Réécriture du passé: Temps et mythe

Réécriture du passé: Temps et mythe

 Critique postmoderne de la modernité

Certains comme Yves Boisvert tiennent à préciser d´abord que la réflexion postmoderne ne cherche pas à combattre la modernité, et encore moins la modernisation. Le postmodernisme se veut, au contraire, tributaire et partie prenante du processus de modernisation et il est plus ou moins l´héritier de la modernité, son aboutissement. Il n´est donc ni antimoderne, ni antimodernisme, il ne fait que constater leurs échecs et réfléchit sur la portée de ces derniers. Jean-François Lyotard est l’un des philosophes qui s’est le plus consacré à l’analyse de cet échec. Pour ce grand penseur : Il ne s´agit là non pas d´un « abandon » du projet moderne, comme le dit Habermas à propos de la postmodernité, mais de sa « liquidation ». Ce qui s´inscrit alors dans la conscience européenne sinon occidentale, avec cet anéantissement, c´est de façon irréparable le soupçon que l´histoire universelle ne conduit pas sûrement « vers le mieux », comme disait Kant, ou plutôt que l´histoire n´a pas nécessairement une finalité universelle  Pour Lyotard, ce sont les événements historiques des deux derniers siècles qui témoignent le mieux de cette liquidation. Cette dernière pourrait s´illustrer en deux points. Nous avons comme premier point l’invalidité des métarécits : D´abord, « chacun des grands récits d´émancipation, à quelque genre qu´il ait accordé l´hégémonie, a pour ainsi dire été invalidé dans son principe au cours des cinquante dernières années. – Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel : « Auschwitz » réfute la doctrine spéculative. Au moins ce crime qui est réel, n´est pas rationnel. Tout ce qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien : « Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 » (j´en passe) réfutent la doctrine matérialiste historique : les travailleurs se dressent contre le parti- – Tout ce qui est démocratique est par le peuple et pour le peuple : « Mai 1968 » 80 Richard Wolin, op. Cit., p. 19. 81Ibd., p. 78. 50 réfute la doctrine du libéralisme parlementaire. Le social quotidien fait échec à l´institution représentative. – Tout ce qui est libre jeu de l´offre et de la demande est propice à l´enrichissement général, et inversement : « les crises de 1911, 1929 » réfutent la doctrine du libéralisme économique, et la crise de 1974-1979 » réfute l´aménagement postkeynésien de cette doctrine. (…) Avec ces noms d´événements, l´enquêteur rapporte autant de signes d´une défaillance de la modernité. Les grands récits sont devenus peu crédibles » 82 Le deuxième point renvoie à la fin de l´histoire unitaire et àl’échec de l´universalité. Les luttes de libération nationale du vingtième siècle portèrent également un coup dur à la crédibilité du projet moderne. Vattimo affirme à ce sujet : Les peuples dit primitifs, colonisés par les Européens au nom du bon droit de la civilisation « supérieure » et plus évoluée, se sont révoltés et ont rendu problématique de facto l´idée d´une histoire unitaire, centralisée. L´idéal européen d´humanité s´est révélé être un idéal parmi d´autres, pas nécessairement pire, mais qui ne peut s´élever sans recourir à la violence, au rang d´essence véritable de l´homme…83 La décolonisation représente un coup dur porté au fétichisme de l´universalisation, car elle a permis l´affirmation des différences culturelles. La décolonisation accélère également l´effritement de l´« Histoire », cette marche progressive vers l´idéal émancipateur, et engendre la création d´une multitude d´interprétations historiques différentes. C´est le début du règne des histoires, histoires devenues simples récits et interprétations. La décolonisation a laissé, en guise de séquelles, un important fossé économique entre l´Occident et le reste du monde. La modernité visait l´universalité : elle a plutôt créé une gigantesque disparité entre le Nord et le Sud. Devant cette situation, plusieurs défenseurs de la modernité affirment que tous ces problèmes auraient pu être surmontés s´il y avait eu justement plus de modernité. Pour eux, la logique moderne de l´émancipation n´a pas été poussée assez loin, et la modernisation a été interrompue prématurément. Lyotard rétorque : Ce n´est pas l´absence de progrès, mais au contraire le développement technoscientifique, artistique, économique et politique qui a rendu possibles les guerres totales, les totalitarismes, l´écart croissant entre la richesse du Nord et la pauvreté du Sud, le chômage et la « nouvelle pauvreté », la déculturation générale avec la crise de l´Ecole, c´est-à-dire de la transmission du savoir, et l´isolement des avant-gardes artistiques

