoise. Selon William Weber, le goût musical – c’est-à dire tel qu’il s’exprime dans la vie de concert ou plutôt de l’exécution et de la représentation musicale – jusqu’au XIXe siècle n’était pas fondé sur un corpus ancien. L’absence de modèles anciens, la fonction de célébration, de divertissement et rituelle de la musique ainsi que le mécénat inhibent la critique musicale et l’établissement d’une échelle de valeurs musicales. En outre, la classe supérieure revendiquant la musique comme son divertissement privilégié, il aurait alors été impensable de lui dicter ses goûts 253 . En revanche, la pédagogie repose alors, et toujours, sur la transmission d’un répertoire ancien. La transmission du savoir musical relève d’une tradition orale qui se reporte dans les traités théoriques et d’enseignement de la composition : elle s’appuie sur l’étude de la musique d’ancêtres vénérés. Cependant, comme William Weber le rappelle254 , la musique est soumise aux changements de styles dont certains passent de mode, comme, avec eux, des compositeurs. Au-delà d’une « collection de classiques » et d’une « procédure compositionnelle fondée sur l’imitation stricte », le canon de la musique occidentale est dominé par l’idée que la musique constitue un « langage » commun, cohérent et doté d’une certaine permanence255 , idée que les compositeurs de la seconde école de Vienne notamment ont tenté de renverser au début du XXe siècle. Or, plaçant l’élève compositeur dans une tradition musicale, le canon pédagogique légitime une écriture musicale. Sa diffusion à un public plus étendu est empêchée par le fossé important qui séparait au XVIIIe siècle le monde de l’étude de la musique et celui de la pratique musicale..

Instituer les canons par l’écriture

 Ne plus voir le canon – quel qu’il soit – tellement il est devenu « naturel » conduit à produire un discours – toujours inscrit dans un canon – qui le perpétue. Yves Jeanneret écrit que « la science peut être regardée comme une collection de dogmes, plus exactement elle peut être constituée par sa divulgation en une collection de dogmes. »300 Selon Ludwik Fleck, la constitution des « habitudes de pensée » et des « normes » en dogmes est un stade ultérieur à celui de leur « naturalisation » dans le collectif : « À un certain stade du développement [du collectif] les habitudes de pensée et les normes sont ressenties comme évidentes, comme les seules possibles, comme ce sur quoi on ne peut plus réfléchir. Mais, une fois que l’on en a pris conscience, elles peuvent aussi être perçues comme surnaturelles, comme des dogmes, des systèmes d’axiomes ou des conventions utiles. »301 Ludwik Fleck considère que c’est l’« imprégnation de l’entreprise scientifique par le social » qui transforme des mots et des phrases en « slogans » et en « cris de guerre », qui leur fait acquérir un « pouvoir magique »  . Ainsi, la perpétuation des canons musicaux et musicologiques, diffusés et « surnaturalisés » par des rites, dont celui du concert et celui de l’écriture – que ce soit celle du critique musical ou celle du musicologue – repose sur la croyance. En outre, le pouvoir de la science est fondé en partie sur la confiance que l’on accorde au scientifique. Ainsi, selon Gérard Leclerc