 Importance de l´essor technologique et de la culture mass-médiatique

Pour les postmodernistes, il ne fait aucun doute que l´essor technologique a joué un rôle fondamental dans la mise en place de la dynamique postmoderne. Jacques Zylberberg considère que la modernisation technologique est au cœur de la transformation de nos sociétés : La technique postmoderne, produit de la rationalité moderne, est devenu le pivot de l´être-ensemble, c´est-à-dire le type mécanique de solidarité dont le pivot est constitué par l´organisation. La solidarité technique multiplie les contacts entre l´organisation et les organisés, mais aussi entre les organisés.96 L´essor des médias de masse est, de tous les développements technologiques, celui qui a eu l´impact le plus important sur la culture postmoderne. Cette innovation technologique a eu une telle importance dans le développement de nos sociétés contemporaines que plusieurs postmodernistes affirment que nous sommes actuellement à l´ère culturelle mass-médiatique. Le développement scientifique et technique a pris une telle ampleur au cours du dernier siècle qu´il a débordé et même noyé les grandes promesses d´émancipation moderne qui étaient à sa base. Plutôt que de s´opposer à cet imposant essor technique, la postmodernité est la fille de cette « civilisation technique ». 95Die Welt war bis jetzt nur ein lebloser Kloß und harrte des Worldwideweb-Demiurgen. Erst wenn man ihren Leib mit genügend Gefäßbahnen, Informationenskanälen durchzieht, wird sie die Augen aufschlagen. Nicht die „Gesellschaft“, nicht Menschen drängt es zur Revolution ihrer Beziehungen, sondern der neueste Stand der Technik, irgendein Spitzenprodukt ihrer selbstbezüglichen Entwicklung, verlangt sie von ihnen. Die Gesellschaft paßt sich nur noch an, verliert und gewinnt dabei, verändert ihr zwischenmenschliches, bald auch ihr elementares Verstehen des Menschen … Für F. G. Jünger zeigte die > Perfektion der Technik< noch die Tendenz, einen Endstand zu erreichen.(EC, p.57) 96 Jacques Zylberberg, Masses et postmodernités, Paris:/Québec, PUL/Méridiens Klincksieck, 1986, pp. 35-36 55 En effet, tous les postmodernes reconnaissent que l´ère postmoderne résulte de la mise en place de l´hégémonie technoscientifique (symbiose entre la science et la technique). D’aucuns parlent de l´époque postmoderne comme étant l´ère de la technoculture. Lyotard et Vattimo affirment que si cette hégémonie technoscientifique représente le point culminant du projet moderne, elle marque également son déclin. Selon eux, par la technologie, l´homme réalise son rêve moderne d´être maître de la nature (de se faire Dieu), mais atteint et détruit, par la même occasion, sa propre « nature ».En mettant la technoscience au centre de l´univers, l´homme s´aliène son rôle d´épisujet. Cette aliénation de la nature humaine annihile le fantasme humaniste au profit d´un rationalisme technicien. Vattimo affirme : (…) aujourd´hui, c´est précisément en connexion avec la technique que l´on parle généralement de crise de l´humanisme. La technique apparaît comme la cause d´un processus généralisé de déshumanisation, qui comprend aussi bien l´obscurcissement des idéaux humanistes de culture au profit d´une formation de l´homme centrée sur les sciences et sur les habiletés productives rationnellement dirigées, qu´un processus de rationalisation accentuée qui, sur le plan de l´organisation sociale et politique, laisse entrevoir les traits de cette société de l´organisation totale. 97 La seule norme qui apparaît dorénavant acceptable, si on peut encore parler de norme, est le critère de réussite. De tous les développements technologiques, c´est l´expansion vertigineuse de l´informatique dans nos sociétés qui caractérise le plus la (post)modernité. Nous allons vers l´informatisation généralisée de nos sociétés, ce qui a pour effet de multiplier les banques de données regorgeant d´informations en tout genre et qui, ouvertes au grand public, faciliteront les échanges et les discussions entre les groupes d´individus. L´augmentation des banques de données publiques amènera une nette croissance de la circulation d´information et une diminution de la disparité du bagage d´informations entre les individus et les groupes. Tout se passe comme si le complexe technoscientifique s´articulait de manière quasi autonome. L´autonomie des nouvelles technologies est telle qu´elle influence considérablement des éléments aussi naturels que la naissance et la mort. Cette problématique fait partie d´une des plus grandes interrogations de l´heure que se posent de grands philosophes et éthiciens. Comme 97 G. Vattimo, La fin de la modernité, op. cit., p. 37-38. 56 le dit Gilbert Hottois98, avec le règne quasi hégémonique de la technoscience dans les sociétés occidentales, il n´est plus possible de continuer à penser le monde de manière eschatologique (en fonction d´une fin). C´est dans ce contexte que s´élabore la pensée postmoderniste ; elle tente de faire prendre conscience à l´Occident qu´il n´est plus possible de continuer à penser de la même manière que les Lumières, à une époque où l´être humain a la capacité technique de détruire la planète plusieurs fois, de manipuler génétiquement des embryons humains et, de ce fait, de transformer la nature même de l´humain. La philosophie postmoderne est donc un cri du cœur pour que nous réorientions notre manière de penser en fonction des « réalités » contemporaines et non en fonction des utopies du dixhuitième siècle. Les changements technico-scientifiques ont fini de bouleverser le rapport de l’Homme avec la réalité ; la limite entre le réel et les représentations devient de plus en plus précaire, indistincte. La réalité s’effrite ainsi peu à peu et nous prépare pour une entrée dans le monde des simulacres. Botho Strauss n’est pas insensible à ce phénomène ; dans Les erreurs du Copiste nous pouvons en effet lire : « Tout est culture, élaboration, ennoblissement. Manipulation génétique. Eh bien : ennoblissons-nous ! Cristallisons, technicisons, artificialisons le meilleur de l’homme et préservons-le ainsi de son declin historique!“ (EC, p.58)99 Le processus de dissolution de la réalité au profit du simulacre est largement alimenté par la place de plus en plus importante que prennent les mass médias dans nos sociétés. Les médias de masse, comme la télévision et la radio, produisent de plus en plus les événements, car l´importance et l´intensité de ces derniers dépendent toujours un peu plus de la couverture médiatique. Les médias, purs produits de la modernité et supports de distribution de la culture moderne, ne se sont pas uniquement limités à l´universalisation, ils ont aussi favorablement travaillé pour le pluralisme

Du rapport réalité et simulacre dans la pensée postmoderne

Dans L’autre par lui-même, Jean Baudrillard assimile l´avènement du postmodernisme à « une fin du monde sans tragédie » ; en faisant allusion à une dissolution de la réalité : « Und wenn die Realität sich unter unseren Augen auflöste ? Nicht im Nichts, sondern im Wirklicheren als der Wirklichkeit, demTriumph des Scheins » 112 , une perte de la réalité constituée par le choc entre le sujet et l´objet engendré par la raison instrumentale du modernisme. La réaction que provoque un tel choc est un retour à la nature et un renforcement du mouvement écologiste. Rappelons que le père de famille dans Les erreurs du Copiste se réfugie dans les montagnes d’Uckermark où son quotidien se résume à des promenades et contemplation de la nature. L’auteur berlinois semble se référer aux deux faces complémentaires du postmodernisme que sont le règne du simulacre « des Schein » et le néoromantisme écologiste. Paul Virilio fait ressortir le rôle de premier plan que joue l´invasion de la télévision et de la vidéo dans cette dissolution de la réalité et du développement du paraître en soulignant « die gegenwärtige Telewirklichkeit `in reelerZeit´ die Realität der Gegenwart des wirklichen Raumes der Gegenstände und Orte aus dem Sattel hebt » 113 L´individu postmoderne semble perdre le contact avec la réalité, avec son environnement sous l´influence des nouvelles techniques de communications que sont la télévision et l´ordinateur. L´état de la perception, tel que défini par les théories de la Aufkärung, paraît objectivement dépassé. Cet individu Virilio le compare à une « Mumie in einem von Bildern tapezierten  Sarkophag »  . Prisonnier des images fantômes ou simulacres, ses propres référentiels du réel, l´homme moderne est devenu aveugle face à la réalité et aux vérités du monde. Botho Strauss aborde dans Leserreurs du Copiste la problématique de la sensibilité et de la perception. Pour lui l´homme moderne a perdu de vue le rôle important des sens dans son rapport avec son entourage et l´interprétation qu´il en fait : son rapport avec le sujet, avec l´objet, le temps et l´espace. C´est ce que Baudrillard a essayé de développer un peu plus haut. Ce qui domine dans le monde (post)moderne, ce sont les simulacres et les apparences diffusés par la technologie de l´image, singulièrement la télévision, la vidéo et l´ordinateur. L´individu (post)moderne devient par conséquent un aveugle. Leserreurs du copiste peuvent valoir, à mon avis, de leçon de perception et de sensation. Un des projets postmodernes des Erreurs du copiste serait alors d´apprendre à l´aveugle à ouvrir les yeux et à voir. Et ce rôle est principalement attribué à la littérature et à l´art. L´auteur autrichien Peter Handke, qui est souvent associé à Botho Strauss dans des études sur la littérature postmoderne, qualifie l’homme postmoderne de« [ein] vor Durchschau-zwang blickloser Denkpolizist mit Aufklärungksformel“115 La rationalité scientifique et technique a sapé l´importance de la perception, le sens de la vue. Si le sujet n´est plus en mesure d’appréhender son monde, parce qu’étant aveugle, il entre dans une crise de perception de son identité propre, une crise qui ne lui permet plus de retrouver sa vraie personnalité. Car comme le note si bien Jacques Le Rider : « Denn urspünglich bin ich das, was ich von mir selbst im Spiegel und im Blick der anderen, der auf mich geworfen wird, wahrnehme » 116 L´aveugle est un Moi dont l´identité est fragile. Dans la conception de Strauß, il faut vraiment prendre le temps d´observer son vis-à-vis, que ce soit un objet ou une personne, pour éviter toute anxiété. Dans Rumor, il note par exemple: „Oh, da muß man sich aber ansehen, muß sich geduldig in den Augen liegen, um die Gewißheit zu gewinnen, dass man wahrlich nicht Angst  voreinander zu haben braucht“ L’étude de sa pièce de théâtre Groß und Klein révèle, toujours dans le renforcement de sa posture postmoderne que: Der homo viator der Moderne durchschreitet die mit Videobildern tapezierten Zwischenwände. Er erfährt den Rausch einer All-sicht, er glaubt an die Ubiquität des Blickes, die ihm die unmittelbare Übertragung von allen Bildern des Planeten verschafft, Nichts entgeht ihm. Aber er sieht nichts. Die moderne Welt ist groß und klein zugleich. Vermessen und eingeengt. Vervielfacht und verdünnt. Ohne Zweifel, weil nichts mehr zu sehen gibt.