« La “crédulité”, ou, si l’on préfère, la confiance en la véracité d’autrui, est une condition nécessaire non seulement de la vie sociale, mais d’une partie importante de la vie intellectuelle. »303 Autorité, confiance, légitimité, et croyance sont interdépendants : si le scientifique obtient la confiance grâce à son statut, il la doit aussi aux caractéristiques du discours scientifique. Par le musellement de la subjectivité, par la neutralité dans l’observation des faits, ainsi que par les excuses qu’il formule, notamment par rapport aux limites de son travail ou au biais qu’introduit le nécessaire recours au jugement personnel, le scientifique offre au lecteur la garantie de l’objectivité. On peut voir dans cette quête de la vérité scientifique quelque chose qui s’apparente au phénomène religieux : héritier de l’alchimiste, le scientifique se fait l’intermédiaire entre l’invisible et le visible, par la révélation. Cette volonté de vérité s’inscrit aussi dans une tradition morale : l’autorité du scientifique repose certes sur son expertise mais aussi sur la probité et sur l’utilité sociale qu’on lui attribue. Cependant, le scientifique n’est pas l’auteur d’une tromperie. La prudence qu’il exprime dans ses articles sert, selon Ludwik Fleck, « à transférer le “saint des saints” de la science, c’est-àdire l’affirmation de l’existence ou de la non-existence d’un phénomène, du chercheur individuel au collectif seul habilité à porter un tel jugement » : « C’est comme si tout chercheur compétent demandait, en plus du contrôle exercé par la conformité au style de son travail, un contrôle et un traitement supplémentaires par le collectif. Comme s’il était conscient que seule la circulation de la pensée à l’intérieur du collectif pouvait faire émerger la certitude des incertitudes imposées par la prudence. »304 Par son autorité et en tant que collectif, la revue de recherche amène le lecteur à croire le discours que le scientifique produit. Cet extrait du livre de Ludwik Fleck renvoie aussi à la circulation des idées dans le collectif, aspect qui sera envisagé ultérieurement. Dans le chapitre 3, j’ai présenté divers procédés par lesquels la revue séduit le lecteur, oriente son regard et, de ce fait, exerce un pouvoir sur lui. L’institution du canon en musicologie dépend de facteurs multiples comme je l’ai déjà indiqué : au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, coïncident le développement d’un nouveau discours sur la musique, l’émergence de nouvelles pratiques d’écriture comme la biographie musicale et de nouvelles pratiques sociales autour de la musique ainsi que le changement de statut du compositeur. La diffusion du canon du concert dépasse les frontières de la sphère musicale : la littérature et surtout le roman sont pour beaucoup dans la construction du mythe romantique du compositeur, notamment de celui de Ludwig van Beethoven. Si le romantisme n’a pas fait naître le canon musical, il lui a permis de se développer et d’amplifier le processus de légitimation de la musique. Ainsi, au début du romantisme, plus précisément au tournant du XIXe siècle, se produit, selon Walter Moser, un « changement de dominante » entre une tendance graphocentrique et une tendance phonocentrique : la supériorité accordée à la vision par « des penseurs empiristes et sensualistes » au siècle des Lumières est mise à mal par un « retour en force » de l’audition à la fin du XVIIIe siècle305 . S’affirmant à la même époque, la revue est un des instruments qui a servi à propager le nouveau discours sur la musique qu’il soit critique ou scientifique. Elle réunit plusieurs conditions qui renforcent le canon. La publication expose ; la périodicité permet à la fois la répétition de l’acte de publication et son installation dans la durée ; collection, c’est-à-dire somme de fragments que sont les numéros et les articles, la revue découpe une « réalité » envisagée selon une certaine perspective et l’encadre306 . Concentrons-nous sur la Revue de Musicologie pour examiner la manière dont la pensée canonique se propage. Le classement par compositeur dans les annexes 3, 4 et 5307 repose sur le nombre d’articles consacrés à un compositeur ou à un aspect de sa musique, plus précisément sur la réitération de son nom dans les titres d’articles. Il existe une fonction multiplicatrice entre les textes et les médiations dont ils sont le support. Ainsi, d’une part, les 21 textes attachés à la catégorie « Mozart, Wolfgang Amadeus (1756-1791) » occupent de l’espace dans la revue, d’autre part ils s’inscrivent dans une tradition, et enfin servent de support pour la production d’autres textes. Soumis à la règle de l’originalité de la recherche, les écrits répètent le nom du sujet ou de l’objet, mais obéissent à un impératif de distinction. Ainsi, le numéro spécial sur Georges Bizet 308 contient onze articles sur ce compositeur ; si la majorité d’entre eux concernent la vie et la personnalité du compositeur, chacun en éclaire un pan différent, mais relativement connu comme son opéra Les Pêcheurs de Perles, ses séjours au Vésinet, ses rapports au folklore provençal. On constate que la part honorifique et de mémoire est importante dans ce numéro, ce que Christian Corre remarque à propos des numéros spéciaux de La Revue Musicale : « Volontiers consacrés à des thèmes généraux ou d’actualité, ceux-ci [les numéros spéciaux de La Revue Musicale] assument plus volontiers encore les fonctions hagiographiques déjà rencontrées. Mémoire des plus grands : Chopin, d’Indy, Bach, Bellini, Schumann, Debussy et Satie, et pour la seconde fois en vingt ans, Stravinsky ; mémoire des disparus récents : la couverture de la revue sert successivement de pierre tombale à Dukas, d’Indy, Albert Roussel, Ravel ; mémoire de toute une époque enfin, à travers un individu et le courant esthétique qui lui est attaché. »

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