Fin de l’approche dogmatique de l’esthétique moderne

La plupart des auteurs postmodernes soulignent qu´il y a un lien intrinsèque entre la postmodernité, le déclin de l´art et la déchéance de l´avant-garde. Pour Lyotard, la postmodernité a provoqué la suspension de « l´expérimentation artistique », car cette expérimentation, réservée à l´avant-garde, suscite désormais plutôt le rire que l´adulation. Il affirme : « C´en est fini du grand mouvement des avant-gardes. (…) il est pour ainsi dire convenu de sourire ou de rire des avant-gardes, qu´on considère comme les expressions d´une modernité périmée » 119 . La fin du mythe (moderne) de la spécificité et de la pureté de l´Art est dès lors annoncée, cette spécificité et cette pureté assurées par l’avant-garde qui avait tous les pouvoirs pour définir les critères d´esthétisme dans l´art moderne. Son approche était exclusive et dogmatique et elle faisait tout au nom de l´idéal moderne de l´émancipation à venir. Pour les postmodernes, le déclin de l´avant-garde autorise une certaine liberté dans le domaine de l’esthétique ; c´est la fin des tabous et du « puritanisme culturel ». Lyotard dit à ce sujet : Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d´un philosophe : les textes qu´il écrit, l´œuvre qu´il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d´un jugement déterminant, par l´application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l´œuvre ou le texte recherche.

Table des matières

Introduction
1. Présentation du contexte : Le cadre postmoderne des deux œuvres
1.1. De l’origine du postmodernisme
1.2. Modernisme versus postmodernisme
1.3. Critique postmoderne de la modernité
1.4. Postmoderne sociologique
2. Du style postmoderne: Déconstruction et intertextualité
2.1. Intertextualité
2.2. La déconstruction : esthétique et critique littéraire
2.3. Structuralisme versus poststructuralisme
3. Mythes et traditions dans l’œuvres postmodernes de Botho Strauss
3.1. Des concepts de mythe et de tradition
3.2. Mythe et littérature
3.3. A Propos Mythos et Logos
3.4. Dire une chose pour en exprimer une autre : L’allégorie
2.2. Botho Strauss et la théorie du mythe
4. Temps, mythe et réécriture de l’histoire dans Le jeune homme et Les erreurs du copiste
4.1. Le jeune homme : un roman du temps
4.2. L’écriture de l’histoire: mythe, allégorie dans l’œuvre de Botho Strauss
4.3. Récyclage (post)moderne
4.4. Strauss: un néo-romantique de l’ère électronique
4.5. Les erreurs du copiste : La “mort de l’auteur” revisitée
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
Oeuvres de Botho Strauss
Critiques sur Botho Strauss
Bibliographie générale
Lexiques
Index des personnes et auteurs cités
Index de matieres

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